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Le ministre Abdoulaye Diop répond aux questions de la presse dans les couloirs du Parlement européen (Crédit : EP)
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« Ne pas investir dans le G5 Sahel aura des conséquences dramatiques… pour tous » (Abdoulaye Diop)

Le ministre Abdoulaye Diop répond aux questions de la presse dans les couloirs du Parlement européen (Crédit : PE)

(B2) Le G5 Sahel représente une « digue protectrice » pour l'Europe. « Si on ne nous aide pas, si cette digue cède, la menace déferlera sur l'Europe toute entière » avertit Abdoulaye Diop, le ministre malien des Affaires étrangères, dans un entretien accordé à B2, en prélude du sommet Europe-Afrique.

Le ton du ministre malien est grave : il manque encore les trois quarts du budget nécessaire pour que le G5 Sahel soit complètement opérationnel d'ici le premier semestre 2018. Et la fenêtre d'action se referme...

Vous n'avez qu'un quart du budget pour le G5 Sahel ? 

— Oui. Sur un budget total de 423 millions d'euros, à ce jour, nous avons pu mobiliser environ 160 millions d'euros. Il y a donc encore un écart significatif. Mais nous sommes confiants qu'avec la mobilisation de nos partenaires et avec un bon plaidoyer de notre part, ce gap sera réglé. 

Vous parlez de faire un plaidoyer. La communauté internationale n'a-t-elle pas encore compris l'importance du G5 Sahel ?

— Absolument. Les gens ne comprennent pas toujours notre stratégie ni la valeur géostratégique du Sahel. Il faut expliquer, encore et encore, l'utilité de la force G5 Sahel mais aussi combien l'amélioration de la situation du Sahel aura un impact positif sur la situation en Europe et dans nos régions voisines. Aux États-Unis et aux autres, nous leur demandons : pourquoi combattez-vous les terroristes en Syrie, en Irak, en Libye ...  mais pas au Sahel ? Cela a une conséquence : les groupes terroristes se dirigent vers l'Afrique et principalement vers le Sahel, car la région est la plus faible. Il faut avoir un engagement à lutter contre le terrorisme, partout, et sortir de ce mode de pensée asymétrique pour mener une action durable et coordonnée. Notre région est stratégique, pour plusieurs raisons. Si nous ne lui donnons pas plus d'attention et de ressources, même les investissements réalisés jusqu'à aujourd'hui deviendront inutiles. Il faut regarder le prix de l'inaction pour nous tous. Chacun de nos pays, la région mais aussi l'Europe devront payer, au final, un prix dramatiquement plus élevé. Il ne sera pas que financier.

C'est l'objectif du sommet prévu à Bruxelles le 14 décembre ?

— Pour nous, ce sommet a deux objectifs. Un objectif purement financier. Sur ce point, je suis assez optimiste. Je ne veux citer aucun pays mais il suffit de regarder vers l'Asie. Certaines opérations qui ne durent parfois que quelques jours coûtent le même montant, ou plus. Je ne pense pas qu'avec 423 millions l'on parle d'un budget hors de portée. Notre second objectif est de nous assurer que le financement obtenu soit durable et multilatéral. Nous estimons que le financement devrait être réalisé dans le cadre de l'ONU. Nous savons que les États-Unis et certains pays préfèrent agir au niveau bilatéral. Mais notre objectif est d'avoir un modèle de financement prévisible et durable. Sans cela, nous ne serons pas en mesure de mener cette lutte. Nous sommes engagés dans le terrorisme et nous avons besoin de partenaires qui nous prennent au sérieux.

A quoi sera destiné ce financement ? 

Les 423 millions d'euros dont nous avons besoin maintenant correspondent principalement au coût de création de la force. Il faut créer des infrastructures militaires, dont le quartier général de la force, mettre en place tout un système de communication et de technologies, établir un système d'évacuation médicale, des installations, des équipements. Cet argent doit aussi servir à payer le personnel en mission. Mais c'est un investissement initial. Nous estimons que le fonctionnement normal par la suite aura un coût d'environ 100 à 120 millions d'euros par an.

L'Union européenne insiste pour que ses intérêts soient pris en compte. N'avez-vous pas peur qu'en acceptant l'argent de trop nombreux donateurs, trop de conditions s'ajoutent ?

— Dans mon pays, il y a un proverbe : "La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit". Dans cette coopération, il y a toujours l'option de dire 'Non' si vous pensez que les conditions sont inacceptables. Je pourrais comprendre que certains pays, comme le Japon ou les États-Unis, peuvent avoir des conditions. Du côté européen, une condition habituelle est le respect des droits de l'homme. Nous le faisons, non par obligation, mais parce que, pour nous aussi, c'est important pour la lutte contre le terrorisme et pour ne pas retourner la population contre nous. Le terrorisme reste une guerre asymétrique. Peu importe la puissance de nos armes, seul le soutien de la population peut permettre une victoire au final.

Vous ne craignez pas de perdre la main sur la force, sur l'architecture du G5 et sur les missions qu'elle mènera ?

— Vous savez, même si l'on fait tout correctement au Mali, ce n'est pas suffisant. La nature même du terrorisme est transnationale. C'est pour cela que nous avons créé une réponse transnationale. Le G5 Sahel va permettre de lutter contre le terrorisme, mais aussi contre le trafic d'êtres humains. C'est notre idée et notre décision. Ce qu'il faut maintenant est que tout soutien extérieur se fasse dans le cadre des priorités du G5, de notre propre plan. Bien entendu, nous sommes prêts à discuter sur toutes les inquiétudes que nos partenaires peuvent avoir car ils ont leur mot à dire. Mais cela ne devrait pas se faire selon la vieille école, où ils peuvent imposer les règles simplement parce qu'ils donnent de l'argent. C'est notre agenda qui doit définir le G5 Sahel, pas celui de qui que ce soit d'autre. Logiquement, nous voulons et devons nous coordonner avec nos alliés, que ce soient les forces françaises de Barkhane ou de l'ONU. Il y a une complémentarité claire. C'est ainsi que nous voyons le partenariat, comme une coordination. Nous ne devrions pas voir de diktat.

Dans votre pays, le Mali, la formation des forces armées est assurée par l'Union européenne ? Est-ce suffisant ? Qu'attendez-vous de plus ? 

Les formations avec les missions EUTM et EUCAP sont importantes et je remercie l'Union européenne pour cela. Mais il faut plus loin. Depuis des années nous plaidons pour un véritable plan de formation et d'équipements. Nous avons une coopération avec l'Égypte par exemple avec un package formation et équipements. Lorsque nos forces spéciales [formées en Egypte] reviennent au Mali après la formation, elles peuvent être opérationnelles dans la minute qui suit parce qu'elles ont l'équipement dont elles ont besoin pour mettre en pratique tous les entraînements. Cela n'est pas vrai malheureusement pour les bataillons formés par l'UE. C'est une contradiction significative. Je comprends qu'il puisse y avoir des problèmes pour les équipements létaux mais nous avons une panoplie de besoins en termes d'équipements non létaux. Il est important, dans le cadre de ce partenariat nouveau, que l'Europe envisage de nous donner un package incluant de l'équipement.

Pourtant l'Union européenne y travaille. Le cadre juridique de l'Instrument pour la paix et la stabilité (CBSD) doit être amendé prochainement... Des premiers projets sont en préparation ?

J'ai lu la déclaration de Madame Mogherini au sujet mais je n'ai pas été informé sur le processus, ni sur des projets spécifiques. Ce travail se fait probablement à d'autres niveaux...

(Propos recueillis par Leonor Hubaut)

Entretien réalisé avec plusieurs autres journalistes, mercredi 22 novembre, lors de la présence du ministre pour la conférence de haut niveau organisée au Parlement européen.


Après la Libye, aller au-delà de la dénonciation, repenser le partenariat migratoire 

Le ministre a également pris position sur la Libye durant la conférence. « Nous devons dénoncer l'esclavage en Libye. Cela suscite l'émotion mais il faut aller au-delà, pour agir. Le président du Mali a demandé une enquête de l'Union africaine, l'Union européenne et l'ONU. Cela nous amène à nous poser des questions sur l'accord migratoire entre l'UE et la Libye. Le Haut commissaire des droits de l'homme de l'ONU a indiqué que certaines dispositions de cet accord ont un caractère inhumain. Il faut revoir cet accord. Cette situation met en cause les principes et valeurs sur lesquelles notre partenariat avec l'Union européenne est fondé, les principes sur lesquelles l'UE elle-même est fondée. Cela nous pousse à nous interroger sur notre politique migratoire de manière générale et notre partenariat avec l'UE ... Cela pointe aussi certaines interventions extérieures. Nous sommes en train de gérer les effets d’une intervention sans vision stratégique et sans voir comment gérer les conséquences. Ce qui se passe aujourd’hui en est le résultat direct. »


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