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Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

Timan Erdimi, président de l'UFR, sur une photographie non datée diffusée par son organisation. Il est lui-même le neveu et l'ancien directeur de cabinet du président Idriss Déby Itno. (©DR/UFR)
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Intervention française au Tchad : pour consolider Déby… ou stabiliser le sud libyen ?

(B2) La semaine dernière, un groupe de rebelles tchadiens en provenance de Libye tentait de pénétrer en force dans son pays. A la demande du gouvernement tchadien, l’aviation française disperse les combattants. Si N’Djaména se félicite, l’interventionnisme de Paris suscite des questions. Est-ce un soutien sans failles à Idriss Déby Itno ? Ou un 'assainissement' de la zone 'grise' du sud libyen, en liaison avec l'offensive simultanée du maréchal Haftar de ce côté de la frontière?

Timan Erdimi, président de l'UFR depuis 2009, sur une photographie non datée diffusée par son organisation. Réfugié au Qatar, il est lui-même le neveu et l'ancien directeur de cabinet du président Idriss Déby Itno. (©DR/UFR)

Le 3 février, une colonne d’une cinquantaine de pick-ups armés pénètre le Tchad depuis la Libye. Elle appartient à l’Union des forces de la résistance (UFR), un mouvement rebelle qui conteste le pouvoir du président Idriss Déby. Dans ses rangs, de nombreux miliciens issus d'organisations diverses, entrés en insurrection depuis parfois plus de dix ans, dont des membres de la famille du chef de l’Etat. Ils affirment vouloir libérer leur pays de la main de fer de son dirigeant, souvent décrit comme un « dictateur » et un « prédateur », au pouvoir depuis maintenant 28 ans.

La France dégaine l’artillerie lourde

Quatre jours de bombardements

Lorsque les avions français frappent le 3 février, la colonne de l’UFR a pénétré le Tchad par le Nord-Est, en provenance de Libye, d’environ 450 kilomètres selon l’état-major des armées (EMA) français. La France serait, d’après ses autorités politiques et militaires, intervenue sur demande du gouvernement tchadien. Jusque sept avions de chasse Mirage 2000 appartenant à l’opération Barkhane, déployés depuis N’Djaména et Niamey, appuyés par trois ravitailleurs et un drone Reaper, ont mené des ripostes contre les rebelles entre le 3 et le 6 février. Après avoir tenté de les disperser en pratiquant des « show of force », des manœuvres dissuasives en rase-motte, les aviateurs ont largué en tout une vingtaine de bombes qui aurait neutralisé, toujours selon l’EMA, une vingtaine de véhicules. Le nombre de morts et de blessés reste inconnu.

NB : Il y a 11 ans presque jour pour jour, le 28 janvier 2008, une autre colonne de rebelles composée d’environ 300 véhicules, était parvenue à pénétrer jusque dans la capitale tchadienne. L’armée régulière, totalement dépassée, avait été sauvée in extremis par les Français, intervenus au dernier moment. Les groupes présents dans cette tentative avortée de coup d’Etat ont par la suite rejoint l’UFR, alliance encore élargie.

Déroute de l’UFR

Les rebelles ont perdu entre 20 véhicules, selon l’état-major des armées français, et 40 selon le tchadien. Ce dernier a annoncé la capture de 250 rebelles, accusés de terrorisme. La plupart se sont simplement rendus, après que l’aviation française ait totalement désorganisé leurs rangs. L’UFR dénonce des chiffres fantaisistes et ne cesse de minimiser ses pertes. Selon N’Djaména, plusieurs responsables du mouvement auraient aussi été interpellés. A Paris, ses porte-parole réfugiés se relaient dans les médias en promettant de poursuivre le combat. Diverses sources ont évoqué quelques accrochages dans les jours suivants la série de bombardements, mais ils semblent désormais majoritairement terminés.

Le Tchad, indispensable pour la stratégie militaire française dans la région

Si la France est intervenue aussi promptement, c’est parce que le Tchad est un carrefour clef. Un élu de la majorité remarque, sous couvert d’anonymat, qu’il est crucial pour Paris d’éviter le chaos : « A court terme, nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir un État failli dans la région. » Pour lui, la stabilité du Tchad est cruciale pour les opérations françaises, aussi bien dans le Sahel que face à Boko Haram. Le Tchad a été un allié clef face aux islamistes ces dernières années. Le Tchad reste également, depuis les indépendances africaines, le pays où la France a mené le plus grand nombre d’interventions militaires (1).

Un soutien à Déby… et à Haftar

Des manœuvres de l'armée nationale libyenne

La raison exacte de la mise en mouvement de l’UFR reste mystérieuse. De nombreux observateurs font cependant le lien avec les manœuvres du maréchal Khalifa Haftar dans le sud de la Libye, où les rebelles tchadiens avaient installé leur base arrière depuis 2011. Le commandant en chef de l'Armée nationale libyenne (ANL, non reconnue par Tripoli) « a lancé, depuis mi-janvier, une offensive contre les milices tchadiennes qui y font la loi — explique à B2 Arnaud Delalande, spécialiste des enjeux sécuritaires libyens. Cette offensive a pu en pousser certains à se replier vers le Tchad. »

Un contrôle des puits de pétrole libyen

Pour le général Haftar, incontournable à l’Est du pays, et soutenu par l'Égypte et indirectement par la France (2), il pourrait s’agir de consolider un étau tout autour de Tripoli en prenant le contrôle du Sud afin d’assiéger le gouvernement d’union nationale, qu'il conteste, mais aussi de s'assurer du contrôle des ressources pétrolières, primordial dans le pays. « L'ANL tente de verrouiller vers les entrées vers le plus grand champ pétrolier El Sharara — détaille un bon connaisseur de la région. Dès que des éléments tchadiens sont poussés par l'armée de Haftar vers le sud (Niger et Tchad), ils sont traqués par les Français. »

Le poids des milices tchadiennes dans le Sud libyen

En Libye, de nombreuses milices soudanaises et tchadiennes participent aux différents rapports de force, changeant parfois de camp. Arnaud Delalande évalue le nombre de miliciens de ce type à 12.000 dans les rangs du maréchal Haftar. Certains de ces groupes, notamment chez les Tchadiens, ont participé à des attaques contre des terminaux pétroliers, contre des bases militaires ou encore à des rapts crapuleux de Libyens. Alignant parfois plus d’un millier d’hommes, ces troupes sont incontrôlables et suscitent une animosité croissante au sein de la population. Les neutraliser, c'est aussi s'assurer le soutien du peuple.

Une Libye tout aussi stratégique que le Tchad

Pour Paris, la Libye est un terrain tout aussi important que le Tchad dans la lutte contre les mouvements islamistes qui circulent en Afrique du Nord. « Il y a déjà eu des reconnaissances par le passé, remarque Arnaud Delalande. Une dizaine d’avions survole en permanence la côte libyenne, européens comme américains. Le Sud se trouve plus loin, mais on y repère parfois des Français, mais plus régulièrement des Global Hawk américains » intervenant le cas échéant (Lire : Raid américain dans le sud libyen).

(Romain Mielcarek)

  1. Citons notamment l'opération Limousin (1969), l'opération Tacaud (mars 1978 - mai 1980), l'opération Bernacle d’évacuation de ressortissants (juillet 1983), l'opération Manta (août 1983 - novembre 1984), l'opération - dispositif Epervier (février 1986 - juillet 2014), les opérations Croix du Sud I et II (octobre 1994 à décembre 1995), l’opération Dorca (juillet - septembre 2004), l'opération Chari-Baguirmi (1er - 8 février 2008), sans compter l'intervention européenne de EUFOR Tchad (2008-2009).
  2. Lire notamment : Des enregistrements divulgués dévoilent le soutien occidental au général Haftar (middle east eye)

Une intervention qui suscite la polémique

En France, le gouvernement doit simplement notifier les interventions au Parlement. Le courrier envoyé par le Premier ministre au président de l'Assemblée nationale, laconique, a agacé l'opposition.

En France, un débat juridique…

Le gouvernement français a justifié cette intervention au Tchad en expliquant avoir simplement répondu à une requête du gouvernement tchadien. Une explication qui ne satisfait pas les ONG et l’opposition où l’on continue de s’interroger sur le cadre juridique de ces attaques. « Nous interpellons sur le manque de transparence, s’inquiète Clément Boursin, responsable des programmes Afrique chez ACAT France. Sur la base de quel accord la France intervient-elle ? »

… Et politique

Les parlementaires français n’ont pas pu en savoir beaucoup plus sur la situation au Tchad. Florence Parly a été interrogée sur le sujet lors d’une audition à huis-clos prévue de longue date par la commission Défense de l’Assemblée nationale, le 6 février. Un collaborateur parlementaire de l’opposition résume ainsi son message : « Circulez, il n’y a rien à voir. » Selon lui, la ministre des Armées n’a répondu à aucune des interrogations de parlementaires qui ont parfois affiché leur frustration. De son côté, la commission dédiée au Sénat a réclamé de pouvoir questionner la ministre. Pour l’instant, sans nouvelles.

Au Tchad, l’opposition remontée contre la France

Le Tchad reste marqué par le manque de liberté pour l’opposition. Plusieurs groupes ont rapidement dénoncé l’interventionnisme de la France, accusée de s’immiscer dans des affaires internes tchadiennes. Les rebelles, qui avaient menacé les Français suite à leur déroute en 2008, n'ont pas employé le même discours, conscients de leur impuissance. Ils se contentent de dénoncer l'ingérence.


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