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[Entretien] Idlib, situation extrêmement difficile. Syrie, les enfants de combattants étrangers à rapatrier d’urgence (Peter Maurer, CICR)

(B2 - exclusif) Le président du Comité international de la Croix-Rouge, Peter Maurer, sonne l'alarme. Venu la semaine dernière échanger avec les ambassadeurs du COPS, le comité politique et de sécurité de l'UE, comme ceux de l'OTAN, il a naturellement porté son discours sur la situation 'intenable' à Idlib...

Peter Maurer en Syrie (crédit : CICR - Mars 2019)

Mais il a tenu, aussi et surtout, à alerter les Européens sur la question du rapatriement des familles des combattants étrangers détenus en Syrie. Le statu quo n'est pas supportable. Chacun doit faire un effort, au moins pour les enfants. Sinon c'est une bombe à retardement qui s'enclenche pour l'avenir. Autre champ d'inquiétude : la Libye. Si le processus politique en cours, enclenché à Berlin, échoue, ce pourrait être « la nouvelle crise humanitaire en 2020 ». Deux points positifs dans ce tableau plutôt sombre : le Yémen et l'Ukraine.

On parle d'Idlib en Syrie comme la pire crise humanitaire du moment, pourquoi ?

— C'est une situation sérieuse. Il y a des activités militaires importantes, des populations déplacées en nombre, souvent pour la troisième, quatrième, voire cinquième fois. Elles sont particulièrement vulnérables, ont peu de ressources, surtout dans le froid de l'hiver. Les possibilités d'accès et d'approvisionnement sont très réduites. Même si, à partir de la Syrie, beaucoup de biens peuvent traverser, cela reste une situation extrêmement difficile.

Extrêmement difficile, c'est-à -dire ?

— Oui, et j'ajouterai extrêmement compliquée politiquement comme au niveau sécuritaire. À l'instar des lignes de front, les situations sécuritaires ne sont pas très transparentes ni très claires. Il existe un risque substantiel permanent au milieu des combats pour les acteurs humanitaires. Pour permettre à ceux-ci d'agir d’une manière plus fluide, un consensus entre belligérants est nécessaire. Or celui-ci n'existe pas. Ou alors il est très sérieusement défectueux. Cela nous préoccupe. Mais nous n’allons certainement pas rester les mains croisées. Nous voulons travailler avec les Croissants rouges turc et syrien, qui sont sur la ligne de front.

Dans cette situation compliquée, que peuvent vraiment faire les Européens ?

— Je comprends que les Européens pensent qu’ils n’ont pas assez d’influence. Mais ils ont quand même une influence. Cela j'en suis sûr. Il faut utiliser cette capacité. Ils peuvent certainement utiliser leur influence politique auprès des différentes parties pour faciliter ce dialogue. Ce ne sont pas seulement les Européens qui peuvent agir d'ailleurs. Tous ceux qui ont une influence sur un acteur sur le terrain sont sollicités pour l'utiliser et créer cet espace humanitaire.

On peut penser aux Turcs et aux Russes en particulier ?

— La question n'est pas que les Russes, les Syriens, et les Turcs et d’autres acteurs ne veulent pas ou disent non à un dialogue avec nous. Nous avons ce dialogue. Mais je ne veux pas sous-estimer les difficultés de réconcilier logique militaire et logique humanitaire.

C'est aussi la situation des familles de combattants étrangers détenus dans des camps en Syrie qui vous préoccupe ?

— La situation est difficile sur place, et le rapatriement aussi. Mais ce sont des situations que nous pouvons gérer, en faisant un peu d'effort. Il y a des États qui ont fait cet effort, en rapatriant les enfants et femmes. Certains ont repris des combattants et les poursuivent en justice dans leur pays. Ce qui nous préoccupe en premier lieu aujourd'hui, c'est la non-existence d'un processus de droit. 65.000 personnes sont retenues, détenues dans les camps du Nord-Est de la Syrie sans que ces femmes et enfants aient la moindre ouverture sur la façon dont ils seront jugés et pourront regagner leur pays. C'est problématique...

Vous dites que ce statu quo ne peut pas durer ?

— Ce statu quo n'est pas tenable. Comme président d'un organe conventionnel, gardien des conventions de Genève, voir des gens retenus sans procès ni procédure, dans des conditions difficiles, et même au dessous des standards normaux, n'est pas acceptable. Il faut trouver des solutions.

Quel statut ont-ils : prisonniers de guerre, civils ?

— Ils n'ont pas de statut. C'est bien ça leur problème.

Les États doivent-ils reprendre leurs nationaux ?

— C'est une option que nous avons privilégiée pour les mineurs. Il n'y a jamais une seule option. Cela dépend de différents paramètres. En tant que CICR, nous ne nous faisons pas l'avocat d'une seule option. Mais nous sommes convaincus d'une chose : il faut reprendre les enfants. Car c'est inacceptable qu'ils soient détenus. Pour d'autres, il y a peut-être d'autres solutions. On a parlé de tribunaux ou d'organes spéciaux, et de justice irakienne avec participation étrangère, de rapatriement sous certains formules juridiques que les États pourraient définir.

Mais cela implique de séparer les femmes et les enfants ?

— Cela pose en effet un problème. Car la plupart des États ont signé la convention des droits de l'Enfant. Et on ne peut pas séparer les enfants de leurs mères. Maintenant... à toute règle, il y a des exceptions. Dans certaines situations extrêmes, et selon des critères définis, la Convention peut être interprétée. Il n'y a pas une voie spécifique, il faut établir des processus. Ce qui est sûr, c'est qu'il est intenable de laisser pourrir une situation inacceptable sur ce dossier. Quinze pays de l'Union européenne sont concernés. Mais ils ne sont pas les seuls dans cette situation. [En tout, dans le monde], 70 pays sont concernés. Il faut un effort de tous.

L'Union européenne doit s'en saisir ?

— Les États membres disent que c'est dans leur domaine, et non de la compétence de l'Union. Je respecte cette interprétation. Mais si ce problème n'est pas réglé, il risque de devenir un problème de la communauté internationale dans son ensemble. Imaginez que ceux qui sont aujourd'hui des enfants mineurs soient relâchés après avoir passé plus de la moitié de leur jeunesse, dans un camp. Je ne sais pas ce qui se passera. On hypothèque fortement l'avenir. Il y a donc des arguments forts pour une action communautaire. Maintenant, ce sont aux États de décider.

Autre champ de crise : la situation en Libye. Là aussi, la situation est critique ?

— Nous avons des soucis à différents étages. Nous savons depuis longtemps, depuis le changement de régime, qu'il y a des sensibilités politiques différentes, entre le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest. C’est un monde fragmenté à l’intérieur, avec une gouvernance partagée et fragmentée. Ce qui a permis à beaucoup d'acteurs internationaux de mettre leur pied dans le pays, et d’avoir — soyons très francs — [par] leurs apports et soutiens respectifs, compliqué encore davantage le paysage politique. La guerre a fait tomber les exportations de pétrole et l’économie est en crise. Et ce pays qui était assez riche ou de revenu moyen, avec une classe moyenne, et des perspectives de vie assez attrayantes sur le continent africain, est aujourd’hui confronté à une crise humanitaire. Quand vous ajoutez tout cela — la guerre, la crise économique, une fragmentation interne, une fragmentation externe et de grands flux migratoires —, la combinaison est explosive. Nous étions très encouragés de voir se réunir toutes les parties intéressées à Berlin. Nous restons quand même avec l'espoir que ce processus politique mène à une certaine accalmie, à un cessez-le-feu. Sinon, je crains que la Libye soit la nouvelle grave crise humanitaire devant nous pour 2020.

Maintenant tout n'est pas noir dans le monde ?

— Oui. Il y a, heureusement, aussi beaucoup d'évolutions positives. En Ukraine, sur la ligne de contact, le rétablissement du pont de Stanytsia ​​Luhanska a été un pas important pour faciliter la vie de la population et l'aide humanitaire. Et il y a eu des échanges de prisonniers, avec le soutien de l'Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) et la facilitation du CICR. Au Yémen, nous voyons un rapprochement des parties et la libération de prisonniers. Même si nous n'avons pas de réalisations progressives, nous sommes sur le bon chemin.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

* Ancien diplomate de la confédération suisse en poste à New-York (aux Nations unies), puis secrétaire d'État au département fédéral (ministère) des Affaires étrangères (de 2010 à 2012), Peter Maurer est président du Comité international de la Croix-Rouge depuis juillet 2012. Il a été réélu à ce poste le 28 novembre 2019, pour un troisième mandat de quatre ans, jusqu'en juin 2024.

Entretien réalisé en français le 27 février dans les locaux du CICR à Bruxelles

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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