B2 Pro Le quotidien de l'Europe géopolitique

Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

'OuvertDiplomatie UE

Il faut être prêt à agir. L’Europe ne peut plus compter sur son seul soft power (Josep Borrell)

(B2) Pour le Haut représentant de l'UE, Josep Borrell, il faut changer de paradigme. Le monde nouveau, auquel l'Europe fait face, impose de trouver de nouveaux moyens et voies d'action. Entretien.

Josep Borrell à gauche lors de l'informelle défense de Lisbonne (Photo : Présidence portugaise de l'UE - Archives B2)

Ce texte sur la table, c'est un document de stratégie de plus, du 'blabla', de l'eau tiède ?

— Non. Il ne fait pas une centaine de pages. C'est un papier court, et avant tout un guide pour agir. Au fil des mois, nous avons écrit un projet. Mais ce n'est pas un compromis. Nous n'avons pas négocié chaque bout de paragraphe, avec chacun. Bien entendu, nous avons tenu compte de ce qui a été dit. Cela aurait été stupide de ma part de présenter quelque chose qui ne recueille pas l'avis de tous. Personne ne pourra dire qu'il n'a pas été consulté. Mais ce n'est pas de l'eau tiède. C'est la vision que je retiens, après avoir discuté avec mes collègues. Le préambule (foreword) m'est plus personnel, oui... (lire : L’Europe est en danger !)

... Mais c'est imprécis.

— C'est un document politique. Ce n'est pas moi qui suis aux commandes. Mon rôle est de déclencher l'alerte, de faire sonner la cloche. Pour dire certaines choses clairement et faire certaines propositions. Maintenant, c'est aux États membres de dire quel est le niveau d'ambition qu'ils recherchent, de fixer les détails.

Vous paraissez pessimiste sur le monde d'aujourd'hui ?

— Il faut regarder le monde en face. L'Europe est en danger. Notre espace économique est de plus en plus disputé, notre espace stratégique de plus en plus contesté, notre espace politique de plus en plus dégradé. Nous assistons à un réarmement général. Il faut se préparer à vivre dans un monde difficile, plus hostile. [...] Et les menaces d'aujourd'hui sont différentes du passé, il ne s'agit plus d'être bombardé ou envahi par des chars. Il suffit de regarder ce qui se passe à la frontière avec la Biélorussie pour comprendre que nous sommes confrontés à de nouveaux types de menaces.

Cela a quelles conséquences pour l'Europe ?

— Se prétendre soft power alors que tout le monde se réarme n'est plus suffisant. L'Union européenne ne peut pas simplement arriver en disant les droits de l'Homme et le commerce. Cela ne suffit plus. On n'est plus au temps du beautiful world dessiné en 2003 par Javier Solana dans sa stratégie de sécurité. [...] Il faut arriver à mettre en commun (pooling) nos capacités et agir ensemble. Je ne me fais pas d'illusion sur la difficulté [de l'exercice]. Mais si les Européens veulent rester ce qu'ils sont, ils doivent faire plus pour réagir, avoir du hard power.

C'est le nerf de votre proposition, avec la force de réaction rapide de 5000 hommes ?

— Plutôt que de force, je préfère parler d'une capacité de déploiement rapide. L'important n'est pas vraiment le nombre, mais la capacité de déployer, et rapidement. Une capacité qui soit vraiment taillée sur la mission, avec des modules combinables selon la mission. (Lire aussi : Une nouvelle capacité de réaction rapide. Composition, décision, financement…)

Mais nous avons déjà une force, les groupements tactiques ou battlegroups ?

— Écoutez, les battlegroups n'ont jamais été déployés. Et qui peut me dire si il y avait une décision de [les] déployer, s'ils seraient réellement entraînés pour la crise concernée. Il faut des forces adaptées à l'action prévisible, pas davantage de troupes en attente dans une caserne. Nous avons besoin de modularité. C'est l'action modulaire qui est la clé. Cette capacité doit être organisée de façon à pouvoir intervenir. C'est la nature de la menace qui détermine la réponse, et pas le contraire. Ce n'est pas la force qui doit définir la mission, mais la mission qui définit la force.

Dans le passé, ce qui a souvent bloqué, c'était l'argent. Comment cette capacité sera financée ?

— Si c'est une opération européenne, on doit pouvoir la financer sur les fonds européens. Pourquoi pas avec la facilité européenne pour la paix. Ce serait normal. On doit au moins pouvoir financer en commun l'entrainement et les exercices de cette capacité.

Mais pour décider il faut toujours l'unanimité. Cela bloque ?

— Notre modèle est sûrement trop rigide. Mais il ne faut pas oublier que pour rompre l'unanimité [passer à la majorité qualifiée], il faut... l'unanimité. Et elle n'est pas là aujourd'hui. Je ne vais pas donc commencer par ce sujet. Je travaille avec les institutions que j'ai ! On peut déjà utiliser toutes les possibilités existantes, flexibiliser au maximum ce qui existe. On peut avoir des opérations menées par certains États membres. Ce que prévoit déjà le traité à son article 44. La décision de confier une action à un groupe de pays se prend à l'unanimité. Mais ensuite on n'est pas obligé de décider de toutes les étapes à l'unanimité.

Une action en coalition ou une action européenne, laquelle a votre préférence ?

— En premier, on doit rechercher une réponse européenne. C'est « EU First ». Et si ce n'est pas possible, on regardera les coalitions disponibles.

Et peut-on se passer d'un mandat de l'ONU pour agir ?

— S'il s'agit d'une opération exécutive menée par l'Union européenne, c'est clair : il est normal d'avoir un mandat donné par le Conseil de sécurité de l'ONU. Ce sont les règles internationales. C'est ce qui se passe en Bosnie-Herzégovine [avec EUFOR Althea] ou en Méditerranée avec l'opération Irini. Le Conseil de sécurité nous a demandé de contrôler l'embargo sur les armes.

Vous insistez sur la culture stratégique, pourquoi ?

— Les citoyens européens ne sont pas suffisamment conscients des menaces auxquelles nous sommes confrontées. [...] Je ne veux pas dramatiser. Mais je me dois d'alerter nos citoyens : la tendance actuelle est de réduire notre capacité stratégique à agir. C'est la réalité ! Et l'Europe ne pourra pas survivre avec juste du soft power. [...] On n'est pas une communauté de défense. Si vous vivez aux États-Unis, vous avez la même conscience des menaces. Ce n'est pas le cas en Europe. Selon que vous vivez à Chypre ou en Pologne, le ressenti est différent. On doit donc vraiment bâtir cette culture stratégique commune.

C'est-à-dire l'autonomie stratégique ?

— Plutôt qu'une autonomie stratégique, je préfère parler d'une responsabilité stratégique. C'est notre responsabilité d'identifier les nouveaux défis et menaces, notre responsabilité d'apporter notre propre réponse. Nous ne pouvons plus attendre que d'autres résolvent à notre place nos problèmes. Nous devons agir avec d'autres si possible, mais aussi seuls si nécessaire.

Cela veut dire sans l'Alliance atlantique. N'est-ce pas problématique ?

— Ne regardez pas ce papier comme une confrontation avec l'OTAN. Nous agissons en complément. Le secrétaire général de l'Alliance est pleinement au courant de son contenu. Les États-Unis ont également été informés de la démarche (1). Mais il faut apprendre du passé. Et l'OTAN doit apprendre.

La défense collective sera-t-elle du ressort de l'Union européenne ?

— Non. Il n'y a pas d'alternative à l'OTAN pour la défense collective de l'Europe.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Entretien réalisé avec une quinzaine de journalistes européens (dont B2) au siège du SEAE, en anglais, lundi (8 novembre). La plupart des journalistes présents (dont B2) ont posé des questions, parfois longues, parfois sous forme de follow-up (questions de suivi). Le script des questions a été revu pour plus de fluidité et de cohérence. Mais l'esprit a été conservé.

  1. Le texte a été adressé lundi (8 novembre) à Jens Stoltenberg.
  2. Le Haut représentant a évoqué les grandes idées de la boussole, à la mi-octobre à Washington, avec ses interlocuteurs du Pentagone.

Lire aussi sur le même sujet:

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.