Ingérences étrangères. Russie, Chine, Qatar… L’Europe n’a qu’à bien se préparer (R.Glucksmann)
(B2) L'invasion russe en Ukraine donne au rapport du Parlement européen sur les ingérences étrangères une résonance que ses auteurs n'auraient pas imaginé, ni souhaité. Elle n'en rend que plus crues ses constats et premières recommandations, définitivement adoptées ce jeudi (10 mars). Entretien avec le président de la commission spéciale INGE, le Français Raphaël Glucksmann (Place publique/S&D).
- C'est un épais rapport sur les ingérences étrangères qui a été adopté à une très nette majorité, de 552 voix 'pour', 81 'contre' et 60 abstentions.
- Sur les 65 pages, 18 sont consacrées au diagnostic, avec une cartographie des ingérences sous toutes ses formes (désinformation, manipulation de médias sociaux, cyber attaques, financements occultes de partis politiques et cooptation d'élites, etc.).
- Ce rapport clôture 18 mois de travaux de la commission spéciale, lancée en juin 2020. Il amorce la seconde étape de la commission, dont le mandat vient d'être prolongé d'un an, pour suivre la mise en oeuvre de ses recommandations (cf encadré).
Vous dites : « nous avons été trop longtemps légers et indolents » dans la protection des démocraties face à ces ingérences étrangères. La faute à quoi ?
— Nos dirigeants ont été biberonnés au mythe de la fin de l’histoire et ils ont été convaincus que nous n’avions plus d’ennemi stratégique. Nous pouvions avoir de temps en temps des rivaux diplomatiques ou économiques ou commerciaux, mais plus de grande confrontation. Jusque très récemment, il y a eu une forme d’indolence dans les élites européennes, politiques, culturelles et médiatiques. Nous n’avons pas voulu voir la nature de la confrontation dans laquelle nous sommes plongés.
Les États baltes sont-ils plus avancés dans la prise de conscience et les outils qu’ils développent ?
— Bien sûr, car ils sont eux obligés. L’Estonie en particulier, dès 2007, a subi une série d’attaques violentes, une cyberguerre des Russes. L’Estonie a alerté. Mais on a pensé que c’était des Cassandre, une excitation liée au souvenir traumatique de l’occupation soviétique. On n’a pas voulu voir ce qu’il se passait.
Vous avez évoqué le cas de la sous-commission SEDE infiltrée par la fille de Mr Peskov (porte parole du Kremlin), assistante parlementaire. La protection a-t-elle été renforcée depuis ?
— Il n’y a toujours pas de système de « vetting », sur l’accès aux informations sensibles. Même à la Commission européenne, on a considéré qu'on pouvait s’abstenir de toute mesure de sécurité. C’est affligeant. En fait, il faut une révolution mentale. Comprendre — et là on apprend en accéléré — que l’histoire reste tragique, que dans ce monde on a des adversaires profonds, systémiques de nos démocraties et pour un régime comme celui de Poutine, l’existence même de l’Union européenne pose problème.
Dans les série des recommandations, lesquelles prennent plus d’ampleur ou d’urgence du fait de l’invasion russe de l’Ukraine ?
— J’ai envie de dire, toutes en même temps ! Soudain, tout ce qu’on n’a pas voulu voir nous saute au visage. Par exemple, le fait que d'anciens dirigeants européens, ministres, se mettent à démissionner d’entreprises russes, on se rend compte à quel point c’était scandaleux. Mais que dira t-on si la Chine se met à envahir Taïwan ? Ils vont démissionner quand ? Pour une fois, ne pouvons nous pas être pro actif et exiger le minimum de décence et de fidélité à nos intérêts et à notre nation de la part de nos anciens dirigeants ?
Deuxième point, la cyber guerre, qui a précédé l’invasion militaire (en Ukraine). On n’est pas prêts, on n’a pas fait les investissements nécessaires en cybersécurité. Nous avons vu des analyses sur les capacités de résistance des États à une cyber-guerre, c’est extrêmement faible ! Même les entreprises privées sous investissent dans la cybersécurité.
Troisième point fondamental : il faut être sûrs que nos élections ne sont pas influencées par de l’argent extérieur. Pour cela, il faut harmoniser nos législations électorales. On a 27 législations différentes et souvent contradictoires. Il faut mettre un cadre commun en Europe.
Un cadre sur le financement des partis politiques ?
— Oui, sur la vie politique et la vie publique. On a des fondations, des associations qui sont financées par des oligarques. On n’a même pas idée de qui finance quoi dans notre débat public !
L’actualité illustre dramatiquement l’un des dangers sur lesquels vous alertez : la désinformation. Le Haut représentant dit travailler à un nouveau mécanisme de sanction. Cela correspond t-il à ce que le rapport réclame ?
— On appelle à un nouveau mécanisme de sanction ou sur les cyber attaques ou sur les campagnes de désinformation. Je pense que nos recommandations vont être mises en oeuvre extrêmement rapidement, car le rapport n’est pas voté que Josep Borrell annonce qu’il les met en oeuvre. Est ce que cela suffit ? Évidemment pas. Nous prônons une approche intersectorielle. Mais la sanction est la base. Car aujourd’hui du point de vue du régime russe ou du régime chinois, nous avons perdu toute force dissuasive.
Arrive-t-on à identifier à chaque fois les sources de désinformation, d'attaques cyber ?
— La plupart du temps on arrive à identifier. Prenons l’autre exemple des investissements hostiles dans les secteurs stratégiques. Nous l’avons étudié en long, large et travers. Quand on parle de Gazprom, de Huaweï ou d’autres, ce ne sont pas des entreprises privées comme les autres. Car elles font partie intégrante d’un système politique. Ce sont des bras armés. En refusant de nommer les régimes chinois ou russes comme dangereux pour nous, car on ne les considère pas comme nos adversaires, on fait semblant de considérer Gazprom ou Huaweï comme une entreprise de tulipes aux Pays-Bas ! C’est ça l’erreur fondamentale. La même chose s’est passée sur l’emploi de nos officiels. On ne peut pas interdire à d'anciens chefs d’État, de gouvernement, ministres, bureaucrates d’aller travailler pour le secteur privé, d'accord. Par contre, ce n’est pas du tout la même chose que d’aller travailler pour une entreprise de pêches en Norvège ou Gazprom en Russie !
Donc on fait quoi ? on revoit un code de bonnes conduites ?
— Il faut nommer les entités problématiques. Il faut faire les listes et dire à nos officiels qu’ils ne peuvent pas aller travailler pour des entreprises qui sont jugées stratégiquement dangereuses pour nous.
Vous parlez aussi de la Chine dans le rapport. Est-ce qu’on est aussi aveugle sur la Chine ?
— On commence à ne plus l’être. J’ai le souvenir de l’audition de Josep Borrell qui nous avait dit, comme alerte sincère, que dans ses services, il y avait peu ou pas de gens parlant le chinois. Donc on est en retard ! Mais on a pris conscience. On demande que les moyens soient mis pour aussi surveiller les activités chinoises. On ne demande pas une augmentation de budget mais de décupler l’effort ! Car si la Russie a mené les ingérences de manière la plus brutale et systématique, derrière il y a en a d’autres. Je pense au Qatar, c'est un autre problème fondamental d'avoir à ce point laissé le Qatar faire un marché dans la classe politique. Il y a aussi la Turquie, l’Azerbaïdjan.
Le rapport cite des agences comme le coordinateur national australien de lutte contre l’ingérence étrangère, la nouvelle agence de défense psychologique de la Suède, le Centre national de cybersécurité de la Lituanie ? C’est une agence comme celles-là qu’il faut à l’échelle européenne ?
— Il faut au moins une agence de coordination générale. Parce que tout le monde sent bien que c’est devenu le sujet, mais il ne faut pas que cela parte dans tous les sens. On a besoin d'une instance de coordination qui permette de superviser et voir là où il y a des trous. Or il faut être certains qu’il ne reste pas de maillon faible dans les États membres. Je pense par exemple aux difficultés que nous avons eu avant d'obtenir la fin des 'golden' passeports (2).
La vulnérabilité des missions PSDC est également pointé tout comme leur rôle pour détecter ce type d’attaques. Ces missions sont-elles une porte d’entrée que l’on n’a pas assez consolidée ?
— Ces missions sont extrêmement vulnérables et on le voit aujourd’hui par exemple au Mali. On a laissé le groupe Wagner avaler des pays. En Centrafrique, on a laissé diffuser des campagnes de désinformation d’une violence incroyable contre l’armée française par exemple, avec un impact massif sur le terrain. Et qui met en danger la vie des soldats qui sont envoyés.
Donc la désinformation tue...
— Ce qu’il faut comprendre c’est qu’il n’y a pas la vie physique, matérielle et d’un autre coté, une vie évanescente qui serait le monde numérique et cyber. Une cyber-attaque peut avoir des conséquences mortelles physiquement et une campagne de désinformation peut avoir des conséquences mortelles. On peut détruire un pays sans nécessairement envoyer des bombes, ou bien on prépare l’envoi de bombes en détruisant les infrastructures via des attaques cyber. Il faut donc arriver à opérer cette révolution mentale qu’on appelle de nos voeux et casser les chaines traditionnelles qui structurent la pensée des classes dirigeantes européennes.
Le rapport appelle à une démarche "positive", qu'est-ce que cela veut dire ?
— Les Taïwanais ont appris à construire leur démocratie alors même qu’ils subissaient des vagues d’attaques incroyables de la part du PC chinois. Ce qu’ils nous ont transmis, c’est que la meilleure manière de défendre une démocratie, c’est de la rendre la plus vivante possible. Ils ont une « whole of society approach », ils ont débureaucratisé la lutte contre la désinformation. Ils ont fait participer au maximum les citoyens, les journalistes, les think tank, les ONG, pour créer un écosystème démocratique doté d’anticorps, qui repousse les assauts.
Que proposez-vous ?
Nos sociétés démocratiques en Europe sont beaucoup trop bureaucratiques, et plus vulnérables. On veut donc pousser dans cette deuxième partie de la commission toutes ces mesures qui ont une dimension positive, sur le financement de la vie publique, la démocratie continue, la question des médias, etc. Nous n'avons pas eu le temps de développer toute la partie plus « positive » des recommandations à plus long terme. C’est ce qui justifie la prolongation de la commission spéciale d’un an. (1)
(Propos recueillis par Emmanuelle Stroesser)
Entretien réalisé par téléphone le 9 mars en français
Télécharger : le rapport adopté
- Décision adoptée par le Parlement européen jeudi (10 mars).
- Le parlement européen a adopté mercredi (9 mars) une résolution pour exiger de la Commission européenne des règles communes pour lutter contre la vente de citoyenneté à des étrangers sous prétexte d’investissements, plus clairement appelés « passeports dorés ». La pratique est particulièrement réputée dans trois États membres, Malte, la Bulgarie et Chypre. Dans d’autres Etats plus nombreux, la pratique du « visa doré » est aussi de rigueur. D’ailleurs, certains (France, Italie et Allemagne) ont annoncé vouloir désormais la limiter pour les Russes fortunés.
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Les principales recommandations du Parlement européen
Les recommandations du rapport portent sur ce « ce qu’il faut faire pour remédier aux failles, les lois à voter, comment lutter contre le far west dans le numérique, pour qu’y règne l’état de droit » pour reprendre les mots de la rapporteure, la Lettone Sandra Kalniete (Unité/PPE).
Notamment :
- Une stratégie commune et coordonnée
- Des sanctions spécifiques concernant l’ingérence étrangère et les campagnes de désinformation
- Améliorer d’urgence la cybersécurité
- Interdire le financement étranger des partis politiques européens et nationaux
- Empêcher les acteurs étrangers d’embaucher d’anciens responsables politiques de haut niveau
- Des fonds publics aux médias indépendants, pluralistes et largement diffusés
- Obliger les plateformes de médias sociaux à arrêter de soutenir les faux comptes qui favorisent les ingérences étrangères préjudiciables
- Reconsidérer la coopération des universités européennes avec les instituts Confucius, des plateformes chinoises de lobbying