[Analyse] L’incursion des Ukrainiens à Koursk en Russie : quel impact, quels effets recherchés ?
(B2) Changement de donne ou élément de négociation, comment qualifier l'incursion des Ukrainiens en territoire russe, entamée il y a un mois. Quelques pistes de réflexion.
Le 6 août, les Ukrainiens démarrent à la surprise générale, à commencer par celle des Russes, une offensive en territoire russe, dans l'Oblast de Koursk. Début septembre, ils revendiquent avoir conquis environ 1300 km² et une centaine de localités. Une noisette à l'échelle du territoire russe, 17 millions de km2. Et une prise symbolique, qui n'efface toutefois pas la totalité de la bataille (lire aussi : [Décryptage] Guerre Ukraine-Russie, un front en mouvement).
Un effet politique et de communication stratégique
Motiver les Ukrainiens, civils et militaires
Avant tout, cette offensive a un effet immédiat, psychologique, au niveau de la perception du conflit dans l'opinion ukrainienne comme européenne. Avec un message clé : les Ukrainiens sont à l'offensive. Ils ne reculent pas (NB : même s'ils subissent une avancée des Russes dans le Donbass). De la communication stratégique pure, mais qui est vitale. La motivation des forces et de la population est un des piliers de la défense ukrainienne. Le moral tient tout. Cela fragilise ou du moins démontre la fragilité de la Russie.
Une certaine résilience ukrainienne
L'opération « érode le mythe de l’invincibilité de la Russie ». Cela « démontre que l'Ukraine est capable de reprendre l'initiative et de s'imposer sur le champ de bataille », explique aux Européens le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba (1), lors du Gymnich, jeudi (29 août) (lire : [Actualité] La levée des restrictions sur l'emploi des armes livrées à l'Ukraine reste un choix purement national). Cette offensive est « un des points du plan de l'Ukraine pour la victoire dans la guerre », assure le président Zelensky, le 27 août, expliquant face à la presse les objectifs de l'offensive.
Faire libérer des prisonniers
De façon plus concrète, et immédiate, cela permet de faire des prisonniers. Près de 600 Russes auraient été capturés selon les autorités ukrainiennes. Autant de monnaies d'échange permettant le retour rapide de prisonniers ukrainiens, militaires ou civils, aux mains des Russes. Un aspect souvent oublié dans les différentes analyses, mais qui est essentiel dans l'opinion ukrainienne.
Démentir la peur des Russes et inciter à armer l'Ukraine
Il permet aussi de tester la réaction russe et d'inciter les occidentaux à en faire davantage pour armer l'Ukraine. L'offensive n'a, en effet, pas suscité une réaction importante des Russes (2). Le message indirect en direction des plus frileux (Allemagne, Espagne, Italie, USA) est : « N'ayez pas peur », « donnez-nous l'autorisation » d'utiliser vos armes hors du territoire ukrainien. Cet appel n'a, pour l'instant, pas eu l'effet espéré, du moins côté européen (lire : [Actualité] La levée des restrictions sur l’emploi des armes reste un choix purement national). Le président ukrainien ne désespère pas de faire évoluer les Américains, notamment Joe Biden : « Le succès de ce plan dépend de lui, — estime Zelensky. S'ils nous donneront ou non ce qui est dans ce plan. Si nous serons libres d'utiliser ce qui sera dans ce plan ou non. »
Un outil de négociation à moyen terme
Au niveau diplomatique, c'est un outil de négociation future, territoire contre territoire. Ce n'est pas vraiment dans l'espoir de pouvoir récupérer tous les territoires conquis par les Russes. Ce serait une illusion. Cette monnaie d'échange est surtout un gage pour permettre au gouvernement ukrainien aux yeux de son opinion publique, de pouvoir négocier avec la Russie certains renoncements éventuels (par exemple la partie du Donbass conquise par les Russes depuis 2014). Même si V. Zelensky souligne que cette opération « n'est liée à aucun des points de la formule de paix », il reconnaît qu'elle « est liée au deuxième sommet de la paix », qui doit se tenir en novembre.
Un effet militaire
Dégarnir les forces russes
Au niveau militaire, l'objectif de dégarnir les forces du Donbass et desserrer la pression sur les principales villes et Kharkiv n'a pas vraiment fonctionné. Du moins à court terme. On pourrait parler d'échec sur ce plan là. La Russie a joué assez finement la position d'attente. Une atonie russe qui tient pour partie à la lenteur de la réaction russe en général par rapport à toute crise (cf. l'offensive des Wagner à l'été 2023 qui ne se heurte qu'à peu de résistance au début) et à sa désorganisation latente. Mais aussi à une volonté de pas tomber dans le "piège" tendu.
Protéger d'une attaque les régions proches de la Russie
Cette offensive pourrait aussi protéger, ou du moins compliquer une offensive russe sur les régions du nord de l'Ukraine. Du moins c'est l'explication donnée à Kiev. « Nous avons compris que les régions de Soumy et de Tchernihiv pouvaient être incluses dans (les) plans (d'offensive russe). L’opération de Koursk a résolu le problème de l’empêchement de l’occupation des régions de Soumy et de Tchernihiv », explique V. Zelensky le 27 août.
Désorganiser la logistique
De façon annexe, quelques pertes de matériels et d'infrastructures (ponts, ...) ont été causées aux Russes à proximité de la frontière ukrainienne. Cela pourrait désorganiser les forces russes pour quelque temps. Ou du moins les forcer à réorganiser leur logistique.
Et réorganiser la défense russe
L'effet devrait davantage se mesurer à moyen terme. Cela pourrait, en effet, obliger la Russie (et la Biélorussie) à réorganiser sa défense sur tout le pourtour de l'Ukraine. Un territoire arrière fort peu défendu. Ce qui va nécessiter des effectifs et des dépenses supplémentaires pour la Russie. Il pourrait aussi obliger les forces russes à dégager certains canons et autres matériels d'artillerie de la zone frontière trop proche de l'Ukraine, dans l'hypothèse d'autres incursions. Ce qui serait un des effets les plus concrets de l'offensive de Koursk.
(Nicolas Gros-Verheyde)
- Sa dernière apparition dans un cadre européen avant sa démission annoncée mercredi (4 septembre). Cf. Carnet 05.09.2024
- La campagne de bombardement des infrastructures et villes ukrainiennes était déjà bien entamée avant cette offensive.
Document : propos de V. Zelensky face à la presse le 27 août
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