B2 Pro Le quotidien de l'Europe géopolitique

Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

Christophe Gomart, au bar de la presse du Parlement européen (B2/ES)
'FreeDéfense UE (doctrine)

[Entretien] L’industrie de la défense européenne a besoin d’un New deal (C. Gomart)

(B2, à Strasbourg) Un général est-il le mieux armé pour parler de défense au sein d'une assemblée telle que le Parlement européen ? Le général Christophe Gomart (LR/PPE), l'un des quatre anciens officiers siégeant au sein de la nouvelle sous-commission Sécurité et défense, nous livre sa réponse, ses premiers ressentis et ses convictions sur l'avenir de l'Europe de la défense.

Pour son premier mandat, le Français, membre des Républicains (PPE), a été promu premier vice-président de la SEDE. Une sous-commission qu'il rêve de voir (rapidement) devenir une commission de plein exercice. Et au sein de laquelle il adorerait être nommé rapporteur du premier dossier législatif à l'agenda : le programme industriel EDIP.

Vous avez la lourde tâche de remplacer Arnaud Danjean au sein de la délégation Les Républicains, un expert comme vous des questions de sécurité et de défense. Est-ce un challenge ? 

— Je le connais bien, depuis longtemps, nous avons tous les deux servi dans des services de renseignements. J'assume cet héritage comme une forme de continuité. Il m’a d'ailleurs même poussé à me présenter. Après 36 ans dans les armées, 7 ans dans le privé, je me suis forcément posé la question de savoir si je pouvais m’engager 5 ans [la durée du mandat d'eurodéputé]… Ce mandat est pour moi une autre forme d’engagement au service de la France et de l’Europe.

Un général est-il le mieux armé pour parler de défense au Parlement européen ? 

— Je ne sais pas, mais en tout cas je peux expliquer ce qu’est la défense, comment se passe une opération militaire sur le terrain, ce que j’ai vu, compris. J’apporte mon expérience et mon regard d’expert. Quand on me parle de la guerre en Ukraine, je vois à peu près ce qu’il se passe sur le terrain même si je n’y suis pas, quel est l’effet des armes, etc. J’espère donc être utile.

Quelles sont vos premières impressions au sein de ce Parlement ?

— Ce qui m’emballe c’est l’Europe ! Et ce qui m’enthousiasme, c'est la variété de gens de tous pays que l'on croise, avec des approches différentes. En tant qu’officier français, j’avais une approche très franco-française, en cabinet ministériel également. Ici, nous avons une vision plus large. Je note par exemple que tous les pays de l’Est sont très inquiets de ce qui se passe à l’est car ils voient la Russie comme une menace. Pour les pays du sud - Espagne, Portugal, Italie, France - la menace russe est plus lointaine. Pour un Français, celle-ci est plus liée au terrorisme islamiste, peut-être à l’immigration.

Et les moins bonnes  ?

— Je dirais le côté un peu trop individualiste. Nous sommes tellement pris chacun dans nos commissions, délégations, etc. Or, pour l’ancien 'force spéciale' que je suis, la force d'une équipe c'est d'avoir le même objectif et chacun son rôle à jouer. C’est pour cela qu’il faut plus d’échanges et de partage. Au PPE, nous sommes 188...

Mais chez les Républicains seulement six...

— Oui, cela facilite les échanges [sourires]. Le mandat n'a débuté que depuis deux mois, avec deux plénières, dans l'attente du travail législatif. Je garde donc raison…

Vous siégez au sein de la sous-commission défense. Sa transformation en commission de pleine exercice semblait acquise en juillet. Et finalement, la décision politique n’a toujours pas été entérinée. C'est mort ?

— Non, pour moi cela reste acquis. La composition de la Commission européenne complique plus qu’elle n’éclaircit à mon sens la question. Car on s’aperçoit qu’il y a huit commissaires qui traitent du sujet de l’industrie. La défense a un commissaire, Andrius Kubilius, c'est très bien. Mais il est sous la Finlandaise, Henna Virkunnen [vice-présidente exécutive chargée de la souveraineté technologique, de la sécurité et de la démocratie », sous Kaja Kallas [Haute représentante]. Bref, c’est très complexe.

Vous voulez dire que ce n’est pas à l’avantage de la SEDE, mais plus de la commission Industrie (ITRE) ?

— Pour l’instant oui. Mais on va se battre pour que ce soit une vraie commission. Si la SEDE ne devient pas une commission à part entière, je ne comprends plus comment on peut affirmer qu'il y a deux priorités pendant la législature : compétitivité et sécurité défense. Le vrai sujet, derrière, c'est bien sûr l'industrie. Une industrie totalement fragmentée, qui ne se coordonne pas, avec des trous capacitaires et parfois des superpositions capacitaires, comme le disait encore Mario Draghi [devant les députés mardi 17 septembre]. Alors que l'on pourrait se répartir la charge, créer des vrais champions européens comme on a pu le faire avec Airbus.

Est-ce que le terrorisme doit faire partie des compétences de la SEDE ?

— Oui, car les menaces ne viennent pas que de la Russie. Les menaces ce sont aussi le terrorisme islamiste. Pour moi, il y a quatre résurgences d’empire : russe, ottoman (la Turquie est très présente en Libye et alimente une partie des migrations vers l’Europe), perse (l’Iran) et du Milieu (la Chine). Ces quatre pays veulent désoccidentaliser le monde et c’est la véritable menace pour l’Union européenne.

S’agissant de la menace russe, qu’est ce que cela implique pour la défense européenne ?

— Si on veut prendre en compte la menace russe, être crédible, l’Europe doit renforcer sa défense. La renforcer de manière capacitaire. Les Russes ont X sous-marins. Il faut qu’on en ait X plus Y. Tant d’avions de chasse, il faut qu’on en ait X plus Y. Si les Russes attaquent l’Ukraine en 2022, c’est parce qu’ils savaient très bien que l’on ne réagirait pas. Et qu’on en était incapable. L’Europe est capable de réagir si les US y vont. Mais les USA sont dans une forme de nouvel isolationnisme depuis le refus d’Obama d’aller bombarder la Syrie en 2013 ! Nous avons eu depuis plusieurs coups de semonce. Le premier, c’est l’élection de Trump qui dit, attendez, si vous ne montez pas à 2% du PIB dans la défense, j’arrête. Deuxième coup de semonce, l’attaque de la Russie en Ukraine. Est-ce que 450 millions d’Européens peuvent laisser leur défense à 350 millions d’Américains ? Il est nécessaire et important que les Européens se réveillent en matière de défense et de sécurité car notre sécurité collective ne peut pas dépendre d’un acteur qui peut décider du jour au lendemain de ne pas bouger.

Se réveiller c’est quoi ? Augmenter le niveau de dépenses, d'investissements comme le souhaite le nouveau commissaire ?

— Oui, c’est sûr.

En regard des menaces que vous évoquez, faut-il renforcer le renseignement militaire à l’échelle européenne ?

— L’InCent [le centre d'analyse du renseignement de l'UE], à la fin des fins, il vous sort un produit où on apprend moins de choses que dans la presse ! J’exagère un peu. Mais le fait est que les pays retiennent leurs informations parce que le renseignement est très national. Il répond au besoin d’un décideur politique. Quand j’étais directeur du renseignement militaire, le renseignement que je recueillais était transmis au chef d’état-major des armées, au ministre des Armées et au président de la République. On nous autorise à partager seulement lorsqu'on a des menaces communes, c'est évident. Le vrai problème de l’Europe, c’est qu’il n’y a pas un exécutif. Or, le renseignement répond à un besoin de l’exécutif.

Donc il y a un manque à combler, c’est cela que vous dites ?

— Un peu oui. L’état-major de l’UE, les officiers qui le composent, répondent aux besoins nationaux, même s’ils sont européens.

Et c'est cet état-major de l’UE qu'il faut renforcer comme vous l'avez prôné durant votre campagne ?

— Bien sûr, car j’y crois beaucoup. Mais, en fait, il faut plusieurs choses. Il faut créer un vrai pilier européen de la défense. Cela passe par une dimension capacitaire. Plus le capacitaire sera fort, bien représenté, plus l’Europe sera respectée et les pays trouveront des places au sein des états-majors, je pense en particulier à l’OTAN...

Cela veut dire un capacitaire commun ?

— Non. Mais il faut une répartition car certains pays ne peuvent bien sûr pas tout avoir. En France, on a l’ensemble de la panoplie ou presque. Mais trois nouvelles dimensions sont à prendre en compte, collectivement. Tout ce qui tourne autour de l’intelligence artificielle, du cyber et de l’espace.

Quels sont les autres axes  ?

— Nous avons besoin d'un New deal de la défense européenne, c’est à dire retravailler avec les industries de la défense, en donnant la priorité à des achats intra-européens avant d’acheter à l’extérieur de l’Europe. Pour aider l’Ukraine, les pays européens ont acheté à 80 % du matériel militaire en dehors de l’Union européenne, 63% aux US, et le reste en Corée du Sud qui fabrique sous licence américaine. Ce n’est pas possible ! Soit on met en place un système de bonus malus, soit un système poussant les Européens à acheter d’abord européen avant d’aller acheter ailleurs. Troisième et dernier axe, il faut développer un véritable esprit de défense, une culture de la défense, à la fois sans doute avec des réservistes européens, à la fois en intégrant sans doute plus les femmes. Autant les pays du sud ont pris en compte l’aspect féminin dans leurs armées, autant c’est insuffisamment développé dans les pays de l’Est notamment, en particulier dans les postes de direction.

Est-ce que l'EDIP est une première marche du "New deal" de l’industrie que vous prônez ?

— C’est une grosse avancée, mais il faut la pousser plus loin, avec un budget plus conséquent. Comment ? Je ne suis pas sûr que la bonne idée soit d’aller emprunter. Ou alors en trouvant d’autres modes, comme en empruntant auprès des citoyens eux-mêmes. Mais nous avons la Banque européenne d’investissement. Elle refuse d’investir dans la défense, comme si la défense était sale. Mais ce n’est pas sale la défense ! C’est la sécurité des concitoyens ! Il faut donc alléger ses contraintes, aller outre pour que les investisseurs qui ont envie d’investir dans la défense puissent le faire sans être taxés, car cela ne répond pas à des critères RSE ou autres.

Est-ce que la SEDE sera commission associée à l'examen de ce nouvel instrument ?

— Rien n’est sûr, mais a priori oui.

En serez-vous le rapporteur ?

— J'adorerais, mais j’attends de voir.

(Propos recueillis par Emmanuelle Stroesser)

Entretien réalisé au Parlement européen, en face-à-face, mercredi 18 septembre. 

Newsletter quotidienne de B2 Pro

Chaque jour à 14h la liste des articles parus de B2 Pro dans les dernières 24 heures. Acès complet aux articles = abonnez-vous ! / Every day at 2pm the list of articles published by B2 Pro in the last 24 hours. To full access the content of the articles = subscribe !

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.