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[Analyse] Kaja Kallas est-elle la bonne personne à la bonne place pour l’Europe en 2025 ?

(B2) L'expérience et les convictions de Kaja Kallas sont un atout pour l'Europe. Mais aussi son plus grand défi et son plus grand danger. Arrivera-t-elle à s'adapter à la nouvelle donne du monde qui se dessine. On peut en douter.

Un avantage et un inconvénient

Placer une ancienne Premier ministre estonienne, anti-russe, par principe, par atavisme historique et par conviction personnelle, est une prise de position notable. Cela a un avantage très net. Dans un contexte où la Russie est sur tous les fronts, bien maitriser le double langage d'un voisin turbulent et menaçant est plus que nécessaire. Mais cela présente aussi un inconvénient, voire même un risque.

Le dogme Kallas

Tout observateur attentif de ses réponses au Parlement européen, aura pu percevoir, une vision très dogmatique voire rudimentaire du monde de l'ancienne Première ministre estonienne.

Ses réponses écrites aux questions des parlementaires avaient révélé certaines impasses (lire : [Analyse] Le premier écrit de Kaja Kallas. De singuliers oublis. L’abandon de l’autonomie stratégique). Cela a été confirmé lors de son audition devant le Parlement européen, le 12 novembre dernier (lire : [Verbatim] Kallas passe l’examen haut la main. La Russie en ligne de mire, floue sur le reste).

La composition de son cabinet ne parait pas vraiment à même de redresser la barre (lire ([Exclusif] Les principaux noms du cabinet et de l’équipe Kallas). Le lieu de son premier déplacement officiel, ce 1er décembre — Kiev — apparait ainsi tout à fait conformiste.

Une vision déformée du monde

Ne pas vouloir s'impliquer dans le conflit au Proche-Orient autrement que par un suivisme de la position américaine, est prendre un flagrant délit de double standard avéré. Ne voir l'Afrique ou l'Amérique du Sud qu'à travers l'action menaçante de la Russie (ou de la Chine), nier la réalité de l'implication du Rwanda en RD Congo (pourtant dénoncée publiquement par l'ONU comme par les États-Unis !) ... est une vision plus proche de la désinformation que de la réalité.

Non seulement, la nouvelle haute représentante s'éloigne du consensus (mou) européen). Mais elle feint d'oublier la complexité du monde actuel. Elle prend pour un détail la montée d'autres puissances (Turquie, Iran, pays du Golfe, etc.) certes moins menaçantes mais tout aussi puissantes et les ressorts internes de chaque conflit. Quant aux  groupes terroristes, capables dans un passé récent de s'arroger des zones entières de pouvoir (cf. Daech), elle en fait une impasse totale. Dangereux.

Une vision old school sur l'OTAN

Sur le plan de la défense, en rester à un partage entre OTAN et UE entre le militaire et le civil est certes séduisant et confortable. Mais c'est oublier les différents cas, vérifiés depuis une quinzaine d'années, où l'Alliance atlantique a été bloquée dans son action soit par des divisions internes (par exemple sur le soutien à l'équipement des forces ukrainiens ou la formation des militaires ukrainiens en 2022), soit par un accord entre les acteurs sur place (le déploiement d'une équipe d'observation en Géorgie 2008 ou le soutien à Libye), voire incapable de s'attaquer à des questions complexes (la piraterie maritime en 2008, la formation des troupes africaines dans les années 2010, la mobilité militaire, etc.).

Chacun était alors bien content, y compris outre-Atlantique, de voir l'Union européenne prendre le relais pour pallier ces déficiences et pouvoir utiliser sa palette d'outils (diplomatie, finances, militaire) bien plus large que l'OTAN. Lire aussi : [Analyse] L’Alliance atlantique : un colosse aux pieds d’argile. Une OTAN empêchée (v2)

Cette vision, valable dans les années 2000, parait dépassée dans les années 2020. Au moins insuffisante pour capter les nouvelles réalités, notamment le retour de Trump au pouvoir. Le Républicain, qui avait si bien secoué l'Alliance atlantique durant son premier mandat (lire :  Sommet de l’OTAN : Trump, ses diatribes, ses tweets), ne parait pas vraiment avoir changé d'état d'esprit. Son hostilité à tout ce qui est multilatéral ne parait pas de bon augure pour l'OTAN dont il peut geler le fonctionnement d'un claquement d'index. Croire qu'il va laisser les clés aux Européens de l'Alliance est un autre leurre.

Des défis réels

Cette ignorance des réalités, dopée par une vision idéologique rigide, pourrait vite se révéler un danger. Car elle oublie un précepte de la politique internationale : il n'y a pas d'amis (ou d'ennemis), mais des intérêts/objectifs partagés (ou non). Et les menaces varient.

Des menaces imprévisibles

La nature des menaces à laquelle est confrontée l'Europe évolue en effet rapidement, et de façon parfois soudaine, comme l'ont montré les dernières années : Somalie, Sahel, Syrie, Iraq, Iran, Kosovo, Mozambique, Ukraine, etc. Sans compter les crises internes d'où les éléments externes ne sont pas absents : crise financière, terrorisme, migrations, Covid-19, etc. Les faits de ces derniers jours (l'offensive djihadiste à Alep par exemple), le montre. Il y a donc un fait certain : la diplomatie européenne aura à répondre demain à des menaces différentes de celles d'hier. Des menaces parfois qu'on a peine à imaginer aujourd'hui. Et elle devra alors s'adapter et faire preuve d'un certain pragmatisme si elle veut survivre.

Une Russie toujours bien là et toujours voisine

Ensuite, si le retour en arrière avec une Russie amicale parait improbable, un certain dialogue pourrait cependant s'avérer nécessaire demain. Contrairement à ce que certains disent ou veulent croire, géopolitiquement, la Russie n'est pas isolée dans le monde. Elle a réussi à conserver quelques fidèles. Et une grande partie du monde ne veut pas prendre partie ouvertement contre elle. Elle n'est pas victorieuse en Ukraine, mais pas défaite militairement non plus. Enfin, politiquement, Poutine est toujours vivant, bien assis au pouvoir... Du moins jusqu'à maintenant.

Un dialogue nécessité

De plus, certains dossiers "chauds" du monde requièrent à la fois un engagement décisif européen, mais aussi un certain dialogue, voire une certaine coopération avec la Russie. Citons en quelques uns, parmi les plus criants du moment : la négociation sur le nucléaire iranien (JCPOA), le réveil du conflit syrien, la résolution du conflit soudanais, la stabilisation de la Libye, les Balkans, etc.

Un possible retour de la menace terroriste

Enfin, l'Europe n'est pas non plus à l'abri d'une nouvelle vague d'actes terroristes. Cette menace qui parait s'estomper ces dernières années, est toujours présente. En Irak, en Asie centrale des affiliés à l'État islamique demeurent actifs (1). La coopération, au moins à bas bruit, avec les Russes, comme après 2001 (Al Qaida) ou 2015 (Daech), pourrait alors redevenir nécessaire. Avoir une passionaria anti-russe qui tape à bras raccourci sur la Russie pourrait alors être très vite perçu comme contre-productif.

Le vent tourne

La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine est aujourd'hui à un tournant. Le temps de l'offensive à outrance semble terminé pour céder la place à la négociation et au compromis. L'occupation par la Russie de l'Ukraine "noire" (celle du charbon et de l'acier) et de l'Ukraine "bleue" (une bonne partie de la mer Noire) semble devenir une des clés de la négociation. V. Zelensky vient de l'accepter, cette fois, publiquement. Sous la pression des évènement et de ses alliés. L'administration US semble désormais pressée de geler ce conflit, à défaut de pouvoir le résoudre.

Quel rôle pour l'Europe

Quel sera le poids européen dans cette nouvelle donne ? Pourrons-nous trouver un rôle alors que d'autres mènent le bal (USA, Turquie, Qatar). Aurons-nous un rôle d'intermédiaire utile acquis comme du conflit en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014 ? Ou en serons-nous réduit à gérer l'après-conflit, assumer les décisions prises par d'autres et sortir le chéquier ? Quid de certaines revendications que le Kremlin pourrait poser, tel l'arrêt de certaines sanctions (le dégel des avoirs de la banque centrale russe par exemple) ? Etc. Voici les questions concrètes qui risquent de se poser dans un très proche avenir aux Européens.

Quid du rôle de honnest broker

Sans oublier beaucoup d'autres, à commencer par le nucléaire iranien, où Téhéran semble vouloir s'affranchir de toutes les règles et obligations du passé, avec le soutien plus ou moins avéré. Comment la nouvelle Haute représentante va remplir le rôle de "honnest broker" dévolu à l'Union européenne dans la négociation entre Iran, USA, Européens et Russes ?

Le risque du banc de touche

Si un haut diplomate européen ne veut pas jouer ce rôle d'intermédiaire et est refusé par un des protagonistes, le risque très clair est de voir la cheffe de la diplomatie européenne mise sur le banc de touche au profit d'un autre acteur européen (vision optimiste), voire d'aboutir à un nouvel effacement stratégique de la diplomatie européenne (2). Ce qui serait à l'anti-thèse du rôle conféré au Haut représentant par les Traités.

Un doute sérieux

Kaja Kallas saura-t-elle dompter ses préjugés pour assumer son rôle originel : être le creuset d'un nouveau compromis européen ? Saura-t-elle voir le monde, comme il est, et non comme elle le pense ? On peut en douter. En tout cas, ses premiers pas n'incitent guère à l'optimisme. Il reste cent jours pour convaincre.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi :

  1. L'attentat de Moscou en mars 2024 au Crocus center est attribué à l'EI-K. Et plusieurs projets d'attentats ont été déjoués ces derniers mois en Allemagne et en Suède notamment, imputés à des Afghans, Syriens ou ressortissants d'Asie centrale.
  2. Dans la première hypothèse, Antonio Costa, le président du Conseil européen, ou un autre chef de gouvernement, pourrait prendre le relais. Dans la seconde hypothèse, le Kremlin pourrait préférer un dialogue direct avec les USA par-dessus la tête des Européens.

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Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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