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[Entretien] Technologies de rupture. L’Europe ne peut se permettre d’être à la traîne derrière la Chine et les États-Unis (Jiří Šedivý)

(B2- exclusif) Tout juste arrivé, le nouveau chef de l'agence européenne de défense Jiří Šedivý nous livre sa vision pour l'Europe de la défense : elle doit investir dans les technologies de ruptures et apprendre à fonctionner en coopération

Jiří Šedivý, directeur général de l'Agence européenne de défense (crédit : EDA)

Dans ses nouvelles fonctions, le diplomate et ancien ministre de la Défense tchèque * n'a pas peur d'être expressif. Il se veut direct. Oui, il faut coopérer davantage. C'est le choix le plus rationnel face aux pressions budgétaires. Oui, le Fonds européen de défense peut jouer un rôle notable dans la relance économique. Oui, la coopération structurée permanente est un atout pour le futur. Mais attention, prévient-il. Les Européens devront être au rendez-vous de la révolution technologique et industrielle en cours, avec les technologies disruptives émergentes. Sinon, ils seront distancés. Et cette fois, définitivement.

Vous êtes arrivé début avril, en pleine crise du Covid-19, alors que s'élabore une nouvelle étape avec des projets capacitaires plus nombreux et un budget plus important pour La Défense européenne. Quelles sont vos priorités dans les prochaines années d'ici 2024 ? 

— Il y a trois choses. Je commencerais par la nécessité de bien équilibrer l'impact de la crise du Covid-19, non seulement dans le développement des capacités, mais aussi dans la crise économique. Nous devons être réaliste. Il pourra y avoir des conditions budgétaires difficiles pour certains, voire pour beaucoup d'États membres. Cela dit, le principe devrait être de continuer sur notre lancée, et de préserver autant que possible les projets de collaboration. La bonne nouvelle, c'est que nous les avons déjà, ces projets. Et ils ont un aspect contraignant. Je suis convaincu que les États membres comprennent que le choix rationnel, lors de pressions budgétaires, c'est de coopérer plus. La coopération permet d'obtenir des économies d'échelle, une plus grande efficacité, l'interopérabilité, et avec le Fonds européen de défense, une relance industrielle.

En second, il y a l'impératif technologique. Il ne faut pas perdre le contact avec les développements technologiques. En 2019, les dépenses de défense des États membres retrouvaient leur niveau de 2007, c'est-à-dire avant la crise, mais les investissements dans la recherche et les technologies sont beaucoup plus faibles qu'auparavant.

Enfin, il faut plus de moyens institutionnels pour maintenir l'Agence telle qu'elle est actuellement : une organisation forte, adaptée, unique, une concentration d'experts, avec ses projets et programmes. Il faut renforcer la pertinence de l'Agence en lien avec les autres acteurs du paysage européen de la défense : le service diplomatique (SEAE), l'État major, le comité militaire... Pour maintenir la cohérence de l'Agence.

Quelle est alors, selon vous, LA lacune à combler dans les armées européennes ?

— Développer les futures capacités de l'Union européenne, il faut garder à l'esprit que ça a un but : l'autonomie stratégique et le développement de la base industrielle européenne. Et ce que l'on ne devrait pas manquer, c’est le rendez-vous avec la révolution technologique et industrielle, avec les technologies disruptives émergentes, présentes aussi dans le domaine de la défense. Je pense que c'est quelque chose sur lequel nous devrions nous concentrer dans une perspective à moyen et long terme. Pour être un acteur crédible et pertinent en matière de sécurité internationale, l'UE ne peut pas se permettre d'être à la traîne derrière des puissances comme la Chine ou les États-Unis. Les technologies perturbatrices vont révolutionner presque tous les domaines de notre vie, y compris le domaine militaire.

Dans la dernière proposition de budget de la Commission européenne, le Fonds défense n'a que 8 milliards d'euros. Êtes-vous inquiets de cette baisse des budgets, alors que l'on prône la nécessité d'une Europe forte dans le monde ?

— Il ne s'agit pas de s'inquiéter, mais d'être réaliste. Et la situation est grave. Ce qui me rend plutôt optimiste, c'est que je crois cette crise économique est aussi une opportunité pour les États de se rendre compte  que les projets de collaboration seront payants. C'est une option rationnelle. Et surtout, la grande différence avec la crise de 2007, c'est que, à l'époque, nous n'avions rien comme cette coopération structurée permanente (PESCO) ou la revue annuelle coordonnée de défense (CARD). Je crois que nous pouvons les voir comme une protection en ces temps de crise. Une autre leçon à retenir, c'est qu'il y a dix ans, les réductions budgétaires ont été difficiles. Les différentes redéfinitions de priorités dans les États membres n'ont pas été coordonnées. Aujourd'hui, nous sommes mieux ajustés pour éviter les coupes budgétaires chaotiques, qui mettraient en danger les projets de collaboration. Nous nous en sortirons.

Quel rôle peut jouer alors un instrument comme le fonds européen de défense (FEDef) ?

Nous devrions considérer le fonds européen de défense comme un instrument de relance. Le commissaire européen Thierry Breton [chargé du Marché intérieur et de la Défense] l'a dit aux ministres de la Défense lors de la dernière réunion. Il est évident que l'objectif principal est aujourd'hui de fournir un capital d'amorçage pour des projets sur l'innovation et les technologies à plus forte valeur ajoutée. Ce qui permettrait de maintenir dans la course les petites et moyennes entreprises. Ce sont d'elles que vient l'innovation. Ce devrait être le début d'une nouvelle ère, celle de la technologie. Par ailleurs, ce moment est très important pour le fonds européen : il doit stimuler la coopération.

Vous appelez, comme nombre d'acteurs, à davantage de coopération entre États membres. Cependant, le rapport de l'examen stratégique de la coopération structurée permanente lu par B2 est peu positif pour la majorité des projets PESCO. Les résultats semblent en deçà des attentes. Quelles recommandations feriez-vous le futur de la PESCO ?

— Il faut d'abord garder à l'esprit tout ce qui est en lien avec la PESCO est très nouveau. Cela a débuté il y a quelques années. Et les premiers projets ont été adoptés en 2018. Le développement des capacités, ce n'est pas un sprint, c'est un marathon... On s'attend à des premiers résultats tangibles en 2025. Cela ne veut certes pas dire que tout est parfait. Ce que je crois être l'essentiel à tirer de ce rapport, c'est que les États membres, en tant que producteurs de capacités, devraient mieux intégrer les dispositions de défense européenne, c'est-à-dire la PESCO, la définition des priorités, la gestion des projets... dans leurs processus réguliers de planification de défense nationale. C'est extrêmement important.

Le Haut représentant, et chef de l'agence, Josep Borrell a déclaré qu'il faudra tirer des leçons de la pandémie de Coronavirus, et qu'elle aura son impact sur la défense. Verrons-nous des changements de priorités dans les prochains projets PESCO ?

— Ce qui s'est avéré pertinent pendant la crise du Covid-19, ce sont des domaines comme la logistique, le transport, la décontamination... Je ne m'attendrais pas à un changement dans les projets, mais plutôt à un renforcement de certains aspects pour mieux coordonner et mieux utiliser ce que nous avons déjà. Par ailleurs, le Haut représentant a été explicite. Il faut maintenir une continuité dans notre focus sur des capacités plus traditionnelles, sur tout le spectre de la haute technologie. Parce que les risques, menaces ou conflits plus traditionnels ou conventionnels n'ont pas disparus. Notre concurrence est plus vive qu'auparavant.

Il y a 47 projets PESCO dans les rangs, il est prévu une pause de un an avant d'en lancer de nouveau... Beaucoup se demandent si cela va aboutir à l'abandon de certains projets pour se concentrer sur ceux qui ont un avenir ?

— En effet, nous avons 47 projets. Et je pense que c'est beaucoup. Mais il ne s'agit pas d'abandonner certains projets. Cette pause, nous l'utilisons pour rechercher de meilleures synergies. Cela passe notamment par la revue annuel coordonnée de la défense CARD, qui se traduira, en novembre, en orientations politiques. Cette pause permet également de faire l'examen de la PESCO ainsi d'apporter de la clarté sur les priorités des projets du Fonds européen de défense.

Remodeler le processus de la PESCO est-il nécessaire pour le rendre plus efficace ?

— Je pense que le processus de la coopération structurée permanente est très bien en place. Il s'agit plutôt d'en changer les réglages. C'est aux États membres de mettre en œuvre et d'intégrer ces projets dans leurs processus nationaux, de placer les priorités comme point de départ de leurs propres planifications de défense. Ce dont nous avons vraiment besoin, c'est de mieux nous habituer à cette façon de travailler.

(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)

Entretien recueilli en tête à tête mercredi (3 juin), en anglais, par vidéoélectronique 

*Lire : Le Tchèque Jiří Šedivý prend la tête de l’agence européenne de défense

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