(B2) Entre forages sauvages, revendication de zone économique, intervention en Libye, pression sur Chypre, la Turquie alterne en Méditerranée la politique de la dynamite et celle de la négociation. Sous la pression, entre dialogue et sanctions, les Européens hésitent à taper ce voisin proche, allié stratégique de l'OTAN
La Turquie a envoyé successivement plusieurs navires de forages et de repérage sismiques en Méditerranée orientale : le Fatih, le Yavuz et le Barbaros Hayrettin Paşa, sous escorte de la marine (crédit : Marine turque, 17 septembre 2020)
Vendredi 9 février 2018, la Turquie empêche le navire de forage Saipem 12.000, appartenant au pétrolier italien ENI, d'arriver sur sa zone visé, au sud-Est des côtes de Chypre. Officiellement pour des « raisons de sécurité », en raison d'exercices militaires dans la zone. La réalité est plus politique. Pour les Turcs, Chypre a divisé la Méditerranée orientale en 13 parcelles, et cédé l'exploitation de ces parcelles pour des forages gaziers à des compagnies étrangères (l'Italien ENI, le Français Total et l'Américain ExxonMobil). Or ni la Turquie ni Chypre turque n'ont accepté ce système de parcelles. Lire dans Daily Sabah : EU, Greece increasing tension in Cyprus
Mardi 27 février 2018, malgré d'intenses négociations, le navire de forages italien, bloqué au large de Chypre par la marine turque, préfère rebrousser chemin.
♦ Jeudi 22 mars 2018, sommet européen, les '28' Chefs d'État et de gouvernement réunis à Bruxelles condamnent « fermement les actions illégales que la Turquie continue de mener en Méditerranée orientale et en mer Égée » et affirment leur « solidarité pleine et entière avec Chypre et la Grèce ». L’action illégale de la Turquie au large de Chypre condamnée par les 28
Lundi 16 avril 2018, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg réaffirme à Istanbul, en plein conflit syrien, la solidarité de l'Alliance atlantique avec la Turquie. (communiqué)
♦ Jeudi 7 juin 2018, le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu menace l'Union européenne d'ouvrir les frontières européennes aux migrants « Nous avons un accord sur les migrants avec l'UE, qui est actuellement en vigueur. Nous avons également un accord de réadmission bilatéral avec la Grèce, [mais] pour l'instant nous suspendons cet accord. Nous poursuivrons notre travail envers la Grèce après la décision finale de la Cour », selon la presse.
Jeudi 22 novembre 2018, la cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini, avec Johannes Hahn, commissaire chargé du Voisinage, réaffirment à Ankara leur intérêt pour une relation UE-Turquie stable. (déclaration)
2019. Les Turcs forent, les Européens tergiversent
Vendredi 3 mai 2019, Ankara publie un message 'Navtex' indiquant son intention d'opérer des forages de gaz jusqu'en septembre au large de Chypre (dans la zone économique exclusive chypriote). Un navire, le Fatih, est envoyé sur place.
♦ Samedi 4 mai 2019, l'Union européenne exprime sa « profonde préoccupation » après l'intention de la Turquie de faire de nouveaux forages « dans la zone économique exclusive de Chypre ». Soit au nord de l'île, que la Turquie reconnaît comme la République turque de Chypre du nord, un état indépendant de Chypre. Inquiétude également des Américains.
Le 6 juin 2019, l'île de Chypre émet un mandat d'arrêt contre l'équipage du navire de forage 'Fatih'
Mercredi 12 juin 2019, le parlement néerlandais (Seconde Chambre) demande formellement au gouvernement de mettre fin aux négociations d'adhésion avec la Turquie.
♦ Vendredi 14 juin 2019, réunis en sommet à La Valette (Malte) les pays méditerranéens de l'Union européenne (Med7- lancent un ultimatum. « Si la Turquie ne cesse pas ses actions illégales, nous demanderons à l'UE d'envisager des mesures appropriées ».
♦ Mardi 18 juin 2019, conseil des Affaires générales de l'UE, les ministres des Affaires européennes des '28' menacent de sanctions la Turquie pour ses « activités illégales » de forages exploratoires de gaz et de pétrole dans la zone économique exclusive chypriote. Dans leurs conclusions, les ministres des '28' donnent mandat à la Commission européenne et la Haute représentante Federica Mogherini pour « présenter sans délai des options concernant des mesures appropriées ». (conclusions)
— Ankara envoie un second navire, le Yavuz, au nord-est du pays, près de la péninsule du Karpas, complétant ainsi les repérages du premier navire le Fatih présent à l'ouest du pays depuis début mai.
Lundi 8 juillet 2019, la deuxième opération de forage au nord-est de Chypre « constitue une nouvelle escalade inacceptable en violation de la souveraineté de Chypre », réagit la Haute représentante Federica Mogherini, rappelant les conclusions de juin. (communiqué)
Jeudi 11 juillet 2019, les ambassadeurs des '28' s'accordent sur quatre mesures pour réagir aux « activités de forage illégales en cours et nouvelles de la Turquie ». Texte adopté par procédure de silence vendredi 12 juillet, en prélude à la réunion des Affaires étrangères de lundi.
Vendredi 4 octobre 2019, à 45 milles marins au large de la côte sud de Chypre est ajoutée à l'ordre du jour. La « possibilité de prendre des mesures ciblées » est évoquée, comme la Haute représentante de l'UE, Federica Mogherini, le rappelle dans un communiqué.
Vendredi 11 octobre 2019, les activités illégales de forage et la présence de navires militaires turques dans la zone économique exclusive de Chypre sont condamnées par le président du Conseil européen Donald Tusk en déplacement à Nicosie (Chypre).
♦ Lundi 11 novembre 2019, conseil des Affaires étrangères de l'UE. Les ministres adoptent le cadre de sanctions contre des personnes ou entités responsables de forages en Méditerranée au large de Chypre. Sans nom pour l'instant.
Mercredi 27 novembre 2019, le président turc Recep Tayyip Erdogan signe un memorandum avec Fayez El Sarraj son homologue libyen pour délimiter une zone économique exclusive en Méditerranée
— les frégates française Surcouf (F-711) et italienne Federico Martinengo (F-596) mènent des exercices avec le patrouilleur chypriote Commodore Andreas Ionnades.
2020. Premières sanctions européennes. La France hausse le ton
Vendredi 5 janvier 2020, le président turc Recep Tayip Erdogan est accueilli par le président français Emmanuel Macron. Le président français propose un autre format de « coopération » pour les relations UE-Turquie. Le « dialogue […] doit être repensé, reformulé dans un contexte plus contemporain et prenant en compte les réalités aujourd’hui qui sont les nôtres ».
Lundi 20 janvier 2020, réunion des ministres des Affaires étrangères de l'UE. « Nous nous sommes mis d'accord de demander aux parties concernées d'avancer et de finaliser la liste des personnes et entités impliquées dans ces activités illégales, afin de mettre en œuvre la décision sur les sanctions », indique le Haut représentant de l'UE, Josep Borrell.
Lundi 9 mars 2020, mini-sommet, le dirigeant turc Recep Tayyip Erdoğan est à Bruxelles pour deux réunions successives : avec l'OTAN, à l'ambassade turque, au Conseil européen avec Charles Michel (Conseil européen) et Ursula von der Leyen (Commission européenne). Lire : Ankara et Bruxelles tentent de renouer les fils du dialogue
Mercredi 27 mai 2020, la frégate française, le Forbin (D-620), fait décoller son hélicoptère de bord ‘Panther’ pour vérifier l’identité d'un navire suspect turc battant pavillon tanzanien, Cirkin, se dirigeant vers la Libye. Il est soupçonné de violer l’embargo sur les armes. Le commandant du navire ne répond pas.
♦ Mercredi 10 juin 2020, le même navire Cirkin est détecté au sud-ouest de la Crète, se dirigeant vers la Libye. La frégate grecque FS Spetsai, participant à l'opération Irini, interroge le navire un peu avant 4h UTC (7h locales). Sans réponse. Les navires militaires turcs qui accompagnent le navire marchand refusent toute fouille.
— Nouveau refus quelques heures plus tard pour la frégate italienne ITS Carabinieri, qui participe à l'opération Sea Guardian de l’OTAN, à 13h UTC (16h locales).
— Troisième refus circonstancié à 17h UTC (20h locales) face à la frégate française Courbet (F-712), de l'opération Sea Guardian. Le Courbet est l'objet, à trois reprises, d'une « illumination radar » (dernier avertissement avant conduite du feu) par la frégate turque Gökova. Une passe d'armes inacceptable à Paris. L'attaché militaire turc est convoqué.
Mardi 16 juin 2020, Florence Parly s'entretient par téléphone avec le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg sur cet incident naval, inhabituel entre alliés.
Mercredi 17 juin 2020, le sujet du 'Cirkin' est évoqué en réunion (par vidéoconférence) des ministres de la Défense de l'OTAN. « Le principal obstacle à l'établissement de la paix et de la stabilité en Libye réside aujourd'hui dans les violations systématiques de l'embargo sur les armes des Nations unies » dénonce le Quai d'Orsay, citant nommément la Turquie. (déclaration)
Jeudi 18 juin 2020, le secrétaire général de l'OTAN, Jens Stoltenberg, annonce l'ouverture d'une enquête sur l'incident dénoncé par la France avec des navires turcs, lors d'une opération de contrôle de l'embargo de l'ONU sur les livraisons d'armes à la Libye
Lundi 13 juillet 2020, les ministres des Affaires étrangères des '27' mandatent leur Haut représentant Josep Borrell sur un double mandat : oeuvrer à la désescalade des tensions et se préparer à l'hypothèse contraire. Les Européens sont partagés entre le camp pour des mesures fortes, comme des sanctions, et le camp pro-dialogue.
— La Turquie, « cela fait quelques années que c'est un caillou dans la chaussure » des Européens lâche le ministre allemand des Affaires étrangères, Heiko Maas, devant la commission des Affaires étrangères (AFET) du Parlement européen. Il parle d'une « fenêtre de tir jusqu'à septembre », pour trouver un accord sur la Méditerranée orientale, et les droits maritimes avec la Grèce.
Jeudi 23 juillet 2020, le président français Emmanuel Macron recevant le président chypriote Níkos Anastasiádes à Paris, rappelle la « pleine solidarité de la France avec Chypre, mais également avec la Grèce, face aux violations de leur souveraineté par la Turquie ».
Vendredi 24 juillet 2020, Margaritis Schinas, vice-président de la Commission européenne, lance un appel solennel à Ankara dans une réponse à B2 : « C’est à la Turquie maintenant de décider, une fois pour toutes, sur son choix géopolitique afin de savoir de quel coté de l’histoire, elle veut faire faire partie. »
Jeudi 6 août 2020, Grèce et Égypte annoncent un accord bilatéral de démarcation maritime. Il empêche la réalisation de la grande zone maritime issue de l'accord turco-libyen. Ankara reprend ses relevés sismiques en envoyant le navire turc Oruc Reis, sous escorte de la marine turque, dans une zone entre Crète (sud de la Grèce) et Chypre.
Vendredi 14 août 2020, réunion exceptionnelle des Affaires étrangères à Bruxelles. Les forages exploratoires turcs en Méditerranée orientale sont à l'agenda. « La liste des sanctions que nous avons demandées aux services de l'UE est en cours d'élaboration », indique le ministre grec des Affaires étrangères, Nikos Dendias. (communiqué en grec)
Dimanche 16 août 2020, Ankara annonce la reprise des activités de forage par le navire Yavuz dans une zone chypriote, qui a été délimitée avec l'Égypte.
— Le Haut représentant de l'UE, Josep Borrell, appelle la Turquie à mettre fin à ses activités « immédiatement ». (communiqué)
Mardi 25 août 2020, le ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas continue sa médiation. Il rend visite à ses homologues grec (Nikos Dendias) et turc (Mevlüt Cavusoglu). (communiqué)
♦ Jeudi 27 août 2020, la Turquie concluent formellement deux accords avec le gouvernement d'entente nationale libyen (Tripoli), l'un pour fixer une délimitation de la zone économique exclusive (ZEE) (dans des zones considérées par la Grèce comme relevant de son plateau continental grec), l'autre pour un soutien militaire et de défense.
Jeudi 3 septembre 2020, Jens Stoltenberg annonce un premier accord avec « les dirigeants grecs et turcs ». Les deux alliés sont « convenus d’entamer des pourparlers techniques à l’OTAN pour définir des mécanismes de déconfliction militaire afin de réduire le risque d’incidents et d’accidents en Méditerranée orientale ». Du côté grec, on refuse tout accord « tant que les navires turcs resteront » dans la zone grecque, comme le précise le ministre des Affaires étrangères Nikos Dendias. Lire : Entre Grèce et Turquie, l’OTAN veut s’impliquer. Mais pas trop. Un mécanisme de déconfliction à l’étude
Jeudi 10 septembre 2020, sommet Med7. Les Méditerranéens menacent la Turquie de sanctions. « L'Europe doit parler d'une voix plus unie et plus claire » face au gouvernement turc qui « n'est plus un partenaire », tonne le président français Emmanuel Macron.
Dimanche 13 septembre 2020, le navire de recherche sismographique turc Oruc Reis rentre de la zone grecque au port d’Antalya dans la nuit de samedi à dimanche. Ankara choisit donc d'apaiser les tensions en ne renouvelant pas son avis de navigation (NavTex) comme il l'avait menacé. Aucun changement dans la zone chypriote.
Mardi 22 septembre 2020, mini-sommet, les relations UE-Turquie et la mise en place d'un dialogue direct avec la Grèce sont discutés lors de la réunion (par visioconférence) entre le président turc, Recep Tayyip Erdogan, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président du Conseil européen, Charles Michel. Lire : Carnet 25.09.2020. Lors de son discours à l'Assemblée générale de l'ONU, Erdogan propose l’organisation d’une conférence régionale avec la participation de tous les acteurs de la Méditerranée orientale « pour une solution juste et équitable dans la région » selon l'agence Anadolu. Il y met une condition, la participation des Chypriotes-turcs.
Lundi 5 octobre 2020, le navire de forage turc Yavuz quitte le bloc 6, de la zone économique exclusive au sud-ouest de Chypre
Samedi 10 octobre 2020, les forces maritimes turques annoncent, via un message NavTex, l'envoi du navire de recherches sismique Barbaros Hayreddin Pasa du 10 octobre au 9 novembre dans la région de Méditerranée orientale selon TRT. Il est localisé lundi (12.10) par B2 au large de Paphos (Chypre).
Mercredi 14 octobre 2020, le ministre de l'Énergie Fatih Donez annonce le retour dans la zone grecque du OruçReis (alias Barberousse). « La Grèce n'a pas tenu ses promesses » avance comme prétexte Recep Tayyip Erdogan devant le groupe des parlementaires de l'AKP. Les forces navales turques « continuent d’escorter et d’assurer la protection » du navire indique le ministère de la défense. « Protecteurs déterminés et inlassables de nos droits et intérêts dans nos zones de juridiction maritimes. »
Samedi 17 octobre 2020, le dirigeant turc Recep Tayyip Erdogan promet une visite à bord du OruçReis, qui est accompagné de deux navires off shore turcs Cengiz Han et Ataman. Il est localisé samedi matin à hauteur de l'île grecque de Karpathos, hors de la zone des 12 miles des eaux territoriales turques.
Dimanche 25 octobre 2020, la Turquie émet un nouveau message NavTex, renouvelant les recherches de ses trois navires (Oruc Reis, Ataman et Cengizhan) présents sur zone. Ce jusqu’au 14 novembre. Zone de recherche : à une distance de 16 miles marins de Rhodes (Grèce) et de 50 miles de l'île de Kastellorizo. A la fureur des Grecs. (communiqué du ministère grec des Affaires étrangères et communiqué du porte-parole turc du ministère des Affaires étrangères)
*Vendredi 6 novembre 2020, le dispositif de sanctions sur les forages turcs a été prolongé d'un an supplémentaire (jusqu'au 21 novembre 2021), sans changement (pour l'instant). Deux noms ont fait l'objet de modifications formelles. (décision + règlement)
... à suivre
(dossier assemblé par Nicolas Gros-Verheyde, Hannah Guérin st.)
Mis à jour 3.10 (sommet européen + dates supplémentaires), 12.10 (nouveaux forages), 30.10 (nouveaux forages)
Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).