[Entretien] En Somalie tout a disparu, il faut tout reconstruire (Chris Reynolds)
(B2 - exclusif) La mission européenne de renforcement des capacités somaliennes (EUCAP Somalia) vient de voir son mandat élargi pour se tourner désormais vers la sécurité à terre. Non sans difficultés, reconnaît le chef de la mission, l'Irlandais Chris Reynolds
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Votre mandat est de soutenir le renforcement des capacités somaliennes. Comment cela se passe-t-il ?
— Nous travaillons avec la marine, la police, les juges, les procureurs. Le problème est que pour travailler au renforcement des capacités, et pour soutenir efficacement une infrastructure, il faut mettre en place une formation pour utiliser cette structure, ces équipements. Nous avons besoin d'interlocuteurs qui peuvent recevoir des conseils. Ce n'est pas comme en Libye où les équipements sont toujours là, où ceux qui appartenaient à la marine ou aux garde-côtes sont toujours là. En Somalie, tout a disparu. Les forces sont parties. Il n'y a plus personne qui se souvienne comment diriger la marine, comment former un garde-côte, personne qui puisse faire fonctionner un navire ou utiliser l'équipement. Actuellement, ils n'ont que des petits bateaux qui ne peuvent aller que sur une courte distance.
Un tableau assez négatif au niveau de la sécurité maritime. La situation est-elle la même du côté de la justice ?
— En Somaliland et au Puntland, la justice fonctionne… avec des limitations. À Mogadiscio [la capitale fédérale], c’est plus compliqué. Si vous êtes juge ou procureur, vous êtes très exposé et vous pouvez finir mort si vous contrariez les mauvaises personnes. Les gens se tournent souvent vers le droit traditionnel ou les tribunaux d'Al Shabaab (1) où la charia s'applique. À cela, il faut ajouter que le pays est l'un des plus corrompus au monde et qu'il sort tout juste du statut d'État failli. Comment établir un État de droit comme un État européen dans un environnement peu sûr ? Il faut d'abord avoir une certaine stabilité, une certaine sécurité.
Le pays est aussi très fragmenté ?
— Les relations sont très tendues entre la Somalie et le Somaliland. Et cela ne changera pas de sitôt. Nous devons donc nous débrouiller par nous même. De facto, chaque bureau local peut être considéré comme sa propre mission.
... où sont localisés ces bureaux ?
— Notre QG est à Mogadiscio, avec un bureau de soutien à Nairobi (au Kenya). Mais nous avons aussi quatre bureaux de terrain (Fields Offices) répartis à Hargeisa (Somaliland), Garowe (Puntland), Mogadiscio et Berbera. Nous n’avons pas encore trouvé de locaux à Bosaso [au Nord-Est], mais nous souhaitons y ouvrir un bureau prochainement.
Votre mandat est large, comment arrivez-vous à le mettre en œuvre dans ces circonstances ?
— Notre mandat couvre en effet la police, l'État de droit, le maritime, la gouvernance, les droit humains… C'est extrêmement large. Et avec si peu de conseillers, avec de nombreuses rotations, c'est un défi. Pour l'État de droit, le système judiciaire fédéral est trop faible. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de fermer les unités d’État de droit dans nos bureaux sur le terrain et de déplacer nos conseillers juridiques vers d’autres cellules, vers les unités qui travaillent avec la police, la marine, afin de gagner en profondeur. Pour les autres domaines, notamment le maritime, les obstacles sont nombreux, car les questions sont hautement politiques. Nous utilisons donc ce que j'appelle un système hybride vertical. Depuis 2019, nous avons opté pour une approche plus ciblée et plus profonde, pour essayer de connecter les différents éléments existants au niveau opérationnel. Cela a bien fonctionné jusqu'à présent et le nouveau gouvernement présente de nouvelles opportunités politiques.
Vous parlez d’un souci de personnel. Combien êtes-vous ?
— Jusqu’à il y a deux ans, nous étions à un niveau plutôt bas. Pour le staff international, il y a 169 postes. Avec le processus de recrutement en cours, nous devrions être 110 prochainement. Dans le passé, nous avons eu des difficultés pour recruter, mais cela change. Nous attirons davantage. Du côté des États membres aussi il y a un plus fort engagement, avec presque le double de personnel déployé par rapport aux deux trois années passées. Ce n'est toujours pas suffisant, mais beaucoup plus puissant.
Comment expliquer cet intérêt nouveau pour la mission ?
— Le premier intérêt européen est la liberté de navigation. Le second, la stabilité de la région. Il ne s’agit pas seulement de la Somalie. C'est également important que le Kenya, l'Éthiopie et Djibouti ne soient pas affectés par les luttes pour la sécurité en Somalie. Les Européens ont donc besoin d’avoir au moins une Somalie stable, qui n’ébranle pas toute la région. Parce que c'est dans l'intérêt économique de l'Europe, en matière de migration, de commerce, de diplomatie.
Avec le nouveau mandat, les 27 ont également décidé d’augmenter le budget de la mission de 25%. Qu’allez-vous en faire ?
— Il s’agit surtout d’une augmentation pour soutenir la vie ici parce qu’avec plus de personnel, il y a plus de coûts en salaires, en voyage, et de sécurité. L’an dernier, nous avons augmenté les mesures de sécurité et acheté des véhicules supplémentaires. Car nous assurons notre propre sécurité dans tous les déplacements, avec notre propre force de protection.
Globalement, comment se passe le travail avec vos interlocuteurs somaliens ?
— Comme partout, c’est une question de confiance. Quand ils apprennent à vous connaître et à vous faire confiance, ils sont heureux de travailler avec vous. Cependant, ils s'attendent aussi à ce que vous leur donniez des choses. Ils s'habituent à recevoir de l'équipement, des véhicules, des radios, des uniformes…
Des demandes qui mettent EUCAP en difficulté ?
— Au début, nous étions mal alignés sur les instruments de l'UE. Par exemple, nous travaillions sur un projet avec le ministère de la Pêche pour lutter contre la pêche illégale. Et soudainement, ils ont cessé de répondre au téléphone. Nous avons découvert ce qui s’était passé. L’Union, avec l’ONU, avait mis en place un projet pour soutenir le ministère. Et de facto annulant notre travail. Depuis, nous avons pu améliorer notre budget et travaillons beaucoup mieux avec la délégation européenne. Nous avons réussi de beaux projets, comme la construction d’un bâtiment pour les forces maritimes. Il était important qu'au moins à Mogadiscio, il y ait une sorte de QG, de salle d’opération.
Parlons futur. Vers quoi devrait se diriger EUCAP ?
— Dans le prochain mandat, il serait nécessaire d'inclure de la formation directe. Il serait bon de passer à la formation directe des unités de police maritime, qui ne reçoivent actuellement qu'un soutien intermittent par le biais d'une agence des Nations unies. Et aussi d'être directement impliqués dans le développement d'une Académie des officiers supérieurs de la police ici, à Mogadiscio.
L’objectif de EUCAP, conjointement avec EUTM, est d’accompagner les force de sécurité somaliennes pour qu’elles puissent prendre le relais des différentes missions internationales. À quelle échéance voyez-vous cela ?
— Quand je suis arrivé, l’AMISOM [la force africaine de maintien de la paix] faisait des sorties occasionnelles. Maintenant, cela a changé et les forces somaliennes affrontent Al Shabaab directement. Les forces onusiennes sont plus mobiles, se déplaçant dans tout le pays pour poursuivre Al Shabaab. En parallèle, un plan de transition somalien a été mis en place. L'armée se dote d'unités spéciales, entraînées par les États-Unis, le Royaume-Uni, ou la Turquie. Et derrière ces unités, il y a les bataillons, formés par EUTM Somalia. Les Somaliens font déjà beaucoup plus par eux mêmes. C’est positif.
Nous, nous travaillons avec les Darwish, sorte de Carabinieri. Ils travailleraient avec les forces armées, pour assurer des fonctions de police, stabilisation et respect de l’État de droit dans les zones libérées. Cela va doucement mais sûrement. Il faut dire que le retrait américain n’a pas aidé.
Avec trois missions et opérations en Somalie (EUCAP, EUTM et EUNAVFOR), les Européens sont-ils un partenaire apprécié ?
— EUCAP est devenue une référence dans les domaines où nous sommes actifs. En partie parce que nous sommes quasiment les seuls à être restés à Mogadiscio pendant la pandémie. Nous sommes considérés comme une organisation très fiable. Mais plus globalement, il est vrai que les instruments des missions PSDC peuvent être légèrement maladroits du fait des mandats de deux ans seulement, et des rotations très fréquentes dans les missions ou délégations. Ainsi, il peut être difficile de développer une mémoire d'entreprise, de développer des visions à long terme. Et c'est un point très important lorsqu'il s'agit d'endroits comme la Somalie qui subissent des dommages à long terme et ont besoin de visions à long terme, car si vous ne regardez que cette année, vous allez être découragés. Il faut viser un objectif dans dix ans. Et la façon dont l'UE travaille n'est pas toujours l'idéal pour convertir le soft power... comparé à la façon dont travaillent les Émirats Arabes Unis, le Qatar ou la Turquie.
(Propos recueillis par Leonor Hubaut)
Entretien réalisé le 4 juin, par vidéoconférence, en anglais
- Le groupe islamiste Harakat Al-Shabaab Al Mujaheddin (mouvement des jeunes combattants), plus connu sous le nom de « Al Shabab » qui signifie « la jeunesse » en arabe, prête officiellement allégeance à Al Qaida. En 2006, ils ont pris le contrôle de Mogadiscio. En 2012, ils contrôlent deux tiers du pays.
L’Irlande et la Somalie, ça n’a rien de similaire au premier abord. En quoi votre expérience à la tête des gardes côtes irlandais vous a aidé dans votre travail dans EUCAP ?
J’ai deux réponses. D’abord, il y a un livre sur la seconde guerre mondiale qui dit que la Somalie c’est l’Irlande de l’Afrique : entouré d’eau, avec une histoire de migrations, de famines, de problèmes avec ses voisins. D’une certaine manière, l’Irlande dans laquelle j’ai grandi est une version moins extrême de la Somalie aujourd’hui. Donc je peux me reconnaître et avoir de l'empathie pour la Somalie. Aujourd’hui, l’Irlande est un pays riche, avec une main-d'œuvre très instruite et des gens très heureux. C'est ce que la Somalie pourrait être dans 30 ans.
Par ailleurs, j’ai rejoint les garde-côtes en 1997, alors qu’il ont été créés en 1991, donc tout juste en lancement. Donc je peux aussi faire ce parallèle avec la Somalie. Et puis, quand je dirigeais les gardes-côtes irlandais, j’ai également été président des chefs européens des garde-côtes de l'association douanière de l'Union européenne. Dans certains États, il était impossible de savoir qui dirigeait les gardes-côtes. Nous avons défini les 10 principales tâches nécessaires à chaque État et vu quelles fonctions correspondent à la garde côtière. Une fois que c’est fait, il est plus facile de déterminer quel ministère, quelle organisation est responsable de chaque fonction. C'est assez similaire à la Somalie, où il y a une énorme polarisation et une obstruction entre les ministères.
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