(B2) Utiliser davantage les lanceurs européens, établir un code de la route spatial, envoyer des humains dans l'espace ou lancer des constellations de satellites… L'Europe doit faire feu de tout bois pour résister à l'insolente domination américaine aujourd'hui, chinoise demain, indiquent les dirigeants d'Ariane
La nouvelle génération de fusées européennes Ariane, Ariane 6 (ici Ariane 64) (Arianegroup)
André-Hubert Roussel et Stéphane Israël sont respectivement PDG d’Arianegroup et Arianespace, constructeurs de lanceurs spatiaux.
Les Européens face à la concurrence
C'est important pour la souveraineté de l’Europe d'avoir une présence dans l'espace ?
(André-Hubert Roussel) —L’Europe a besoin de sa famille de lanceurs pour garder son accès souverain à l'espace. Cet accès à l'espace est essentiel pour être libre de notre action. Cette autonomie est absolument fondamentale pour les citoyens européens. Je ne peux pas imaginer que l'Europe n'ait pas son autonomie stratégique face aux États-Unis ou à la Chine — ce qui n'empêche pas les coopérations. Que ce soit dans l'espace ou dans tout autre domaine. La pandémie de Covid-19 a montré le problème de fabrication de masques, et ce n’était pas de la haute technologie, comme c'est le cas des lanceurs. J'aimerais davantage de régulation internationale et de leadership de la part des Européens.
Comment faites-vous face à la concurrence, telle que celle de l'Américain SpaceX ?
(A-H.R.) — Si l’on veut faire des lanceurs à un prix abordable, il faut faire plus de volume. Nous sommes une industrie avec des coûts fixes importants. Si nous faisons trois ou quatre lanceurs par an, nous répartissons les coûts fixes en trois ou quatre lancements. Avec douze lancements par an [comme c'est prévu avec Ariane 6], nous pourrions d'autant mieux répartir ces coûts. SpaceX bénéficie d'un accès au marché spatial et d'une visibilité grâce à un soutien institutionnel très fort. Cela lui permet de s'imposer sur le marché commercial et organiser sa production. L’Europe a aussi réalisé qu’il fallait plus de missions institutionnelles, et c'est ce vers quoi nous allons.
.... avec davantage de financements publics ?
(Stéphane Israël) — La prochaine conférence ministérielle de l’Agence spatiale européenne (ESA) pourrait apporter de bonnes nouvelles. Le nouveau directeur général Josef Aschbacher a de grandes ambitions. Il a compris que l'Europe doit réagir pour ne pas devenir un acteur de second plan. Il est certain qu’il veut obtenir des financements. Et il y a aussi l’opportunité des plans de relance nationaux : Emmanuel Macron, le président français a déjà annoncé que le plan français financerait le secteur spatial, l'engagement est fort aussi du côté italien. Les investissements privés arrivent aussi en plus grand nombre.
Mais il n'y a pas en Europe un Buy European Act* comme aux États-Unis. Les Européens peuvent donc lancer leurs satellites à bord de fusées américaines ou russes. C'est un problème ?
(S.I.) — La compétitivité de nos lanceurs dépend fortement du niveau d’engagement du secteur public. Plus la demande publique sera importante, plus nos lanceurs seront compétitifs. J’aimerais que les institutions et les États européens lancent tous leurs satellites avec des lanceurs européens et que les programmes spatiaux européens soient plus nombreux. En somme, que l’Europe s’inspire des pratiques américaines. Pour nous battre à armes égales avec nos concurrents américains, il faut plus une ambition européenne toujours plus forte.
Dans le domaine de la surveillance spatiale, les Américains dominent également ?
(A-H.R.) — Les États-Unis dominent clairement. Cet aspect devrait résonner auprès des institutions, et amener au développement d’un space traffic management [NB : la gestion du trafic dans l'espace, un véritable code de la route]. Nous avons tous besoin de l'espace. Il est fondamental de s'assurer que l’on n'accepte pas la domination et la réglementation d'un seul acteur. Les États-Unis utilisent SpaceX comme un instrument de domination de l'espace face à la Chine. L'Europe doit se réveiller. Nous ne pouvons pas être dépendre d'autres puissances pour accéder à l'espace. L'Europe a besoin de son autonomie stratégique dans l’espace, face aux États-Unis ou à la Chine.
L'espace demain
Comment voyez-vous l'espace dans l'avenir ?
(A-H.R.) — En fait, nous sommes au tout début de l'utilisation de l'espace. Aujourd’hui, nous lançons de la terre vers une position orbitale. Les clients ne se soucient pas de la 'réutilisabilité' des lanceurs. Demain, il y aura beaucoup plus d'activités économiques et d'activités liées à la défense dans l'espace. L'espace va devenir un territoire d’une activité humaine plus intense, comme le sont les océans. Nous aurons alors besoin de moyens de transport pour y aller, s'y déplacer et en revenir. Et le moyen de transport c’est nous !
Un moyen de transport, aller... et retour ?
(A-H.R.) — Oui. J’aimerais que nous contribuons à construire un système de transport spatial ou logistique spatiale, robuste et durable, pour travailler dans l'espace. J'imagine une flotte de véhicules pour transiter entre les orbites, réparer les satellites, aller sur la Lune, organiser la présence pérenne dans l'espace et ne pas laisser le satellite vogueur stationné quelque part, désorbiter certains satellites... Organiser la présence dans l'espace, en quelque sorte.
Et dans l'avenir, envoyer des personnes dans l'espace ?
(S.I.) — Bien sûr. J’imagine dans le futur qu'Arianespace puisse envoyer des humains dans l’espace. C'est le seul domaine où l’Europe n'a pas encore d'accès autonome. Ce qui était considéré comme un rêve il y a quelques années suscite de plus en plus d'intérêt de la part des acteurs publics. Nous allons voir si le sujet progresse lors des prochains grands rendez-vous spatiaux européens.
À plus court terme, sur quels projets spatiaux l'Europe devrait-elle se pencher ?
(S.I.) — J’aimerais que nous développions les projets les plus innovants possibles ; je pense en particulier à une grande constellation de satellites en orbite basse, qui viendrait compléter les programmes emblématiques que sont Galileo et Copernicus. D’ici la fin de la décennie, j’espère qu’Arianespace pourra jouer un rôle clef pour les ambitions européennes en matière de connectivité globale et de surveillance environnementale.
Dernier point, les fusées Ariane sont faites entre différents pays européens : France, Allemagne, Suède... Construire tout au même endroit serait-il pas plus efficace ?
(A-H.R.) —Nous sommes dépendants les uns des autres, mais cela peut être un avantage pour l’Europe, parce que ce partage crée un sentiment d’appartenance et chaque pays a sa spécialisation, son expertise. Airbus partage aussi ses tâches entre différents pays, personne ne conteste sa compétitivité face à Boeing. Et nous avons déjà fait des progrès considérables pour Ariane 6.
(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)
*Le Buy American Act est une loi américaine qui demande au gouvernement des États-Unis de toujours préférer l'achat de matériel américain.
Entretien réalisé en anglais, dans les locaux d'Arianegroup aux Mureaux (région parisienne), avec trois autres journalistes (Agence Europe, Euractiv, EU Political report), vendredi 9 juillet.