(B2 - exclusif) L'effondrement de l'Afghanistan, la situation en Éthiopie ou au Soudan, interrogent quant à la poursuite de l'aide de l'Union européenne et de ses États membres. Le Suédois Tomas Tobé, à la tête de la commission Développement du Parlement européen, appelle à un changement de pratique à la veille du sommet UE-Afrique.
L'eurodéputé (Moderaterna) vient de signer pour le groupe du Parti populaire européen (PPE) un position paper sur les relations entre l'Union européenne et l'Afrique. Le plaidoyer est celui d'un nouveau « partenariat gagnant-gagnant ». Il soutient également une position radicale, visant à « conditionner l'aide au développement à la coopération avec l'Union européenne » sur les questions telles que les droits de l'Homme, la bonne gouvernance, le commerce illicite des armes ou la gestion des migrations.
Vous avez porté en 2020 pour la commission DEVE un rapport d'initiative critique sur l'aide au développement, voulu comme un signal d'alarme. Est-ce que l'alarme a été efficace ?
— Pour moi, il est clair que nous avons besoin d'un partenariat plus étroit et plus efficace aujourd'hui. Nous voyons que la Chine et la Russie sont en Afrique, avec leur propre agenda, et je crois vraiment que l'Union européenne peut offrir un agenda positif pour nos partenaires africains, en précisant nos attentes. Car nous avons des attentes en matière de droits de l'Homme, de gouvernance, de changement climatique et bien sûr sur la question la plus sensible de la migration. Vous pouvez appeler cela des conditions, la question est sensible, mais c'est la seule façon de continuer.
Cela fait-il partie du partenariat "gagnant-gagnant" que vous défendez ?
— Il faut être clair. Les Chinois peuvent offrir plus d'argent facile. Mais, en même temps, cela entrainera plus d'endettement parce que les Chinois prêtent l'argent. Nous sommes prêts à contribuer. Mais nous avons aussi quelques conditions. Cela peut générer des discussions très difficiles avec certains de nos partenaires africains, par exemple sur les droits de l'Homme, mais je pense aussi que c'est le rôle de l'UE de faire ainsi.
C'est aussi la question de la migration que vous avez mis en avant ?
— Bien sûr, et c'est la question la plus sensible. La question a divisé même au Parlement européen. Je rappelle que l'Union a destiné 10% de l'instrument NDICI Global Europe pour la gestion de la migration. Mon intention ne se limite pas à la question des réadmissions et au retour des étrangers. Ma préoccupation est que nous nous attaquions à la cause principale des migrations : nous devons penser à ce que nous pouvons faire, en terme d'éducation, de travail, d'espoir, d'opportunités, pour que ces jeunes gens choisissent de rester dans leurs pays.
Pour vous, la coordination entre l'Union et les États membres est le point faible ?
— Il revient vraiment aux États membres et aux grands donateurs de comprendre qu'il est dans leur propre intérêt d'essayer de faire plus de choses ensemble dans l'esprit de la Team Europe. Bien sûr, ça prend du temps, mais c'est ce vers quoi les grands donateurs, la France, la Suède, etc. doivent aller.
Qui doit assurer cette coordination ?
— La plus grande responsabilité revient à la Commission européenne. Je dirais même qu'elle en a l'opportunité. Nous lui avons donné un instrument important, le NDICI Global Europe, avec une grande flexibilité. Le Parlement européen aura une influence sur les programmes. Mais c'est vraiment la Commission qui doit être leader.
Vous critiquez le fait que la coopération au développement de l'UE avec l'Afrique n'est pas suffisamment alignée sur les efforts propres des pays partenaires et des besoins locaux ?
— Si vous parlez avec des partenaires africains, d'expérience, ils vous répondent que ce dont ils ont besoin, c'est de créer des millions d'emplois pour les jeunes ! Souvent, l'aide au développement est importante pour eux, mais l'investissement privé l'est davantage. C'est quelque chose qui ne se reflète pas encore totalement dans notre politique de développement. En Afghanistan, nous essayons bien sûr d'arrêter la faim, mais ce n'est pas suffisant à long terme.
Justement, l'Afghanistan était hier sous perfusion des donateurs et bailleurs internationaux. La situation y est aujourd'hui pire au niveau humanitaire. Malgré « beaucoup d'argent dépensé » pour reprendre vos mots. Quelles leçons en tirez-vous ?
— Premièrement, nous aurions dû apprendre davantage de la part des femmes afghanes pendant ces années. Elles ont soulevé la question, collectivement, du problème de la corruption en Afghanistan et je ne pense pas vraiment que l'UE les a assez écoutées. Ce que nous avons fait pendant 20 ans, c'est de nourrir la corruption. Je ne dis pas que tout était était une erreur, mais maintenant avec le régime des Taliban, nous devons vraiment nous interroger. Quand j'entends dire, « oui je peux obtenir la nourriture, mais seulement si je vais à la mosquée cinq jours par semaine », je dis qu'il est difficile de contrôler, vérifier que notre aide ne soutient pas le régime.
Cela veut dire qu'il faut savoir arrêter certaines aides ?
— Nous faisons face à des choix. Les besoins humanitaires sont partout dans le monde. Nous avons une obligation morale d'essayer de créer un meilleur développement pour les gens. Mais nous ne pouvons pas être politiquement naïfs. Nous devons apprendre, à poser plus de conditions dans certains cas. Et peut-être que nous pourrions avoir des aides plus efficaces.
Mais il y a des pays où les besoins sont criants. Comme l'Éthiopie ?
— Nous avons été trop positifs en Europe. Nous avons tous pensé que l'Éthiopie pouvait être un partenaire économique important pour nous, et nous n'avons pas mesuré le risque qui était pourtant évident et que l'on voit aujourd'hui...
... Et le Soudan : l'Union européenne doit-elle poursuivre ou interrompre sa coopération ?
— Nous sommes à la croisée des chemins. Nous devons vraiment apprendre des gens sur le terrain. Car ce sont eux qui ont les meilleures connaissances. Il n'y a rien aujourd'hui qui nous donne l'espoir que ce que nous faisons contribue à quelque chose de positif.
— Il y a un an, vous alertiez sur le risque que les pays en développement perdent dix ans de progrès à cause de la pandémie de Covid-19 si rien n'était fait. Et aujourd'hui ?
— La pandémie a vraiment fait reculer la progression de ces pays vers l'agenda 2030. Il faut d'abord augmenter la production de vaccins en Afrique, où les taux sont si bas. Il faut aussi soutenir l'éducation, l'adaptation au changement climatique. Mais aussi, je le répète, nous concentrer sur l'emploi. Nous avons besoin d'un nouveau paquet d'investissement UE-Afrique. C'est la chose la plus importante parce que vous ne pouvez pas atteindre le changement durable si les gens ne disposent pas des moyens de subvenir eux-mêmes à leurs besoins et à ceux de leur famille.
Vous saluez donc l'annonce de la Commission européenne d'un plan de 150 milliards pour l'Afrique ?
— C'est difficile à dire. Il n'y a pas encore eu beaucoup de détails donnés sur ces 150 milliards. En soi, je pense que c'est positif, c'est une bonne initiative. Les chiffres sont assez impressionnants. Le plus intéressant sera de connaître la part du secteur privé. Parce que nous savons que l'argent public ne sera jamais suffisant si vous voulez avoir de vrais résultats. Le capital privé pour l'Afrique, c'est la question vraiment la plus importante.
On est encore loin de l'objectif de 0,7% du revenu national brut (PNB) consacré à l'aide au développement comme s'y était engagée la commissaire Jutta Urpilainen aux Partenariats Internationaux. Est-ce un voeu pieu ? Qui fait plaisir à l'opinion mais qui ne sera jamais atteint ?
— Bonne question ! Voyons le côté positif. Il est clair que de plus en plus de pays comprennent que l'aide au développement est en train de devenir une partie plus centrale de la politique étrangère. Et qu'il ne s'agit pas seulement de faire plaisir à son opinion, mais qu'il en est de leur propre intérêt. Je pense qu'il sera dès lors plus facile d'atteindre l'objectif dont nous avons besoin. Je sais aussi qu'il est très difficile de convaincre encore de nombreux pays d'augmenter leur participation. J'aimerais être surpris !
(Propos recueillis par Emmanuelle Stroesser)
Entretien réalisé par visioconférence le 14 février en anglais. Traduction par nos soins