(B2) Moins d'un libanais sur deux s'est déplacé le dimanche 15 mai pour renouveler le Parlement libanais (128 sièges) pour quatre ans. Le paysage politique confessionnel reste morcelé, mais l'entrée de "nouveaux" pourrait-elle faire l'amorce d'un renouvellement de la classe politique ? Le pays en a besoin, selon les regards croisés d'un député européen et d'un libanais responsable d'une ONG.
Beyrouth ravagée, après l'explosion du port en août 2020 (crédit : Commission européenne)
Le Courant patriotique libre, le parti créé par le président actuel du pays Michel Aoun, reste en tête des groupes, avec 17 sièges mais perd un siège par rapport à 2018. Les forces chiites du Hezbollah se maintiennent elles à 13 sièges, et son allié du Mouvement Amal passe devant avec 14 sièges (+4). Malgré cela, les chiites perdent la majorité absolue qu'ils détenaient avec leurs autres alliés qui eux subissent des échecs. Les Forces libanaises (chrétiennes) de Samir Geagea, anti Hezbollah, regagnent elles, 4 sièges, se portant ainsi à la deuxième place avec 16 sièges. Les réformistes issus de la société civile font leur entrée en force en remportant 13 sièges. Aucune nouvelle majorité ne se dégage dans la nouvelle assemblée. (1)
L'enjeu du nouveau gouvernement qui doit maintenant être formé va être de sortir le pays de sa chute économique vertigineuse qui dure depuis 2019, exacerbée par le blast du port de Beyrouth. La négociation d'un plan de sauvetage avec le FMI est sur la table.
L'eurodéputé Christophe Gruder, rapporteur permanent sur le Liban pour le groupe Renew, et Karam Abi Yazbeck, coordinateur régional de la Caritas, nous ont livré leurs analyses et observations sur la vie et l'avenir du pays.
Un pays au bord du chaos
Une reconstruction lente
Le port de Beyrouth a explosé il y a presque deux ans (le 4 août 2020), emportant une partie de la ville. Depuis, la capitale mais aussi le pays n'arrivent pas à se relever. Les responsables de cette explosion n'ont toujours pas été jugés. Au quotidien, à Beyrouth, la vie se rythme au nombre d'heures d'électricité disponible. « À peine deux heures », souffle Christophe Grudler. L'eurodéputé, rapporteur permanent sur le Liban pour son groupe Renew, a fait partie de la délégation du Parlement européen qui s'est rendue au Liban pour les élections, du 13 au 16 mai 2022.
La classe moyenne a disparu
À 9 heures, un jour de semaine, Karam Abi Yazbeck est coincé dans les embouteillages de Beyrouth. Il attend, fataliste. La vie quotidienne des libanais est une longue dégringolade, confirme-t-il. Coordinateur régional pour l'ONG CARITAS MONA (Moyen-Orient, Afrique du Nord, Djibouti et Somalie), ce Libanais a peu d'espoir que les élections changent radicalement la donne. Même s'il le faut, car la misère devient endémique. Quatre personnes sur cinq vivent aujourd'hui dans la pauvreté décrit un récent rapport des Nations unies (cf encadré). « La classe moyenne était la classe productive, travaillant à l’étranger parfois et envoyant de l'argent au pays…Ingénieurs, avocats, médecins sont aujourd'hui chez eux, au chômage. »
L'univers du cash
Il n’y a plus d’argent dans les banques. « On ne peut plus toucher ce qui date d'avant le 17 octobre 2019 (2). Ce sont des chiffres dans les banques mais plus de la vraie monnaie. Il n’y a plus de chèque. On doit tout utiliser en cash ! Payer les gens, les fournisseurs, etc. C’est un grand risque en terme de sécurité, de fraude, de corruption », témoigne Karam Abi Yazbeck. Les retraits sont limités à « 200 dollars par mois ». « C'est rien », lâche Karam Abi Yazbeck, l'équivalent de 301.500 livres libanaises. Pire peut-être, le Liban devient l'univers du cash. Le summum du paradoxe absurde dans un pays où la corruption est endémique.
Un problème systémique
Le problème est « systémique », résume Christophe Grudler. Le cynisme côtoie la misère lorsque les membres des partis politiques vendent des générateurs dénonce l'eurodéputé... « Quel intérêt ont-ils à ce que l’électricité soit rétablie ? Ils font du business sur l’absence d’électricité ! Les plus fortunés arrivent à acheter des générateurs, avoir de l’essence. » Le PIB, lui, ne cesse de chuter, « divisé par trois en cinq ans »...
La bonne nouvelle des élections
Christophe Grudler regarde le verre à moitié plein. La première des « bonnes nouvelles » est que ces élections législatives aient pu se dérouler, « ce dont nous n’étions pas sûrs il y a quelques mois » rappelle-t-il. « La pression mise notamment par l’Union européenne — et son aide financière pour équiper en isoloirs, urnes, etc. — pour la tenue de ces élections était indispensable pour le développement de la démocratie libanaise ». L’état libanais a organisé ses élections. Les gens ont pu s’exprimer. « C’est une petite victoire qui montre que les choses progressent un peu au Liban. » Même si les conditions ne sont de loin pas optimum selon les premières constatations de la mission d'observation électorale européenne (3).
Abstention élevée mais...
Avec 41% de participation, le taux d'abstention augmente de 7 points par rapport à 2018. L'explication de cette abstention se trouverait davantage du côté chiite, avec une moindre mobilisation, qu'en raison du retrait politique de l'ancien premier ministre Saad Harriri et son Courant du futur (sunnite), soupèse Christophe Grudler. Cela se traduit à l’arrivée par une perte de sièges par les alliés du Hezbollah. Et l'entrée d'une douzaine de "nouveaux". Parmi eux « des nouveaux nouveaux » selon l'expression de Christophe Grudler. Comprendre : des Libanais issus du soulèvement populaire de 2019. Les autres, les « anciens nouveaux », sont d'anciens parlementaires qui avaient démissionné après l'exposition du port de Beyrouth.
... l'amorce d'un nouvel équilibre ?
Ce groupe de "nouveaux" pourrait être celui qui fera la différence dans la composition de la nouvelle assemblée, analyse Christophe Grudler. Car ils pourraient « chercher le renouveau et le consensus avec les modérés à l’intérieur des deux blocs, car il y en a ! ». Ces deux gros blocs sont fragilisés. « Le Hezbollah reste fort, de même que les Forces libanaises (chrétiens et maronites). Mais aucun n’a la majorité ». « Les Forces libanaises ne forment plus un bloc monolithique ». Le bloc autour du Hezbollah et de Amal a perdu du terrain.
Le noeud du système confessionnel
Karam Abi Yazbeck ne croit pas qu’il y aura beaucoup de changement. La faute en partie au système confessionnel. « Nous n’avons pas de système juridique comme il faut. État et gouvernement ont été corrompus. Les gens, pour se sentir protégés, pour les services, pour tout, vont chez le leader politique ou religieux. Même les leaders religieux, des autocrates, dominent. » Les discours politiques confessionnels à l'occasion des élections ne sont pas pour le rassurer. « Comme dans les années de guerre. Les chrétiens vont aller voter contre le Hezbollah et non voter pour un projet. Les chiites vont voter pour Hezbollah. Les sunnites ce que l’Arabie saoudite veut… »
L'Union européenne essaye de faire entendre sa voix
La tenue de ces élections doit maintenant déboucher sur la formation « rapide » d'un gouvernement, presse le Haut représentant de l’UE, Josep Borrell, dans un communiqué mardi (17 mai), deux jours après les élections. L'Union européenne use de la carotte plutôt que du bâton pour l'heure, en promettant de participer à l'effort de reconstruction.
Faut-il passer à des sanctions ? Les 'pour'
L'Union européenne doit-elle utiliser l’arme des sanctions pour faire bouger les choses ? Car il y a un cadre de sanctions qui a été adopté mais qui n’a jamais été appliqué. L'eurodéputé en est convaincu. « J’entends déjà les critiques nous dire, si les gens ne sont pas bien c’est la faute aux sanctions de l’Union européenne. Sauf que, que l’Union européenne verse ou non de l’argent, il n’arrive jamais chez les gens ! Donc cela ne change rien, si ce n’est pour ceux qui vivent sur le système, les oligarques. Donc il ne faut pas avoir peur des sanctions ».
... et les 'contre'
Karam Abi Yazbeck est d'un tout autre avis. Auprès de Caritas, il travaille justement le plaidoyer pour limiter les sanctions à cause de leur impact sur la population, et non sur les dirigeants visés. « Le système public libanais est détruit; Pour faire une carte d’identité, ou autre, tout est arrêté. Ouvert un jour par semaine..., et même ce jour ne suffit pas; C’est le chaos total. On est en train de détruire l’État. Or les ONG ne peuvent pas remplacer l’État. »
(Emmanuelle Stroesser)
La pire crise économique et financière de l'histoire du pays
Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme, Olivier De Schutter, expert indépendant, dénonce dans un récent rapport les actions destructrices des dirigeants politiques et financiers du Liban, responsables du fait que la majeure partie de la population du pays s’est enfoncée dans la pauvreté. « L'impunité, la corruption et les inégalités structurelles ont été intégrées dans un système politique et économique vénal conçu pour faire échouer ceux qui sont en bas de l’échelle », écrit-il.
Le détail des résultats sur le site du ministère de l'Intérieur libanais.
Des milliers de libanais dans plusieurs villes du pays sont descendus ce jour là manifester contre une hausse de taxes (et l'annonce d'une nouvelle taxe sur les appels effectués via les applications de messagerie Internet) et la classe politique. Le lendemain, une grève générale était décrétée. Saad Hariri (Courant du futur) était alors premier ministre. Il a annoncé son retrait de la vie politique en janvier 2022.
Globalement les bureaux de vote ont été ouverts à l’heure dans l'ensemble du pays. « L’armée était présente devant chaque bureau de vote pour sécuriser les abords, et la police à l’intérieur, dans les couloirs », rapporte le député. Les conditions du scrutin n'ont, elles, pas été totalement satisfaisantes selon les conclusions préliminaires de la MOE. Lors d’un point presse à Beyrouth, mardi (17 mai) le chef de la mission, le Hongrois György Hölvényi (KDNP/PPE) a notamment pointé les problèmes de corruption (achats de voix), et regretté qu’aucune de la vingtaine de recommandations d’une précédente mission n’ait été mise en place.
Interviews réalisées par téléphone (avec C. Grudler) mercredi 18 mai et visioconférence (avec K. Yazbeck) vendredi 13 mai.