[Entretien] Les 27 devraient davantage emprunter auprès de la BEI pour leur sécurité et défense (Kris Peeters)
(B2) Les possibilités d'emprunt auprès de la Banque européenne d'investissement sont pour l'heure limitées aux biens à double-usage (civil et militaire). Une pratique qui pourrait changer, sous l'impulsion des États membres. Décryptage du vice-président de la BEI, Kris Peeters.

Kris Peeters est le vice-président de la Banque, en charge de la sécurité et défense depuis janvier 2021. Il connait bien le secteur et l'Europe pour avoir été ministre belge de l'Économie dans le gouvernement de Charles Michel (2014-2019) puis député européen (2019-2021). Au Parlement européen, il a notamment été rapporteur sur les marchés publics et les transferts des équipements de défense.
Pourquoi la BEI ne finance-t-elle pas globalement la défense et se limite aux biens à double usage ?
— Ce choix très clair a été fait il y a plusieurs années, notamment à cause des marchés de capitaux. Chaque année, nous devons trouver environ 70 milliards € provenant des marchés de capitaux européens, américains, asiatiques pour financer nos activités. Investir dans le matériel de défense crée un souci, car les marchés financiers pourraient réagir de manière négative. Beaucoup de banques n'investissent donc plus dans la défense.
La guerre en Ukraine pousse les 27 à investir davantage dans leur défense. La Banque pourrait-elle adapter son rôle ?
— L'investissement dans la défense est en effet un sujet sur la table en ce moment. La Commission européenne rendra un rapport sur les lacunes d'investissement dans les capacités [le 18 mai], puis les Chefs d'État et de gouvernement se retrouveront plus tard [NB : les 30 et 31 mai]. Il sera très important de voir quelles seront leurs conclusions sur le déficit d'investissement, et sur ce que la Banque peut faire. Pour moi, la BEI doit jouer un rôle.
Le Conseil européen pourrait demander à la Banque de changer ses statuts ?
— Si c'est le cas, nous nous retrouverons avec un nouveau fait devant nous. Nous devrons alors ouvrir le débat au sein de la Banque. Car nos 27 actionnaires en auront décidé ainsi. A voir ensuite quels seront les résultats. Il faudra prendra bien sûr en compte dans cette discussion deux éléments : le marché des capitaux et le rôle de la BEI comme « Banque du Climat » (1).
Aucune banque européenne n'est actuellement reconnue comme étant LA banque qui investit dans la défense ou le double usage. N'y a-t-il pas un vide à combler, et une opportunité pour la BEI d'occuper cette place ?
— Il est de plus en plus important d'investir dans les capacités militaires. Mais les banques et institutions financières ne sont pas en mesure de le faire. [Sinon] le marché des capitaux punira ces institutions financières qui investissent dans le militaire.
... Pourquoi ?
— Les marchés sont contre. Car ils craignent une réaction très forte de la société civile. Mais, en même temps, certains acteurs nous demandent d'aller plus loin. C'est l'un des grands paradoxes du débat sur la sécurité et de la défense. Nous devons donc trouver le bon équilibre et les bons instruments pour le faire. On compte sur la Banque européenne d'investissement pour être une référence du monde financier. Si jamais la BEI allait dans cette direction, ce serait un signal important vis-à-vis des institutions financières.
L'industrie et les États membres se tournent-ils déjà vers la Banque, dans le cadre actuel, quand ils ont besoin d’investissements ?
— Je pense que ce n'est pas le cas. Pour plusieurs raisons. Tout d'abord, les ministres de la Défense n'ont pas l'habitude de penser en termes d'ingénierie financière. Ils ne pensent qu’à leur budget décidé pour leur ministère et comment l'utiliser. Ensuite, nous accordons des prêts et non des subventions. Donc vous devez avoir un 'business model' qui permette de rembourser le prêt et les intérêts.
... Mais il y a des possibilités ?
— Oui, en double-usage. Nous l'avons fait avec les Italiens ou, en particulier, pour les casernes de gendarmerie en France. Je demande une chose : parlez avec votre ministre des Finances, et parlez avec nous. Enfin, nous avons besoin d'une réflexion davantage européenne. Mais nous devons être conscients que les 27 n'ont pas tous le même tissu industriel.
Cela veut-il dire qu'il y a un manque de confiance entre les États qui empêche davantage de coopération ?
— La BEI est une banque publique. Tout n'est pas public. Mais nous sommes une banque publique. Cela veut dire que la Banque doit être transparente. Nous devons donner certaines informations à nos partenaires, et au public. Et la société civile regarde très près ce que nous faisons. À la Banque, nous avons l'habitude de travailler avec des lettres de non-divulgation (2), c'est une pratique courante, et non seulement dans le secteur de la sécurité et défense.
Les États sont surtout inquiets d'être liés à un prêt, qui comptera ensuite dans leur dette ?
— Tout est lié. D'un côté, parce que nous avons aussi la discussion sur le pacte de stabilité et de croissance (3), où les pays avec un taux d'endettement élevé ne veulent pas aller dans cette direction. Certains disent ne pas avoir besoin d’argent. D'autres ont de l'argent. Et on se demande pourquoi ils n'investissent pas dans la sécurité et défense. Enfin, il y a l'exemple de l'Allemagne qui vient de lancer un fonds de 100 milliard € d'investissements (4). Alors se pose la question : comment le financer ? d'où vient l'argent ?
Autre sujet : la taxonomie. Les industriels sont très inquiets ? Est-ce votre point de vue ?
— La discussion autour de la taxonomie sociale est plus ou moins sous contrôle. Le débat autour de l'Ecolabel, d'après ce que j'ai compris, est gelé pour le moment. Nous ne pouvons pas avoir des initiatives européennes de défense et ensuite, avec ces recommandations, tuer tous les projets. Nous devons être cohérents : il n'est pas possible à un moment donné de dire que les armes ne sont pas acceptables alors que ces industries sont engagées dans le Green Deal et la défense des valeurs européennes.
La BEI a lancé sa deuxième édition du SESI, l'initiative stratégique de sécurité européenne, le successeur de l'initiative de sécurité européenne (ESI). Quels projets sont les plus importants ?
— La cybersécurité est un problème, pas seulement pour les militaires. Nous investissons dans une entreprise aux Pays-Bas qui prévient des cyber-attaques. Nous investissons aussi dans les infrastructures : des logement de haute qualité pour les militaires et les policiers et de leurs familles, avec un travail sur l'efficacité énergétique, en lien avec le Green Deal. Nous avons une valeur ajoutée à offrir dans le domaine de la sécurité et la défense verte. À savoir que la défense est responsable de 6% des émissions de gaz à effet de serre. Maintenant, je dois essayer de convaincre les secteurs privé et public de venir à nous.
Ce programme est doté d'un budget de 6 milliards d'euros jusqu'en 2027. Soit le même montant que le précédent ?
— Nous en avons beaucoup discuté en interne. Le programme précédent (ESI), lancé en 2018, comprenait 6 milliards €. Et nous n’avons investi que 4 milliards €. Mais avec le développement des nouvelles technologies, nous sommes convaincus que nous pouvons investir un milliard par an désormais. Nous avons donc décidé d’investir 6 milliards € pour 2022-2027. La discussion s’est déroulée avant la guerre en Ukraine. Mais je pense qu’aujourd'hui c'est un objectif raisonnable.
Le mécanisme financier de coopération (5) avait aussi été mis en place pour faciliter les investissements dans la défense. Mais il n'est toujours pas utilisé ?
— Il n'est pas encore mise en œuvre. C'est un élément qui, je l'espère, figurera également dans les documents du mois de mai : nous pouvons lancer de nouvelles initiatives, mais certainement aussi rendre les anciennes initiatives opérationnelles.
Il est donc dans une impasse ?
— Quand je suis arrivé à mon poste en janvier 2021, j’ai eu l'impression que les pays prenaient leur temps. Je peux comprendre qu'avant la guerre en Ukraine, nous avions d'autres préoccupations, comme le Green Deal. Créer une nouvelle culture de la défense et de la sécurité va dans la bonne direction, mais nous n’y sommes pas encore.
Comment fonctionne le partenariat avec l'OTAN ?
— Nous pouvons faire beaucoup de choses. Et j'espère que nous pourrons nous comprendre. Parce qu'il y a deux initiatives qui sont importantes : l’accélérateur DIANA et le fonds d'innovation qui sera normalement situé au Luxembourg (6). J'essaie de convaincre l'OTAN que nous sommes complémentaires. Et aussi que nous pouvons les conseiller sur leur initiative de défense verte. Mais il faut rester très prudent, parce que certains membres de l’UE ne sont pas membres de l'Alliance.
Qu’avez-vous en tête comme coopération, plus concrètement ?
— Nous avons beaucoup de connaissances en tant que banque du climat. Nous pouvons offrir à l'OTAN des conseils, des méthodes, ouvrir le débat avec eux sur ce que peut signifier la défense verte. Nous pouvons faire plus, plus concrètement sur cette défense verte. Une autre idée très importante pour l'OTAN concerne la mobilité militaire. Quand vous avez un conflit en Europe de l'Est, et que vous envoyez des armements depuis le port d'Anvers ou de Rotterdam vers la Roumanie, je peux vous dire que c'est compliqué.
(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)
Interview réalisée jeudi (5 mai) en face à face dans les locaux de la BEI à Bruxelles, en anglais
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