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[Entretien] L’intelligence artificielle le fer de lance du renseignement de demain (Grégoire de Saint-Quentin)

(B2) Pour anticiper les crises, avoir un coup d'avance sur l'adversaire, le rôle du renseignement est crucial. L'intelligence artificielle peut aider à prendre l'avantage sur le terrain. Un sujet dont l'Union européenne doit se saisir, plaide Grégoire de Saint-Quentin, le vice-président de Preligens. 

À la European Defence & Security Conference, Preligens cherche à convaincre ses interlocuteurs de l'importance de l'intelligence artificielle (Photo : © AF/B2)

Grégoire de Saint-Quentin, est un nom bien connu dans le milieu militaire. Diplômé de l'école spéciale de Saint Cyr en 1983, il intègre les troupes de marine, servant dans les régiments parachutistes (du 3e RPIMa au 1er RPIMa). Déployé dans le Golfe en 1991 (il y sera blessé), à Kigali au Rwanda (de 1992 à 1994), et en ex-Yougoslavie, il devient le chef de corps du 1er RPIMa de 2004 à 2006. Chef du bureau de planification (J5) à l'état-major de 2009 à 2011, il devient ensuite commandant des éléments français au Sénégal (2011-2012), puis prend le commandement de l'opération Serval sur le terrain au Mali (à Gao) de janvier à août 2013. Rentré à Paris, il devient le chef du commandement des opérations spéciales (COS), de 2013 à 2016, puis sous-chef Ops (opérations) de l'état-major des armées jusqu'à 2020 (lire : IEI : au tour des opérationnels de plancher. Une rencontre « de bon niveau » (Gén. de Saint-Quentin)). Il quitte la carrière active en septembre 2020. Il a été auditeur de la 61e session de l'IHEDN.

Pourquoi a t-on besoin d'intelligence artificielle dans la défense aujourd'hui ? 

— L'environnement géopolitique évolue fortement. Être capable de traiter toutes les données de renseignement permettrait de comprendre des situations, détecter des intentions potentiellement hostiles. Avec les guerres hybrides, il y a un vrai besoin de comprendre ce qu'il se passe, d'où peut nous venir le prochain coup. Nous en avons également besoin en Europe pour analyser nos propres systèmes, comprendre comment ils fonctionnent, voir où sont nos propres vulnérabilités. Tout cela, l'intelligence artificielle peut le faire. Elle est même nécessaire.

Il s'agit donc d'avoir un temps d'avance sur l'adversaire ? 

— Exactement. Les analyses vont beaucoup plus vite pour traiter les données et comprendre les données et les intentions de l'adversaire. Vous comprenez mieux les situations parce que vous traitez toutes les informations à votre disposition. Vous pouvez même faire ressortir des signaux faibles. Vous gagnez donc en supériorité informationnelle et décisionnelle. Dans un environnement qui change très rapidement, c'est très important. Sinon l'adversaire impose son rythme de décision.

Que propose Preligens pour y répondre ? 

— Nous produisons des analytics. C'est-à-dire une capacité à analyser des données de renseignement. Notre produit phare c'est l'analyse des images satellites qui permet de détecter automatiquement des observables militaires sur des photos. Aujourd'hui nos clients n'ont pas la ressource humaine pour tout traiter. Le logiciel libère l'analyste de cette charge de travail. Ce qui permet à nos clients, qui sont les agences de renseignement des pays de l'UE — et nous espérons un jour l'Union européenne elle-même — de regarder toutes les photos que leurs satellites et capteurs envoient.

Quelle différence concrète cela apporte sur le terrain ? 

— Prenez une zone de conflit dans laquelle il y a des réfugiés, des flux qui se déplacent. Aujourd'hui, il faut une demi-journée à un analyste pour compter 50.000 tentes depuis une photo aérienne, et voir s'il y en a plus que la veille. Et le lendemain il faudra qu'il y retourne. Notre logiciel le fait entre quatre à 10 minutes. Nos outils sont combat proven [équipement qui a été utilisé en opération nldr], nous fonctionnons tous les jours dans les agences de renseignement et à l'OTAN. Et je ne comprends pas pourquoi cette technologie clé pour les questions de défense n'est pas du tout abordée dans l'Union européenne.

L'Union européenne ne s'intéresse donc pas assez à l'intelligence artificielle ? 

— Le sujet n'est pas aussi mature en Europe qu'il peut l'être aux États-Unis, où il n'y a pas un forum de défense, pas un article de défense, pas une production d'un think tank qui parle de défense sans parler d'intelligence artificielle. Et les États-Unis sont très inquiets par les capacités que les Chinois ont développé dans ce domaine. Ils ont une défense très jeune par rapport aux Américains, et sont en train de développer cette défense sur un socle d'intelligence artificielle. Cela inquiète beaucoup les États-Unis qui ont peur de perdre cette guerre de la vitesse de décision et de l'action.

Comment l'expliquez-vous ?

—  Peut-être qu'il y a un manque d'intérêt. Si l'Europe veut agir dans le multi-milieux (multi-domain) tout cela ne sera possible que grâce à l'intelligence artificielle, sinon c'est beaucoup trop complexe et nous arrivons aux limites du possible avec les outils actuels. Il faut que l'homme soit assisté. Pas remplacé. Aujourd'hui Preligens a un rôle pionnier sur le sujet dans l'Europe. Nous attendons que l'Union européenne s'en saisisse.

Les instruments européens peuvent-ils aider ? 

— Pour l'instant nous cherchons à comprendre en quoi le fonds européen de défense peut nous aider. Nous sommes une entreprise encore junior, pas encore à la taille d'Airbus, Nexter, MBDA...

L'intelligence artificielle est pour vous donc le futur de la défense européenne ? 

— C'est en tout cas la capacité clé. La baseline. J'entends beaucoup parler de cyber et de quantique, mais pas d'intelligence artificielle. Sans que je ne me l'explique vraiment. Le quantique est encore en développement, l'intelligence artificielle est déjà là. En matière de défense, il sera difficile de faire sans.

(Propos recueillis par Agnès Faure)

Interview réalisée au Palais d'Egmont à Bruxelles, le 11 octobre, en face-à-face

Document : la fiche technique de présentation de leurs produits


Créée en 2016 avec deux produits phares

Preligens a été créée en 2016 par deux ingénieurs français, Arnaud Guérin et Renaud Allioux. Ils sont partis de l'idée qu'avec les investissements massifs qui avaient lieu dans les capteurs, les analyses du renseignement se trouvaient face à un "tsunami de données" impossible à traiter, du moins pour l'humain seul. Basée à Paris, son chiffre d'affaires est de 5 millions € (2020) et emploie plus de 200 personnes.

Le logiciel de surveillance ROBIN

ROBIN est un logiciel qui permet de surveiller via les images satellites, de larges zones, à l'aide de neuf détecteurs. Un par type d'observable, c'est-à-dire, par objet d'intérêt militaire (véhicules civils, militaires, tentes, bateaux, hélicoptères, aéronefs).

Dès qu'un de ces observables est détecté sur une zone, le logiciel envoie une alerte à l'analyste. Cela permet tout d'abord de détecter qu'il y a quelque chose qui se passe sur le terrain, ensuite d'identifier ce qu'il se passe (par exemple 12 véhicules militaires arrivent), et enfin de classifier (ce sont tels types de véhicules militaires qui arrivent). « Cela permet donc d'avoir un état concret et actualisé des forces en présence sur une zone donnée », résume l'entreprise.

Ce sont les clients qui sélectionnent sur quels type d'observables ils veulent recevoir des notifications de la part du logiciel dans une zone donnée. Dès qu'il y a un changement dans la zone, l'analyste est prévenu.

Le logiciel de cartograhie DAVIA

DAVIA permet d'actualiser la cartographie de la zone là où la cartographie existe ou de la remplacer là où elle n'existe pas encore. Et donner un état précis d'une zone à l'instant T.

Précieux, surtout quand la zone n'a pas été cartographié depuis longtemps ou a subi des bombardements ou un événement climatique. Ici, il y a deux vecteurs qui permettent à la fois de détecter les bâtiments et les routes et donner un état précis d'une zone. « Cela va assez loin parce que le logiciel permet de connaître la largeur des routes. Ce qui est pratique pour faire une évacuation de ressortissants, pour savoir que par telle route vous pouvez passer avec ce véhicule, par telle autre ce n'est pas la peine d'y penser, tel pont ne sera pas assez large pour supporter un camion etc. », explique Preligens à B2.

Autre avantage du logiciel : la possibilité de « renommer la zone » pour lui donner un nom de code pour parler avec ses alliés de ses déplacements. Ce qui fait que « même si la communication est interceptée, les noms de code ne parleront à personne », assure la start-up à B2.

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