Industrie de défense

[Entretien] Emmanuel Chiva, DGA : Aller plus loin à plusieurs plutôt que tout seul… trop loin !

(B2) Délégué général pour l’armement (DGA) depuis fin juillet 2022, docteur en biomathématiques, le Français Emmanuel Chiva est un personnage atypique passé par le privé. Après avoir forgé la toute jeune agence de l’innovation de défense (AID) lancée en septembre 2018, il s’attèle aujourd’hui à une vaste réforme de la maison mère. Il décrit à B2 comment cette dernière dialogue avec l’Europe.

Revue des troupes d'Emmanuel Chiva lors de la prise d'armes annuelle de la DGA, le 22 septembre 2022, à Balard. (©ECPAD)

La DGA à l’ère de la guerre

Vous avez entamé une grande transformation de la direction générale de l’armement (DGA), sur fond de guerre en Ukraine. Pourquoi ces changements ?

— La DGA est une maison singulière, créée en 1961 par le général de Gaulle pour doter la France d’une autonomie stratégique et, en particulier, de la force de dissuasion. Le monde de 2023 est assez différent : nous faisons face au retour de la guerre en Europe. Nous nous adaptons à de nouveaux espaces de conflictualité qui s’ajoutent à ceux que nous connaissions déjà : l’espace, les fonds marins et les champs informationnels, dont le cyber. Il y a des ruptures technologiques qui deviennent des ruptures géostratégiques et un contexte de remontée en puissance qui est matérialisé par deux lois de programmation militaire (LPM) en croissance — la LPM 2019-2025 actuelle et la prochaine pour 2024-2030 — qui représentent un effort historique de 413 milliards €. La DGA doit se transformer. C’est la tâche qui m’a été confiée par le président de la République et par le ministre des Armées : je dois ouvrir les portes et les fenêtres de la DGA pour attirer des talents et renforcer nos relations avec les industriels et avec les armées.

Cette transformation engage la DGA en première ligne de l’économie de guerre souhaitée par Emmanuel Macron. Concrètement cela a quelle signification ?

— L’économie de guerre, ça ne veut pas dire que nous sommes en guerre mais que nous devons pouvoir adapter notre outil de production industrielle à une montée en puissance rapide, notamment pour faire face à un conflit de haute intensité ou à un engagement majeur de la France. Cela veut dire s’assurer de la résilience de notre industrie et de nos capacités, notamment avec des stocks de matières premières, de produits semi-finis, de munitions. Tout cela va être nécessaire pour pouvoir remonter en puissance rapidement. Pendant des années, il a été expliqué aux industriels que les stocks étaient synonymes de mauvaise gestion. Aujourd’hui, nous leur disons qu’il ne faut plus fonctionner en flux mais en stocks. La résilience de l’outil de production implique d’étudier les dépendances. Il s’agit aussi de vérifier les goulets d’étranglement qu’il y a chez chaque industriel. S’il y a une seule machine d’un certain type, qu’est-ce qu’on fait ? Soit il faut en acheter plus, soit il faut pouvoir mobiliser des filiales à l’étranger.

Comment faire pour produire vite et beaucoup, sans augmenter drastiquement les coûts ?

— Pour aller plus vite, il faut simplifier. Par exemple : un système d’armes qui fonctionne de manière totalement nominale entre - 35 et + 40 degrés, est-ce vraiment grave s’il fonctionne un peu moins bien entre - 25 et - 35 ? En réalité, sur le théâtre d’opérations, on descend rarement aussi bas. Or cela a un coût de production et cela complexifie le système. Alors en accord avec l’autorité d’emploi, l’état-major des armées peut prendre le risque. Tant que la sécurité des opérateurs est assurée, nous pouvons accepter qu’un exemplaire sur dix du système fonctionne moins bien si en contrepartie on a des missiles que l’on peut produire plus vite et moins cher. Même chose pour les exigences de documentation : il n’est pas nécessaire d’avoir les mêmes contraintes lorsque l’on expérimente un petit drone ou un avion de transport A400M.

Et les industriels, peuvent-ils suivre le rythme ?

— Nous avons fait tout un travail de cartographie sur les entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD), composée d’une dizaine de grands groupes et de 4000 PME. 4% ont actuellement des difficultés pour accélérer immédiatement. Soit parce qu’ils n’ont pas l’outil de production, soit par manque de ressources humaines. Il faut l’étudier et les aider. Il y a tout un enjeu de mobilisation d’une réserve industrielle, par exemple. Il ne sert à rien de demander à un grand maître d’œuvre d’accélérer si l’un de ses fournisseurs de rang 3 fait face à un goulet d’étranglement. L’économie de guerre c’est tout cela. Et ce n’est pas propre à l’Ukraine. L’économie de guerre, c’est produire plus et plus vite avec un modèle soutenable par l’État.

La DGA et l’Europe

Ces questions doivent-elles se penser au niveau national ou au niveau européen ?

— Nous avons plusieurs cercles. Lorsque nous souhaitons une autonomie stratégique complète, pour la dissuasion nucléaire en particulier, ça se passe au niveau français. En revanche, l’autonomie stratégique n’est pas seulement française et c’est dans notre intérêt d’avoir une BITD nationale qui concourt à la BITD européenne et qui permette à l’Europe de s’équiper sans avoir à importer massivement du matériel américain. À chaque fois, nous nous demandons s’il faut produire au niveau français, bilatéral ou multilatéral. Pour les armes et munitions de petits calibres, par exemple : est-ce qu’on a absolument besoin d’une filière nationale ? Je ne suis pas sûr. Si nous devions en recréer une, ce serait forcément au détriment d’autre chose.

Vous grincez des dents lorsque vous devez opter pour des solutions européennes ?

— Pas du tout. Nous ne pouvons pas tout faire tout seul. Je verrais plutôt ça sous la forme d’opportunités. Si on ne peut pas le faire en France et qu’on peut trouver une solution au niveau européen, c’est bon signe : c’est gage d’une certaine autonomie stratégique européenne. Soit c’est une solution sur étagère qui répond à un besoin. Et c’est très bien. Soit c’est un sujet trop vaste pour que nous l’adressions seuls et dans ce cas-là nous parlons de coopération autour d’un développement commun. L’ordinateur quantique ou le processeur européen, par exemple. La France a énormément d’atouts mais ne peut pas tout faire toute seule. Les métaux et les terres rares, de même : il vaut mieux consolider une filière européenne.

Comment échangez-vous avec vos homologues européens ?

— À mon niveau, j’ai récemment rencontré mon homologue allemand. Et je vais rencontrer mon homologue britannique. Il n’y a pas vraiment d’équivalents à la DGA mais j’échange avec les responsables en charge du capacitaire, des technologies, voire les deux, tant au niveau bilatéral que multilatéral. Il y a toute une comitologie, notamment au sein de l’OTAN ou à l’Agence européenne de défense (EDA), pour pouvoir traiter de ces sujets à différents niveaux. Nous avons enfin au sein de la DGA une direction internationale, qui va prochainement évoluer vers une direction de la coopération et de l’export. Une nouvelle dénomination montrant qu’au-delà de l’export, il est essentiel de nouer des relations fortes. Exporter, d’ailleurs, c’est pérenniser notre industrie de défense. Mais c’est aussi nouer un certain nombre de partenariats avec des pays avec lesquels nous signons des accords de défense.

Les Français n’ont-ils pas parfois du mal à comprendre les enjeux des autres Européens, sur le plan stratégique et politique ? Pour certains, acheter américain ou français, c’est de toutes façons acheter « étranger ».

— Nous sommes très conscients que la France n’est pas la Pologne ou l’Allemagne. Que chacun a ses contraintes. C’est pour cela que nous avons des échanges réguliers pour identifier nos points de convergence. La France étant le seul pays doté de l’arme nucléaire [dans l'Union européenne, NDLR], le fait est que nous ajustons nos autres capacités différemment par rapport à une puissance qui ne serait pas en mesure de protéger son territoire par la dissuasion. Mais je pense que personne, en Europe, ne doute qu’il nous faille une capacité autonome d’accès à l’espace, par exemple. Typiquement, avec l’Allemagne, nous avons des besoins communs, comme le renouvellement de chars lourds. Ils sont performants sur la mobilité, nous le sommes sur la fonction 'feu'… Donc, nous cherchons le best athlete, le meilleur de chaque pays pour le bien commun. Ce n’est pas facile car il y a de la compétition entre nos industriels. Ce qui nous permet de faire plus : en coopération, on peut aller beaucoup plus loin en faisant des choses que nous n’aurions pas envisagé de faire seuls.

Lorsque la Pologne, par exemple, achète des chars et des pièces d’artillerie à la Corée du Sud… comment le comprenez-vous ?

— Il est vrai que ce cas de figure me questionne davantage. Cela peut nous questionner sur les modèles de compétitivité de nos différents matériels. Et cela renforce notre logique d’économie de guerre. Si demain, la Pologne nous dit : chiche, on achète 300 chars Leclerc… Sommes-nous capables de les livrer dans les temps et à un niveau de performances qui soit compétitif en termes de prix ? Moi je dis à nos partenaires européens : disons-nous ce dont nous avons chacun besoin et à quel prix. Parlons-en pour éviter, demain, ce genre de situations.

Le Fonds européen de défense (FEDef), est-ce un outil précieux pour vous ?

— C’est une super opportunité. Jusqu’à il y a deux ou trois ans, les mots défense, Europe et financement dans la même phrase, c’était un oxymore. Ce fonds nous permet de mener des projets, développer des capacités qu’on ne ferait pas tout seuls et, au passage, de construire la BITD européenne. Pour prendre un exemple concret, nous pouvons parler de FAMOUS2 qui doit préparer les briques technologiques des futurs véhicules terrestres. Nexter et Arquus y participent. Pour le ministère des Armées, le projet doit permettre de faire émerger des technologies candidates pour le programme Véhicule blindé d’aide à l’engagement (VBAE), actuellement en phase de préparation. Porté à l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr), ce programme fait l’objet d’une volonté de coopération entre la France et la Belgique.

NDLR : FAMOUS2, lauréat 2021 du FED, est piloté par le finlandais Patria. Une quinzaine d’entreprises, de dix pays, y participent pour développer de futurs véhicules terrestres modulaires.

La coopération structurée permanente (PESCO) rassemble plus de soixante projets. Ce n'est pas un peu trop ? Où est-on ?

— J’ai demandé un bilan précis pour avoir un regard lucide. J’attends ce retour d’expérience pour savoir si c’est efficace ou pas. Il faut éviter l’excès d’administratif. Le fonds d’acquisition commun aux pays de l’Union européenne (EDIRPA) [en cours d'examen au Parlement européen NDLR], en tous cas, est intéressant. Cela nous permet d’acheter en commun des équipements européens. Nous restons cependant très vigilants pour que cela ne serve pas à acheter Américain.

Le point sur les programmes

Comment avance le programme d’aviation de combat du futur (SCAF), avec les Allemands et les Espagnols ?

— Je rappelle que ce n’est pas qu’un avion. C’est aussi un cloud de combat, avec une connectivité accrue et le moyen de coordonner des ailiers dronisés. Les équipes de Airbus, Dassault et MBDA ont commencé à travailler. Chacun avec ses spécialités. Ce que nous attendons de la démonstration, c’est de pouvoir dérisquer un certain nombre de concepts. C’est un accélérateur de capacités opérationnelles qui doit prendre dans le meilleur des différents industriels. Il s’agit d’aller plus loin à plusieurs plutôt que trop loin tout seul.

À quel moment est-on certain d’aller au bout ensemble ?

— Il y a des jalons contractuels, avec plusieurs phases, de design, de développement de concept, de développement, de démonstration… À chaque fois nous nous demandons si ça marche ou non et si nous y allons ou pas. Sachant que nous, nous avons une ligne directrice qui est la composante nucléaire aéroportée. Il faudra donc que de toutes façons, tout ceci soit compatible avec l’emport de notre futur missile nucléaire ASN4G. Si nous divergions, de toutes façons, nous conserverions les acquis du travail en commun.

Et le char du futur, le MGCS ?

— C’est la même chose. Ce n’est pas qu’un char. Ce sont des plateformes de combat terrestre interconnectées par un cloud de combat collaboratif, certaines étant robotisées. Les discussions sont toujours en cours sur les trois groupes de travail qui doivent permettre d’avancer les travaux. J’ai bon espoir que l’on parvienne à converger assez rapidement.

C’est-à-dire ?

— Assez rapidement. On parle de mois.

L’Eurodrone, comment avance-t-il ?

— Il est lancé. La LPM prévoit une accélération dans le domaine des drones. L’Eurodrone évidemment remplit une capacité que nous n’avons pas aujourd’hui. Même si nous avons pris le Reaper [américain, NDLR] en attendant. Il y a un consensus, et le président l’a souligné, pour dire que les drones tous milieux doivent être accélérés : terrestres, aéroterrestres, munitions rôdeuses, navals, sous-marins y compris dans les très grands fonds marins, au regard de l’importance des câbles sous-marins et des pipelines. De même pour la lutte antidrones avec une préoccupation majeure à l’approche des événements que nous allons vivre sur le territoire français, la Coupe du monde de rugby en 2023 et les Jeux olympiques en 2024.

(Romain Mielcarek)

Entretien réalisé en face à face le 11 février 2023 à Balard. L'entretien a été relu par le DGA et quelques modifications de forme ont été acceptées conformément à notre charte rédactionnelle.

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