(B2) Face à une décision qu'il qualifie d'historique, le Haut représentant de l'UE a tenu à appuyer lui-même, devant quelques journalistes (dont B2), sur certains points du paquet munitions. Le nécessaire soutien à l'Ukraine comme l'attitude à avoir avec la Chine étaient aussi au menu de cette discussion impromptue.
NB : cet entretien réalisé avec un petit groupe de journalistes, convoqués à la hâte vendredi (24 mars), s'est réalisé sous forme d'une conversation, où questions et réponses fusaient des deux bouts de la table. Pour plus de lisibilité, nous les avons regroupées sous un format classique, en tentant de préserver la vivacité de l'échange et des formules 'cash' du Haut représentant.
Le plan munitions : une décision historique
Comment qualifiez cette décision intervenue entre Européens avec deux milliards fournis par la facilité européenne pour la paix?
— On dit souvent qu'une décision est historique ; tous les jours, nous avons ainsi des décisions historiques. Mais, là, je peux le dire : c'est historique, une décision de cette ampleur avec ses trois volets.
Avec un premier milliard pour fournir des munitions à l'Ukraine à partir des stocks. Reste-t-il des munitions dans les stocks ?
— Il en reste... Combien ? Je ne sais pas exactement. Mais c'est l'impression que j'ai. Mon pifomètre à moi. En fait, tout le monde a plus de stocks que ce qu'il veut bien dire. Et chacun essaie de garder un peu de stock pour lui. C'est humain. Mon message à ces pays est clair : vous n'en avez pas besoin ! Ni la semaine prochaine ni le mois prochain, vous n'allez pas vous battre. Dieu merci. [...] Et ne me dites pas que c'est l'OTAN qui vous oblige à garder ces stocks. [...] Déstockez, surtout les munitions de type soviétique (les 152), pour fournir l'Ukraine. Aussi vite que possible. Et nous vous rembourserons. Jusqu'à 60% !
Y compris des munitions achetées hors d'Europe ?
— Oui. Sur ce premier volet, je m'en fiche qu'elles viennent d'Europe ou non, d'un entrepôt ou de munitions commandées. Je ne vais pas demander si cela arrive de Corée, des États-Unis ou d'Allemagne. Pour le premier pilier, il y a aucune contrainte de politique industrielle. L'important pour moi est de fournir des munitions à l'Ukraine le plus rapidement possible.
Le second volet, réservé à l'industrie européenne, sans l'ombre d'un doute
Un État peut-il se fournir ailleurs, hors Europe ?
— Non. Là c'est différent. Cela doit venir uniquement de la production européenne. Je ne peux empêcher aucun État membre d'acheter où il veut. Chaque État est maître de sa politique de défense. Mais le principe fixé est clair : si vous voulez être remboursés, vous devez passer par cette procédure d'approvisionnement (en commun)... auprès de l'industrie européenne.
L'industrie européenne pourra-t-elle fournir ? En a-t-elle les moyens ?
— Nous n'avons pas assez de capacités sans doute. Mais ce n'est pas un paramètre physique, ancré dans le marbre, que personne ne peut changer, comme « l'accélération de la gravité ». La production, c'est quelque chose de très souple, d'extensible, qui dépend de la demande. Dans les vingt dernières années, notre production a été divisée par quatre. Tout simplement car il n'y avait pas de demande, parce qu'il n'y avait pas de guerre. La première chose dont une industrie a donc besoin, c'est d'avoir une vision claire de la demande et une perspective, sur la durée. Plus les industriels auront de commandes — et je pousserai pour cela avec le commissaire Breton — plus la capacité augmentera.
Cela se fera sur appel d'offres ?
— Pas vraiment. On ne va pas demander : ohé partout dans le monde, qu'est-ce que vous pouvez nous fournir ? Non. Nous savons qui en Europe peut produire. Il y a un nombre limité d'entreprises. Nous allons nous adresser à elles. C'est donc plutôt une négociation qui s'engage. Pour l'agence européenne de défense qui a cette charge, c'est un gros défi. C'est une première. Mais c'est son mandat, inscrit dans le Traité. L'agence européenne de défense est là pour cela (NB : faire des achats).
Et si un État veut mener ses propres achats ?
— C'est possible. Nous n'allons bien sûr pas dire à un État membre qui a commencé : arrêtez tout. L'Allemagne par exemple a sa propre initiative. Si un État veut la rejoindre tant mieux. Elle a d'ailleurs ouvert sa porte. L'heure n'est pas aux batailles de compétences. Essayons d'être pragmatiques et d'aller à l'essentiel.
Les missiles sol-airsont-ils aussi concernés par ce plan ? C'était une demande française ?
— Si les Ukrainiens nous disent, je n'ai pas seulement besoin de 155 mais de certains types de missiles, alors nous les fournirons. [...] Mon problème n'est pas d'entrer dans une compétition sur qui fait quoi. Il y a des besoins en Ukraine. Et nous devons répondre à ces besoins. Tout le reste est secondaire, complètement secondaire.
On parle d'un million de munitions à fournir. D'où vient ce chiffre ?
— Franchement, je ne sais pas. C'est empirique. Vous savez, rien que sur le 155 mm, il y a déjà sept à dix types de munitions, selon la portée que vous vous voulez avoir — 20 km ou 40 km —, le type d'explosif que vous mettez, le cerclage métallique, le fait que l'obus soit guidé ou non... Tant que nous ne savons pas exactement le prix final [d'achat], nous sommes dans un ordre d'idées.
Le troisième volet avec la remontée en puissance de l'industrie, à définir
Vous escomptez combien de munitions ?
— Ce volet est complètement différent. Ce n'est pas pour acheter des munitions, c'est pour 'booster' la capacité de l'industrie de défense. Vous savez bien que le budget européen ne peut pas être consacré à acheter des armes. Rien n'interdit en revanche qu'il pousse à augmenter la capacité industrielle. Et la défense est une industrie. Comment cela va être fait ? Je ne sais pas.
Vous avez cependant une idée. Ce sera fait d'ici fin avril a indiqué U. von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, au Conseil européen jeudi ? Ce sera le rôle d'EDIRPA ? Avec de l'argent nouveau ?
— La Commission européenne a dit qu'elle étudierait et présenterait une proposition « en » avril [NB : il insiste]. Avec davantage d'argent [NB : sans répondre sur l'EDIRPA]. Pousser à la production peut passer par différentes voies. Pour moi la meilleure incitation, c'est d'augmenter la commande. Mais vous pouvez aussi imaginer de booster les capacités par des subventions, comme les Américains l'ont fait pour augmenter leur production d'énergie renouvelable. Ce qui est important, c'est que ce troisième pilier aille de pair, étroitement, avec le premier. Un pays sera davantage disposé à donner son stock s'il a une perspective claire qu'il peut réapprovisionner celui-ci. Sans cela, je suis sûr qu'il sera plus réticent.
Maintenant, il faut renflouer la facilité européenne pour la paix dont le budget a été consommé. Pourrait-on avoir une Facilité dédiée à l'Ukraine ?
— Je ne pense pas que nous ayons besoin d'un instrument différent. Cet instrument fonctionne. Ce dont nous avons besoin, c'est de davantage de financement. Le Conseil a commencé à discuter d'une hausse de 3,5 milliards €. Je ne dis pas que les 27 sont d'accord. Mais ils acceptent de commencer à en discuter.
Pourrait-on mettre les fonds inutilisés du budget restitués aux États membres dedans ?
— Tout cela, c'est de la cuisine institutionnelle. Pour moi l'essentiel c'est que les États décident de mettre de l'argent pour la facilité européenne pour la paix... La Facilité, ce n'est pas le budget européen. C'est un club d'amis qui ont décidé de mettre leur argent dans une poche commune. De l'argent qui n'est ni sous le contrôle du Parlement européen ni de la Cour des comptes ni de la Cour de justice.
Certains commencent à critiquer ce trop d'argent dépensé pour l'Ukraine, pour la guerre ?
— Je ne suis certainement pas très content de dépenser deux milliards en munitions. Je préférerais les utiliser pour des médicaments envoyés partout dans le monde. Mais nous avons décidé de soutenir l'Ukraine. Lorsque nous avons décidé d'envoyer des fusils, personne n'a rien dit. Maintenant que nous envoyons des munitions, il y aurait un problème... Je suis désolé de le dire. Mais des fusils sont utilisés pour tirer et tuer (shoot). Si vous ne voulez pas vendre de munitions, alors arrêtez de vendre des armes. Quant à ceux qui disent — à l'extrême gauche et l'extrême droite surtout —, que plus on soutient l'Ukraine, plus la guerre sera longue, je leur réponds : Croyez-vous vraiment que si nous cessons de soutenir l'Ukraine, la Russie fera la paix et cessera la guerre ? Non. Au contraire ! Ils bombarderont encore davantage. Et, dans deux semaines, les Russes seront à Kiev, puis l'armée russe à la frontière polonaise.
Et ce soutien à l'Ukraine fonctionne ?
— Notre soutien militaire est très efficace. Personne ne pouvait imaginer il y a un an une situation de guerre comme celle-là : la Russie se retirant, subissant beaucoup de pertes, ne pouvant pas avancer. [Aujourd'hui] l'offensive russe a échoué. Ils ne sont pas capables de (percer) le front ukrainien. La Russie n'a pas atteint ses objectifs.
La Chine et la doctrine "Sinatra" de Josep Borrell
Comment voyez-vous la visite de Xi Jinping à Moscou et le rôle de la Chine dans le conflit en Ukraine ?
— Ce que je comprends, c'est que Pékin veut minimiser le risque d'être associé à des activités militaires russes. Les Chinois ne veulent pas apparaître complètement alignés avec la Russie. Et pour cela, ils limitent leur amitié avec la Russie. En fait, ils sont très mal à l'aise avec ce [conflit]. La Chine ne veut pas être dans une situation où la situation de l'Ukraine puisse être mêlée à la question de Taïwan.
Sur le nucléaire ?
— C'est un point important de cette visite : elle réduit le risque d'une confrontation nucléaire. Les Chinois ont été très clairs sur ce sujet.
Selon vous, les Chinois ne sont donc pas associés à l'action militaire russe ?
— Les Chinois ne sont pas engagés dans l'action militaire russe. Et il n'y a aucun signe qu'ils veulent s'y engager. Au contraire. Les Chinois ont bien pris garde à ne franchir aucune ligne rouge. Leur partenariat avec Moscou reste diplomatique et économique. Il n'y pas d'alliance militaire. La Chine a obtenu un succès diplomatique assez important [NB : dans le Golfe], obligeant les Saoudiens et les Iraniens à reprendre leurs relations diplomatiques. Ils veulent continuer d'apparaître comme un facilitateur. Pour cela, ils doivent conserver une certaine apparence, qu'ils ne sont pas entièrement d'un seul côté.
Vous pensez donc que le plan de paix chinois a une chance ?
— Ce n'est pas exactement un plan de paix. Je l'ai déjà dit. C'est plutôt une compilation de la position très connue de la Chine en douze points. Un narratif. Avec un point faible notamment : il ne fait pas la différence entre l'agressé et l'agresseur.
Et si la Chine demain propose une réelle négociation, si demain un ministre chinoise des Affaires étrangères est à Kiev ?
— Si les Chinois ont une proposition à faire aux Ukrainiens, les Ukrainiens les écouteront. Je ne suis pas le tuteur ou les Ukrainiens. Et je ne veux pas spéculer sur l'avenir.
Mais l'intérêt européen est de soutenir ce plan ?
— Notre intérêt est que la Chine puisse rester dans ce rôle, qu'elle ne se range pas complètement du côté russe, qu'elle puisse user de son influence pour faire comprendre à la Russie que la guerre ne va nulle part et retire ses troupes. L'Union européenne attend cela de la Chine. J'irai bientôt en Chine. Quand ? Je ne sais pas encore. Mais bientôt.
Les USA ont une vision très claire de ce qu'ils veulent vis-à-vis de la Chine. L'Europe peut-elle avoir une position différente ?
— Ma doctrine, c'est la doctrine Sinatra ? Rappelez vous « My way ».
Ce n'est pas plutôt New York, New York ? (rires)
— Je préfère My Way, mon chemin. Bien sûr, nous ne serons jamais à équi-distance dans le triangle entre Washington, Pékin et Moscou car nous partageons le même modèle économique, le même modèle politique. Il n'y a aucune ambiguité là dessus. Avec les Américains, nous sommes amis, alliés et partenaires. Mais une chose est de ne pas être équidistants et une autre chose est que nous avons nos propres intérêts également à défendre.
(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)
Entretien réalisé en face-à-face en anglais, avec une dizaine de journalistes européens, vendredi (24 mars) en marge du Conseil européen.
Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)