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[Entretien] Brexit, Poutine, Proche-Orient, État de droit, Unanimité, Haut représentant… Jean Asselborn se lâche

(B2) Juste avant son départ du gouvernement luxembourgeois, Jean Asselborn, le doyen de la politique étrangère parmi les Européens, a accepté de nous livrer le fruit de son expérience. Vingt ans à tenir le manche de la diplomatie luxembourgeoise. Vingt ans à observer, tempêter, se battre pour faire avancer cette foutue Europe à laquelle il croit, malgré tout. Une Europe qui a connu le départ du Royaume-Uni, la rupture avec la Russie, la crise migratoire de 2015-2016, le déclenchement de la 2e guerre en Ukraine et en dernier lieu, la renaissance du conflit au Proche-Orient. Témoignage.

Jean Asselborn © NGV / B2

Né en avril 1949 à Steinfort, ville dont il devient bourgmestre en 1982, membre du LSAP (le parti ouvrier socialiste luxembourgeois), Jean Asselborn devient ministre des Affaires étrangères, européennes, de l'immigration et de l'Asile le 31 juillet 2004. Poste qu'il a occupé sans interruption depuis. Il siège ainsi dans trois conseils des ministres différents au niveau de l'UE : Affaires étrangères, Générales et Justice Affaires intérieures. Le seul à notre connaissance à cumuler ces tâches. Le nouveau gouvernement dirigé par Luc Frieden (CSV) et le nouveau ministre Xavier Bettel (DP) ont prêté serment, ce vendredi (17 novembre), rejetant les sociaux-démocrates dans l'opposition. B2 a donc tenu à faire le déplacement au Grand Duché, dans son bureau du rez-de-chaussée, qui domine l'Alzette, juste avant son départ. Pour recueillir son analyse assez aiguë sur l'évolution européenne.

Ces vingt dernières années ont été riches en rebondissement. S'il n'y avait qu'un évènement à retenir, lequel choisiriez-vous ?

— L'environnement européen a totalement changé. Mais c'est surtout la Russie qui a évolué. Dans les années 2000, Poutine était reçu avec honneurs partout. Nous avions l'impression qu'il allait mener son pays vers la normalisation avec l'autre partie du continent. Nous lui avons tendu la main. Nous étions, Barroso, Solana, Juncker et moi, le 10 mai 2005, au Kremlin pour signer un accord important : le Four (Common) Spaces Agreement (2). La Russie est devenue alors un partenaire stratégique pour nous. Il y avait une confiance naissante.

Donc vous contestez le récit d'une Russie rejetée par les Européens ?

— Ce sont des racontars. Nous avons tout fait politiquement, économiquement, culturellement, pour tendre la main à la Russie. La réalité, c'est que Poutine a détruit cette confiance que nous avions tous mise. Il l'a jetée dans la boue. Aujourd'hui, le dialogue avec Poutine n'est plus possible. Il a été brisé.

Est-ce le même phénomène qui s'est répété avec un autre voisin : la Turquie ?

— Au sommet du Conseil européen de décembre 2004, les 25 étaient tous d'accord pour trouver une solution à la demande turque (d'adhésion). Une année après, en 2005, nous avons commencé les négociations. Le débat avec la Turquie était alors surtout concentré sur quelques points, dont le génocide arménien et la question de Chypre, bien sûr. Aujourd'hui, la Turquie, ce sont des milliers de personnes en prison, parce qu’ils ont défendu les droits de l'homme (des juges, des professeurs, des enseignants, etc). Je ne pense pas que nous avancerons d'un millimètre dans la relation entre la Turquie et l'Union européenne, tant que la Turquie et [le président] Erdogan s'obstineront à ne pas respecter l’état de droit. Sa récente mise en cause du droit d'Israël à exister pose problème. En même temps, nous ne devons pas couper les ponts. Il faut rester en contact pour dire notre position, les yeux dans les yeux, de vive voix, comme le fait Olaf Scholz [NDLR : le chancelier allemand recevait le président turc à Berlin, vendredi 17 novembre].

Face à ce monde qui se durcit, on peut avoir l'impression que les Européens restent un peu les bras ballants ?

— J'ai surtout peur qu'ils perdent le réflexe de la solidarité, de la responsabilité, de l'état de droit. Si nous commençons tous à pencher vers [le premier ministre hongrois Viktor] Orban, l'Europe est perdue. Les élections européennes seront très importantes pour cela. C'est un défi énorme. Même si la droite extrême croît un peu partout au Sud, au Nord, je ne pense pas qu'elle aura une influence décisive. Mais c'est un combat. Nous devons combattre ceux qui veulent détruire l'Europe, ses valeurs, ses droits fondamentaux. L'Europe ce n'est pas le nationalisme. Il faut toujours se souvenir de l'origine de l'Union européenne : réunir la France et l'Allemagne pour ne plus se faire la guerre. Le génie a été d'agglomérer d'autres pays : la Belgique, le Luxembourg... Nous sommes, aujourd'hui, 27. Et d'autres frappent à nos portes.

Les Balkans, l'Ukraine, doivent devenir membres ?

— Nous avons une responsabilité, vis-à-vis des pays des Balkans. En 2003, nous avons ouvert, avec la déclaration de Thessalonique, la perspective européenne. C'était le mot d'ordre. Aujourd'hui, je pense qu'on ne peut laisser des pays comme la Moldavie ou l'Ukraine sans aucune perspective. La décision de donner un statut de pays candidat est un acte politique. Il faut que le suivi soit aussi politique. Ce n'est pas juste un inventaire ou de la comptabilité. Nous avons là une obligation très importante. Maintenant il faut pas fixer un délai trop précis (pour l'adhésion). Si on promet, il ne faut pas décevoir.

Ce sont les Britanniques qui ont été déçus. Ils sont partis...

— Je me rappelle très bien, ce 23 juin 2016, c'était le jour de notre fête nationale. En fait, personne ne croyait vraiment que le [oui au départ du Royaume-Uni] l'emporterait. On se disait : Farrage et Johnson racontent tellement de fariboles, de mensonges, les Britanniques ne vont pas suivre... Et ils ont suivi. À ce moment, il y a eu un frisson. Nous avions vraiment peur pour l'avenir de l'Europe, que certains pays suivent cet exemple. Mais finalement personne n'a suivi. Cela nous a même renforcé. Au final, ce sont les Britanniques qui sont sortis affaiblis. Johnson qui comptait sur Trump pour regagner de la force a été déçu. Certes, l'Europe sans le Royaume-Uni, c'est une perte. Pour peser au niveau mondial, nous avons besoin du Royaume-Uni. Mais je suis persuadé que d'ici quelques années, après deux périodes de Labour [NDLR : le parti travailliste], ils pourraient de nouveau frapper à notre porte.

— Vous semblez avoir une dent contre Orban. Or, il joue le jeu européen. Et la Hongrie ne songe pas du tout à sortir comme le Royaume-Uni ?

— Les Hongrois jouent le jeu, certes. Mais un jeu dangereux. Regardez ce qui s'est passé en Russie. Malgré une Constitution qui proclame que la Russie est une démocratie fédérale, Vladimir Poutine s'est converti de réformateur en dictateur. Cela a été possible car tous les contrepoids ont été éliminés. Quand Poutine a parlé, tout le monde se tait : le niveau militaire, la justice, la presse. La guerre telle que la mène Poutine, avec toutes ses justifications, ne serait pas possible dans un état de droit qui fonctionne. Il faut donc faire attention à l'évolution en Hongrie, où depuis 2010, l'état de droit n'est, petit à petit, plus respecté, où la liberté de la presse, l'indépendance de la justice ne sont pas assurées. Si l'état de droit n'est plus respecté en Europe, nous sommes dans une autre Europe. L'Europe c'est davantage que l'addition des intérêts des 27. C'est une communauté, une Union avec des valeurs communes. Si ces valeurs sont offensées dans un pays, l'Union européenne se doit de réagir.

Au niveau des Affaires étrangères, justement, les accords entre les 27 sont-ils difficiles ?

— Nous pouvons discuter, donner notre avis. Mais il faut bien décider un moment. L'unanimité nous coince. Qu'un pays puisse, sans argument réel, bloquer une position européenne, ce n'est pas possible. Je suis tout à fait d'accord pour briser cette unanimité. Mais c'est compliqué. Pour utiliser les clauses passerelles [et passer à la majorité qualifiée], il faut... l'unanimité ! Nous tournons en rond. Il faut imaginer d'autres solutions. Par exemple, quand un État n'approuve pas une déclaration, il pourrait simplement exprimer son avis différent, mais ne pas bloquer le processus. On aurait ainsi une déclaration quand même à 25 ou 26.

Mais l'unanimité, c'est aussi garder son droit de ne pas être d'accord ?

— Toutes ces questions-là, en fait, renvoient à une idéologie de ce qu'est l'Union européenne. Soit on est Européen, soit on joue en national, contre l'Europe, pour gagner des élections chez soi, par exemple. Mais il faut toujours se rappeler le but de l'Union européenne. Le but est de faire avancer une politique dont chaque pays peut profiter. Quand nous n'avons pas de politique européenne, comme sur l'énergie, la sécurité ou l'immigration, c'est dommage, mais surtout c'est dommageable pour tous les États.

Sur le Proche-Orient, l'Europe n'a pas montré un visage très uni ?

— C'est la faillite de l'Union européenne. Vous pouvez le dire. Tout simplement, nous n'avions plus de position commune, depuis 2017 ! Jusque là nous avions une position claire : Jérusalem est la capitale des deux [États], Israël et Palestine, et les frontières sont celles de 1967. Aujourd'hui, nous ne sommes même plus capables de défendre cette position là (1). Et même de mettre le sujet à notre ordre du jour ! Et sans position commune, comment peut-on avoir de l'influence dans le débat mondial. Depuis dix ans, en fait, Européens comme Américains n'avons pas discuté de ce sujet [NDLR : du processus de paix]. Nous étions dans une situation plutôt confortable : bien sûr, il y avait Gaza, il y avait une "petite" guerre, mais pas besoin de bouger... Les annexions, la colonisation continuaient. On faisait un petit tweet. Et puis c'était tout. Nous n'avons pas vraiment fait pression sur les gouvernements israéliens.

Un feu vert tacite en quelque sorte ?

— Si nous, communauté internationale, nous voulons vraiment une solution à deux États, il faut un lieu, un territoire à donner comme pays aux Palestiniens. La colonisation réduit cela à néant ; il n'y a plus d'espace en fait pour une solution à deux États aujourd'hui. Nous avons laissé faire. Oui. Et la solution à un État, ce n'est pas une solution.

Comment réagir alors ?

— D'abord, les Européens doivent définir une position commune. L'affirmer clairement et la défendre fortement. Ensuite, s'ils veulent une solution à deux États, il faut en fixer les conditions. Et non pas commencer à hésiter car les Israéliens disent cela ou les Palestiniens disent autre chose.

C'est-à-dire définir un plan ?

— En 2010, j'étais chez Saib Erikat, le grand architecte côté palestinien pour la négociation d'Oslo. Il m'a montré les plans avec des swaps, des échanges de terrain entre Israël et Palestine. Ce qu'on appelle les paramètres de Clinton. Tout était sur la table. Déjà ! Nous savons ce qu'il faut faire. Mais tant qu'on ne résout pas le problème fondamental de donner un vrai État, où les Palestiniens peuvent vivre en dignité, nous ne trouverons pas de solution. Il faut dire à Israël, maintenant et après cette guerre : votre sécurité, votre paix, dépendent du fait que les Palestiniens aient un État. Si la Palestine avait son État, le Hamas n'existerait pas. C'est simple.

Cette absence de position est étonnante. L'Europe s'est pourtant dotée d'instruments. Le Haut représentant a vu son rôle renforcé. Il y a un service diplomatique. Cela n'a servi à rien ?

— Ce n'est pas une question de personne. Josep Borrell se donne beaucoup de peine, il fait des propositions, les met au débat, fait la tournée des pays étrangers. Il tient la barre aussi fort qu'il peut. Mais le Haut représentant n'est pas un ministre des Affaires étrangères. De (Javier) Solana à (Josep) Borrell, le problème reste le même. On peut changer les mots, mettre les virgules autre part. Il doit avoir un mandat. Car la politique étrangère n'est pas communautaire...

Comment l'Europe peut-elle alors exister ?

— À un certain moment, il faut se poser la question : si nous sommes divisés, si nous-même ne comprenons pas comment la mécanique fonctionne, ce n'est plus possible. Regardez le monde actuel, l'Union européenne est coincée entre deux grandes puissances, les États-Unis et la Chine, sans compter les autres comme la Russie, l'Inde, la Turquie, l'Iran, qui parlent de monde multipolaire et contestent nos valeurs. Si à chaque fois, nous avons besoin de trois mois pour définir une position commune... alors... 

Changer de braquet ?

— Nous devons évoluer vers des Nations unies européennes. Il faut bien sûr modifier les Traités. Cela prendra peut-être encore une ou deux générations.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde, à Luxembourg)


Le pire, le meilleur, et l'avenir

Votre/vos pires moments ?

— Les Conseils JAI (NDLR : des ministres de l'Intérieur]. C'étaient les plus difficiles. L'élan de solidarité qu'on a connu dans les années 2015 s'est rétréci. Le mot d'ordre est : on ferme. C'est l'Europe Forteresse. Cela me désole profondément. Il y a eu ce débat inouï pour accepter des réfugiés venus d'Afghanistan. Des pays refusaient radicalement d'accepter des gens que l'on avait pourtant promis d'aider. Désolant.

Et les meilleurs ?

— Quand le Luxembourg a obtenu un siège au Conseil de sécurité des Nations unies, en 2013-2014 ! Cela a été une période enthousiasmante pour beaucoup de jeunes diplomates. Même si c'était une époque difficile avec la Crimée, la guerre en Syrie qui continuait, etc. L'autre moment mémorable de ma vie de ministre, c'est quand j'ai accueilli cette famille et ces enfants venus de Moria (le camp en Grèce), en pleine crise du Covid. Je les vois encore sortir de l'avion. Je les ai revus récemment. Ils se sont intégrés chez nous. Ou cette fille rapatriée d'Afghanistan dans un des derniers vols partis de Kaboul en 2021 et restée bloquée à Budapest, que nous avons ramenée au Luxembourg. Ce sont des petites choses que nous pouvons faire en tant que ministre, mais très concrètes. On ne déplace plus seulement des virgules dans des textes. On voit le résultat.

Et demain ? Pour vous, c'est quoi, les élections européennes ?

— D'abord je vais respirer. Et nous verrons en février, avec mon parti. Je ne prendrai aucune décision d'ici là. Donc à février...


Entretien en face-à-face, dans les locaux du ministère, en français

  1. L'arrivée de Donald Trump a donné des ailes aux pays qui voulaient suivre le mouvement américain notamment pour transférer leur ambassade de Tel Aviv à Jérusalem et reconnaître de facto celle-ci comme capitale d'Israël (seulement). Lire : La position américaine sur Jérusalem condamnée à l’ONU : Européens divisés, USA humiliés et Le gouvernement roumain annonce le déménagement de son ambassade en Israël.
  2. Le sommet UE-Russie, le 10 mai (après le défilé militaire russe auquel ont assisté nombre de dirigeants européens), prévoit une coopération renforcée dans quatre domaines : économie, sécurité et justice, politique extérieure, recherche, éducation et culture. La rencontre  s'est déroulée dans « une atmosphère d’amitié », sur des « bases de confiance solide » avec un « optimisme d’avenir commun », affirme alors Jean-Claude Juncker en conférence de presse.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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