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[Confidentiel] Formation des soldats ukrainiens. La France prend six mois de retard sur une bourde administrative

(B2) Un grain de sable est venu se glisser dans la décision française de lancer une formation des soldats ukrainiens de façon autonome en externalisant les formations au privé. Le premier appel d'offres contenant une trace de favoritisme a dû être annulé in extremis. Il vient juste d'être relancé. Résultat : six mois de perdus. L'économie de guerre n'est pas encore gagnée, y compris au sein de l'État.

L'objectif français est de compéter la formation des militaires ukrainiens donnée dans le cadre européen, en Pologne notamment (Photo : Armée PL)

Une priorité ukrainienne, une volonté française

C'est une demande des Ukrainiens répétée à plusieurs reprises : former davantage de militaires. Et une priorité reprise par l'exécutif français. Accélérer la formation des soldats ukrainiens non seulement à travers les formations in situ offertes par les militaires français en France ou via la mission EUMAM Ukraine en Pologne, mais aussi en externalisant les formations. Un engagement présidentiel répété à plusieurs reprises. « Nous continuerons à aider les Ukrainiens » indique ainsi Emmanuel Macron lors de ses vœux aux armées tout récemment, le 19 janvier à Cherbourg. « Nous le ferons de manière pragmatique et concrète en poursuivant les formations. » Une voie qui a connu un sérieux raté...

Un premier appel d'offres

Un appel d’offres ouvert européen a été lancé an août dernier, le vendredi 11 août, pour trouver un opérateur privé à même de mener des « formations militaires spécialisées et appui à la formation au profit des forces armées ukrainiennes ». Formations données en complément de celles « déjà réalisées en régie » sous l'autorité de l'état-major des armées. L'appel d'offres porte la référence: DAF 2023 001467, il est publié au JO européen le 16 aout (1). Un délai court est laissé pour répondre : jusqu'au 15 septembre. Budget envisagé (maximum) : 39 millions € hors taxes.

Une bourde de premier plan

Le texte est apparemment bien ficelé. Et pour cause il semble avoir été préparé par les spécialistes de la DGRIS avec leurs homologues de DCI group en petit comité. Tout semble parfait. Mais un petit grain de sable semble s'être glissé. Tout à la hâte de publier le texte, celui-ci n'a pas été totalement « nettoyé ». Il contient encore quelques traces du mot DCI notamment au niveau de la propriété intellectuelle ou dans le contrôle des exportations, comme le remarque rapidement notre confrère Philippe Chapleau de Ouest-France sur son blog.

Le dossier passe au tribunal administratif

S'apercevant de la bourde, l'appel d'offres est corrigé. Un rectificatif est publié le 23 août avec un rallongement du délai au 26 septembre (2). Mais il est trop tard. L'affaire est portée devant la justice par un des prétendants potentiels (Themiis) qui saisit le tribunal administratif de Nancy. Le ministre des Armées, gêné aux entournures, rattrape l'objet en vitesse.

Condamnation symbolique

Le commissariat aux armées annule ainsi le 15 septembre l'appel d'offres, le déclarant « sans suite dans sa totalité pour motif d'intérêt général » (3). Un tour de passe-passe qui n'échappe cependant pas au juge administratif de Strasbourg (qui a récupéré le dossier). Il rejette en référé le recours, devenu sans objet d'un point de vue juridique, mais condamne cependant le 25 septembre l'État, désigné comme la « partie perdante » à verser 3000 € au titre des frais de procédure (4).

Nouvel appel en janvier

Le temps de la digestion passant, ce n'est que tout récemment que le ministère des Armées relance l'appel d'offres, le 11 janvier (5). Cette fois il se garde bien de l'ouvrir. L'appel d'offres est dit « restreint » avec délai de réponse au 26 février 2024. Les formations doivent démarrer normalement dès le 1er juin 2024. Le contrat prévu pour une durée d'un an, peut être reconduit deux fois (soit trois ans au total). Budget maximum : 48 millions € pour la durée totale du marché indique le ministère des Armées, mais plutôt 24 millions d'euros sur un an.

En France, Pologne... ou ailleurs

Les formations se dérouleront dans les centres d’entrainement ou de formation en France, dans les États membres de l’Union Européenne, notamment en Pologne, mais aussi « dans les pays limitrophes », sous-entendu l'Ukraine. Elle pourront avoir lieu sur terre, mer ou air, précise l'avis descriptif.

Commentaire : une bourde de nature stratégique

On pourrait se gausser d'un tel retard pour une raison bêtement administrative. Une erreur qui aurait pu coûter son poste à un haut responsable car au niveau légal, cela peut revêtir un nom : le favoritisme. Or l'objectif était bel et bien de doubler ou tripler l'effort de formation, de passer d'une centaine de personnels formés par mois à plusieurs centaines. Au rythme de la guerre, perdre six mois a des conséquences très concrètes. Les premiers hommes formés auraient pu être prêts pour les combats du printemps 2024. Dans la nouvelle mouture, ce ne sera pas avant l'automne 2024 (au plus tôt). Une sérieuse entaille à « l'économie de guerre » pourtant proclamée par la présidence de la République. Une bourde qui explique sans doute aussi la mauvaise humeur à Kiev vis-à-vis des "promesses non tenues" par certains États (dont la France).


Les trois axes de la formation

Les axes de formation de janvier 2024 décrits en annexe de l'appel de d'offres sont assez similaires à ceux de l'appel d'offres initial.

Premier pilier visé, la « formation à la mise en œuvre et à la maintenance de systèmes d’armes ». L’effort porte « essentiellement sur la formation à la maintenance de certains des matériels cédés par la France à l’Ukraine (notamment VAB, AMX 10 RCR) sans exclure la possibilité d’étendre cette formation à la mise en œuvre technique et tactique de ces matériels ». Cette formation s’applique aux échelons de maintenance intermédiaire adaptés aux systèmes d’armes considérés (Niveaux Techniques d’Intervention NTI 2 et NTI 3).

Deuxième pilier, la « formation des postes de commandement des unités de mêlée ». Il s'agit de former de façon « individuelle et collective des cadres et cellules constitutives d’un état-major tactique d’une unité de mêlée (infanterie ou blindé) de niveau bataillon ». Cela couvre les « techniques relatives à l’emploi et aux missions du bataillon ukrainien à dominante infanterie et blindé, l’organisation, le fonctionnement et les procédures de l’état-major, la formation spécifique à chaque cellule (telles que conduite, manœuvre future, feux dans la profondeur, défense sol- air et anti-drones, défense NRBC, renseignement, logistique, transmissions et guerre électronique, génie 2D), la méthode de raisonnement tactique de niveau bataillon, la planification, la rédaction et la diffusion des ordres, ainsi que la conduite des opérations ».

Troisième pilier, l'appui aux formations collectives des unités des forces armées ukrainiennes en appui aux formations dispensées par les armées françaises. Il s'agit surtout de fournir des interprètes capables de traduire les échanges « avant, pendant, et après » les formations en « langue ukrainienne, française, anglaise, ou polonaise ». À raison d'environ un interprète (dénommé facilitateur linguistique) pour dix personnels formés en moyenne (6).


  1. Appel d'offres du 11 août 2023.
  2. Avis rectificatif du 23 août 2023, à l'appel d'offres initial.
  3. Avis d'information sur la fin de la procédure.
  4. Arrêt du tribunal administratif de Strasbourg du 25 septembre 2023.
  5. Nouvel appel d'offres du 24 janvier 2024 et descriptif.
  6. En 2023, les armées ont utilisé 100 facilitateurs linguistiques pour l’interprétariat français/ukrainien (dont environ 60 en France et 40 en Pologne), 10 facilitateurs linguistiques dans la partie anglais/ukrainien et 10 pour l’interprétariat français/polonais, note l'appel d'offre.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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