[Entretien] Opérations, Capacités, Otan, soutien à l’Ukraine. les quatre chantiers de l’armée de l’air (général Mille, CEMAAE)
(B2) De l'implication dans l'OTAN aux projets capacitaires — SCAF, Eurodrone, munitions —, sans oublier les opérations, l’armée de l’Air et de l’Espace française garde souvent en point de mire : la coopération internationale. Un véritable ADN pour les aviateurs. Sans oublier le nécessaire soutien aux forces ukrainiennes. L'armée française démarre bientôt un nouveau bloc de formation pour les pilotes ukrainiens. Crucial puisqu'il est le dernier stade avant le pilotage des F-16.
Ancien pilote de Mirage F1 et 2000C, le général d’armée aérienne Stéphane Mille a eu au cours de sa carrière des fonctions variées : chasse en opérations, instruction au pilotage, observation spatiale, finances, conduite des opérations. Il a été nommé à ce poste le 10 septembre 2021.
Opérations et coopération
Quels sont aujourd’hui les grands déploiements opérationnels de l’armée de l’Air française ?
— Les aviateurs sont mobilisés partout où une opération est déclenchée. Une opération moderne est par nature interarmées, multi milieux et multi champs. Concrètement, aujourd’hui, ce sont à la fois les missions permanentes que nous réalisons au quotidien, dont la posture de dissuasion et la posture permanente de sureté aérienne, et puis les opérations à l’extérieur. Nous sommes engagés par exemple dans l’opération Inherent Resolve au Moyen-Orient. Nous avons toujours des moyens prépositionnés en Afrique, même si nous n’avons plus d’opération en tant que telle en cours. Et puis, le sujet d’intérêt du moment, c’est le déclenchement de l’opération Aspides par l’Union européenne, qui mobilise l’attention pour la génération de force.
Quelle place occupe la coopération internationale dans votre travail au quotidien ?
— Nous pensons international en permanence. Certains de nos programmes majeurs pour le futur se font en multilatéral. Je pense en particulier au SCAF, mais pas seulement. Vous avez également des enceintes dans lesquelles je suis régulièrement mobilisé. En particulier la conférence des chefs d’état-major des armées de l’air de l’OTAN, ou encore l’EURAC, le rassemblement des chefs d’état-major de l’Union européenne que nous avons accueilli en 2023 en France. Et puis évidemment les échanges bilatéraux. Dans quelques jours, je recevrai mon homologue italien à Paris. Nous en profitons à chaque fois pour faire un point de situation sur l’avancée de notre coopération.
Depuis février 2022, l’OTAN durcit le ton et augmente son volume de manœuvres. Quelles sont les conséquences sur vos activités ?
— Si nous remontons ne serait-ce que deux ans en arrière, avec le déclenchement des missions à l’Est de l’Europe où je le rappelle, nos Rafale ont décollé moins de six heures après l’invasion [de l'Ukraine par la Russie], tout est orienté vers l’opérationnel. Nous sommes toujours pleinement mobilisés pour renforcer les frontières du flanc Est. Cependant, dans cette période, le Commandement aérien allié (AIRCOM) a fait évoluer les modalités de déploiement afin d’optimiser chaque déploiement national lorsqu’il se projette dans l’Est. Ainsi nous mélangeons cette activité opérationnelle de renforcement de nos frontières, avec des capacités d’entrainement entre alliés qui nous permettent tout simplement d’être meilleurs, ensemble.
Le carrefour ukrainien
Comment l’armée de l’Air et de l’Espace intervient-elle dans l’aide à l’Ukraine ?
— Il y a à la fois de la cession de matériels militaires et de la formation. Dès qu’un matériel est cédé, l’information est annoncée publiquement. La formation devrait se mettre en place dans les semaines à venir avec la poursuite de la formation des pilotes de chasse commencée par les Britanniques. En deux mots, il s’agit de former les Ukrainiens sur avion à réaction, entre la formation de base et l’arrivée sur F-16. Elle vient compléter celles déjà délivrées dans le domaine de la survie et de l’appui aérien.
Cette guerre, de même que les réflexions sur les conflits de haute intensité, ont remis la question des capacités de défense sol-air au cœur des préoccupations. Êtes-vous suffisamment dotés ? Y a-t-il des réflexions pour muscler cette capacité ?
— Quand j’ai pris mes fonctions en 2021, bien avant la guerre en Ukraine, j’en avais déjà parlé en disant : il faut que nous fassions un effort sur la défense sol-air et sur la défense anti-aérienne au sens large. Nous avons besoin de dispositifs intégrés combinant une défense sol-air coordonnée avec un volet aérien. C’était l’une des priorités que j’avais fixées à l’armée de l’Air et de l’Espace. La loi de programmation militaire (LPM) signée à l’été dernier en France a pris en compte ce besoin et conduira à renouveler 100% de la défense sol-air de l’armée de l’Air et de l’Espace au cours des six prochaines années. Que ce soient les systèmes de courte ou de moyenne portée, les Crotale et les SAMP/T.
Pas de problématique de volume ?
— Ce qui est inscrit, c’est un renouvellement de 100% de l’existant. Les nouveaux systèmes sont plus performants. La surface couverte et l’efficacité sont donc plus développées que sur les précédentes générations.
Il y a également beaucoup de réflexions sur les munitions. Quel est l’état des lieux au sein de l’armée de l’Air et de l’Espace ?
— C’est aussi un sujet que nous avons longuement abordé dans le cadre de la LPM. Le renforcement des stocks de munitions fait partie des efforts prévus. Une fois que nous avons dit cela, il y a aussi les besoins ukrainiens, qui ne demandent pas que du petit calibre. Nous devons gérer le stock nécessaire pour garantir que l’armée de l’Air et de l’Espace soit à tout instant prête, puis nous voyons ce que nous sommes en mesure de céder aux Ukrainiens. À titre d’exemple, c’est l’annonce récente de la France concernant la cession de plusieurs centaines d’A2SM, à hauteur de 50 A2SM par mois.
Et vous, avez-vous besoin de plus de stocks de munitions ?
— C’était déjà intégré dans les réflexions de la LPM, avec une remontée en puissance prévue d’un certain nombre de stocks.
Les industriels sont-ils en capacité de répondre à cette hausse des besoins ?
— Cela dépend des munitions. Pour celles qui sont plutôt en fin de vie, c’est évidemment plus compliqué d’augmenter rapidement la production. Mais pour celles qui sont en pleine maturité, comme l’A2SM, l’évolution des volumes est possible. Nous rencontrons un peu toutes les situations.
Capacités
Entre deux crises politico-médiatiques, avez-vous des nouvelles du SCAF ?
— Je peux vous dire que j’ai un suivi très régulier, avec le chef de la cellule multinationale qui suit l’avancée des travaux pour la partie militaire. Ça avance bien. Les travaux sont dans la feuille de route qui avait été élaborée et celle-ci est tenue. J’étais à Berlin il y a une semaine et cette question était au centre des échanges que j’ai eus avec mon homologue allemand.
Le Reaper correspond-il toujours aux besoins ? Comment appréhendez-vous l’arrivée si lente de l’Eurodrone ?
— Notre activité Reaper a longtemps été centrée sur le Sahel. Le retrait de nos forces du Niger fait qu’il y a eu une redistribution des besoins vers d’autres parties de la planète. Aujourd’hui, nous sommes dans une réflexion sur le repositionnement de cette capacité. Sur l’arrivée de l’Eurodrone, ce que je constate, c’est que les Reaper sont très adaptés à la lutte antiterroriste dans des pays chauds. Il faut imaginer que demain, et on le voit avec ce qui se passe en Ukraine, nous ayons des sujets dans des pays où l’on n’a pas tout le temps du beau temps et des conditions météo favorables. Les drones ont aujourd’hui des restrictions d’emploi dans des climats type européen. Il faut qu’il fasse beau, qu’on puisse ramener le drone dans une trajectoire exempte de neige, de conditions givrantes. L’Eurodrone est un vecteur qui est pensé pour pouvoir voler dans des conditions beaucoup plus compliquées que les drones que nous avons aujourd’hui.
Et quand arrivera-t-il ?
— Au début des années 2030.
Y a-t-il des contraintes exercées par le fournisseur américain du Reaper sur vos choix de redéploiements de ces appareils ?
— Aujourd’hui, je n’ai pas de contraintes particulières qui s’appliquent. Ce sont plutôt des contraintes techniques liées au pilotage d’un drone, avec des débits de fréquences qui nécessitent une certaine anticipation pour permettre le déploiement.
Le chantier du spatial
Quelle est la place du spatial dans votre armée aujourd’hui ?
— Une part évidemment très importante. Monter un domaine comme l’espace, avec tous les enjeux, toute la créativité, que l’on peut trouver dans les start up, dans le new space, c’est pour moi un défi permanent et surtout un enjeu de supériorité opérationnelle pour le futur. La défense active est centrale dans nos réflexions.
Est-ce une nouvelle réalité parfaitement intégrée par tous vos officiers ?
— On peut toujours faire mieux. Je voulais, en prenant mes fonctions, que chaque aviateur ait une conscience précise des enjeux de l’espace quand il entre en formation. Parmi eux, certains deviennent plus spécialisés. Mais tous doivent avoir cette conscience.
Comment coopérez-vous avec vos alliés dans le domaine du spatial ?
— Essentiellement à travers des échanges bilatéraux réalisés par le commandement de l’espace avec des armées de l’air qui deviennent progressivement toutes des armées de l’air et de l’espace. Le chemin que nous avons suivi en France est en train d’être suivi par beaucoup de pays européens. Ce qui facilite les échanges au niveau des chefs d’état-major mais surtout entre commandants de l’espace qui montent en puissance. La création du Centre d’Excellence Espace à Toulouse est un exemple concret de l’implication de la France dans cette dynamique.
Que pensez-vous des projets de sites de lancement pour de plus petits satellites, à l’étude au Royaume-Uni ou en Suède, notamment ?
— Il faut être ouvert à toute évolution. Nous avons longtemps pensé un site unique. Je pense qu’il faut regarder quelles sont les opportunités, quels sont les besoins militaires du futur. Nous sommes nous aussi en train de penser à un certain nombre de choses. Je ne dis pas que nous allons ouvrir quelque chose, mais il faut qu’on y réfléchisse : quel est le besoin militaire et comment fait-on pour y répondre ? Quelles sont les difficultés pour accéder à l’espace ? Quelles sont les solutions alternatives ?
(Entretien réalisé par Romain Mielcarek, en visioconférence le 16 février 2024)