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[Actualité] Sorbonne 2024. Les idées clés d’Emmanuel Macron pour la défense européenne. Sympathiques… (v2)

(B2) Il faut une Europe puissance de défense, de sécurité et de partenariats. C'est l'idée force développée par le président français Emmanuel Macron, ce jeudi (25 avril), dans l'amphithéâtre de la Sorbonne. Reste maintenant à convaincre.

Presque deux heures de discours devant un amphithéâtre de la Sorbonne, rempli de personnalités, d'étudiants et de différents publics, le président français n'a pas compté son temps. Dispensant ses idées sur toutes les thématiques : de la défense à la culture, en passant par l'économie, le marché unique, l'atome, la politique industrielle, l'écologie, la migration, la sécurité, etc. Avec des idées forces, pour partie déjà présentées il y a sept ans (lire aussi : L’Europe de 2024 selon Macron : souveraine, stratégique, autonome). La version 2024 a un air de « déjà-vu ». Le souffle en moins. Certaines idées sont soit de vieilles rengaines, qui ont souvent connu un échec notoire, soit des projets déjà engagés, qui peinent à être réalisés. Cela a le mérite de la constance, en soi. Mais est-ce suffisant, face aux changements du monde, pour insuffler un nouveau paradigme ?

Face au réarmement du monde, une Europe puissance

Face à deux menaces essentiellement - « la menace que fait peser la Russie sur le continent européen », et le « réarmement généralisé du monde » -, il faut « prendre des décisions stratégiques massives, assumer des changements de paradigmes ». L’Europe « doit s’affirmer majeure »,  reprendre « (sa) souveraineté en matière de défense ». « À l'échelle du continent, (le) réveil (européen) est encore trop lent, trop faible face au réarmement généralisé du monde et à son accélération. » C'est par ces mots que le président français a posé tout l'enjeu de la réflexion qui doit animer le futur européen autour de cette « Europe puissance » qu'il appelle de ses voeux.

Maintenir l'ambiguité stratégique

Le président le répète et « assume totalement le choix » fait, le 26 février dernier à Paris, « d'avoir réintroduit une ambiguïté stratégique » en se disant prêt à étudier toutes les options, y compris des forces au sol. «  Si nous disons que l'Ukraine est la condition de notre sécurité », il ne faut « pas [avoir] des limites ».

Continuer l'effort pour l'Ukraine

« Nous devons être crédibles, dissuader, être présents et continuer l'effort ». E Macron en est persuadé.

NB : il ne détaille cependant pas comment continuer l'effort. Notamment en matière de défense aérienne, le premier besoin de l'Ukraine aujourd'hui. Interrogé lors du dernier Conseil européen, le président avait reconnu que la France ne pouvait rien donner de plus qu'un SAMP/T, car « nous sommes une puissance nucléaire » et que ces dispositifs sont là pour protéger cette puissance. Avouant au passage que ce choix autonome de la France (avec l'Italie) avait une conséquence : la « faible profondeur stratégique ». Car peu d'Alliés en sont dotés. À la différence du Patriot (lire : [Verbatim] Ce qu’il faut retenir du Conseil européen des 17 et 18 avril 2024).

Un bouclier anti-missiles, pourquoi pas

Le président français semble revenir sur les nombreuses critiques qu'il faisait sur l'initiative allemande, chère et inefficace à ses yeux. « Les événements les plus récents ont démontré l'importance des défenses anti-missiles, des capacités de frappe dans la profondeur, qui sont indispensables au signalement stratégique et à la gestion de l'escalade face à des adversaires désinhibés. » « Est-ce que pour ça, il nous faut un bouclier antimissile ? Peut-être » s'interroge-t-il. Un tournant dans l'attitude française vis de l'initiative allemande de bouclier européen, alias ESSI (European Sky Shield Initiative).

NB : il aurait peut-être été plus intelligent de dire cela il y a un an plutôt que de « dézinguer » (il n'y a pas d'autre mot) le projet allemand ESSI (lire : [Actualité] Défense aérienne : Emmanuel Macron dézingue l’approche allemande sans proposer d’alternative concrète).

Une puissance d'équilibre ?

En politique étrangère, le président français milite « pour une Europe puissance d’équilibres » (1).  C'est à dire nouer des « partenariats complets » avec les pays de son voisinage, ainsi qu’avec l’Afrique et l’Indopacifique. L'Europe doit aussi porter une « voix singulière » dans toutes les régions du monde et promouvant les enjeux des grands biens publics mondiaux (éducation, santé, climat, lutte contre la pauvreté).

Douze idées phares pour la défense

Cette Europe puissance, le président de la République la rêve autour de plusieurs idées qui ont une force littéraire, mais présentent bien des difficultés en termes de réalisation.

1° Bâtir le pilier européen de l’OTAN

NB : une idée ancestrale qui aurait le mérite de la clarté et de l'autonomie mais qui est refusée par plusieurs pays européens. Même une mention de ce type a été refusée lors du dernier Conseil européen de mars, consacré à la sécurité et la défense (lire : [Décryptage] Industrie et capacités de défense. Les Vingt-sept changent de braquet).

2° Bâtir une initiative européenne de défense, c'est-à-dire « d'abord un concept stratégique » qui permettra ensuite de « déduire les capacités pertinentes : anti-missiles, tirs dans la profondeur, comme toutes les capacités utiles ». Le président compte « inviter tous [ses] partenaires » dans les mois qui suivent.

NB : peu de détails existent sur cette initiative. S'il s'agit de refaire un concept stratégique qui existe déjà au niveau de l'UE — avec l'inventaire des lacunes faits en mai 2022 —, on ne voit pas l'utilité. Le constat est connu, il n'y a qu'à agir.

3° Lancer un « cadre de sécurité commun » au sein de la Communauté politique européenne.

NB : le président français avait évoqué dans un discours à Strasbourg cette idée, juste avant l'intervention russe en Ukraine du 24 février 2022. Une idée intéressante, mais qui pourrait se heurter rapidement à de solides préventions. La communauté politique européenne est pour l'instant une structure très informelle où se rencontrent des pays très différents, parfois adversaires sur le terrain (Kosovo-Serbie, Arménie-Azerbaïdjan, Chypre-Turquie, etc.). Comment instaurer un cadre de sécurité tant que ces antagonismes préexistent. Elle réunit aussi nombre de membres de l'OTAN non membres de l'UE (Royaume-Uni, Norvège, Turquie, etc.). Des pays qui se hérissent dès que se profile la possibilité d'une structure concurrente. Une même crainte existe au sein de nombre de pays de l'Union européenne. Celle-ci n'ayant jamais réussi à transformer ses outils internes et sa clause de défense mutuelle (article 42-7) en un cadre de sécurité commun.

4° Poursuivre les échanges sur la capacité de dissuasion (nucléaire) car elle est « par essence un élément incontournable de la défense européenne ».

NB : une idée proposée à Stockholm en janvier, qui répond en effet à un impératif aujourd'hui de sécurité. Mais reste à convaincre les Européens qu'un parapluie européen, donc français, sera meilleur qu'un parapluie américain. Ce dont on peut douter. Même si l'appropriation sera sans doute meilleure

5° Lancer la deuxième étape de l’initiative européenne d’intervention proposée en 2017 pour bâtir des coopérations pragmatiques entre Européens, sur le modèle de la task-force Takuba au Sahel, ou de l'opération Aspides en Mer rouge.

NB : l'initiative européenne d'intervention, concept intéressant, a sombré corps et bien après le retrait du Sahel des Français et Européens. Même si le président l'affirme : elle a été « un véritable succès » !

6° Créer une « Académie militaire européenne » afin de former les futurs cadres militaires et civils européens aux enjeux de sécurité et de défense.

NB : un vieux projet (mentionné dans le rapport de Philippe Morillon au Parlement européen en 2003 !), qui s'est réduit à un projet d'Erasmus militaire en 2008, assez complet, mais s'est enlisé dans des méandres administrativo-politiques, loin de l'ambition de départ. Une terminologie qui reprend aussi celle de l'académie européenne du renseignement (devenu Collège du renseignement en Europe) lancée en 2019.

7°  Atteindre l’objectif d’une force de réaction rapide qui déploie jusqu’à 5000 militaires sur des théâtres d’opération d’ici 2025.

NB : ce projet de capacité de déploiement rapide (les Européens ont refusé la notion de force, chère aux Français) est inclus dans la boussole stratégique (lire : [Dossier N°91] La boussole stratégique). Mais il a des difficultés à accoucher, par manque de volonté des États membres à fournir les moyens nécessaires (lire : [Confidentiel] La capacité de déploiement rapide sauvée par la Pologne ?)

8° Développer une capacité européenne de cybersécurité et de cyberdéfense.

9° Renforcer l'industrie de défense européenne, en créant des capacités d’acquisition et de production conjointes.

NB : une idée incluse dans le programme EDIP proposé par la Commission européenne (lire : [Décryptage] EDIP : un programme européen industriel de défense multirôle).

10° Instaurer une préférence européenne dans les instruments de soutien aux industries de défense.

NB : quant à la préférence européenne, c'est une idée défendue par la France, de façon constante et combative, que ce soit dans le plan munitions pour l'Ukraine ou dans le projet de programme EDIP, mais qui ne rencontre pas nécessairement l'unanimité des 27. Le débat sur la mise en place d'un fonds d'assistance pour l'Ukraine, avec la rehausse du budget de la facilité européenne pour la paix, l'a prouvé.

11° Développer en Européens des standards communs. C'est un « des problèmes » actuel européen. « Notre fragmentation est une faiblesse. » Un point découvert lors de la guerre en Ukraine : « les canons n'étaient pas du même calibre, les missiles ne correspondaient pas de l'un à l'autre. Cela signifie « construire des grands champions », avoir une « consolidation européenne » des industries, une « vraie politique industrielle de défense. »

NB : constat très juste. Le problème est que la standardisation conduit en général soit à préférer un modèle US — par exemple le F35 au détriment du Rafale qui n'a été choisi que de façon minoritaire par des pays européens (Croatie, Grèce et Serbie) ou le Patriot pour la défense aérienne — ; soit à privilégier le modèle dominant, qui n'est pas toujours français. Chaque pays cherchant à maintenir une ou plusieurs entreprises nationales. D'où une fragmentation continue. Pas évident.

12° Mettre en place un emprunt commun pour la défense.

NB : un projet porté non seulement par E. Macron mais aussi par le commissaire français Th. Breton et la première ministre estonienne K. Kallas, tous appartenant à la famille Renew, et qui ne rencontre pas beaucoup d'adhésion au niveau européen tant du côté des Neutres que des Frugaux (lire : [Confidentiel] Quel financement pour la défense européenne ? Le débat est ouvert entre les 27).

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. Un terme déjà utilisé pour positionner la politique étrangère de la France « L'ambition de la France, puissance d’équilibre, au service de la paix et de la sécurité », indique le président en février 2020, devant les élèves de l'École de guerre (discours). Terme repris à plusieurs reprises ensuite. Lire aussi l'étude fort intéressante de Antoine Bondaz, publiée en 2023 par la Fondation pour la recherche stratégique, juillet 2023.

Documents :

Lire aussi : En marche vers une Union de défense et de sécurité commune. Les 91 idées du rapport Gautier qui nourrissent Macron

Mis à jour et complété sur le bouclier anti-missile, le soutien à l'Ukraine, l'initiative européenne et la standardisation.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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