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Nona Kurdovanidze à son bureau (© NGV / B2)
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[Entretien] Géorgie. Nous refusons cette loi liberticide, nous ne nous laisserons pas intimider (Nona Kurdovanidze)

(B2, à Tbilissi) La loi sur la « transparence de l'influence étrangère » a été votée définitivement, mardi (28 mai), par le parlement géorgien. Le gouvernement d'Irakli Kobakhidze ayant décidé de passer outre le veto mis par la présidente Salomé Zourabichvili. Une loi dangereuse, selon les ONG, qui dénoncent les différentes méthodes d'intimidation de la police, de la justice et du pouvoir pour museler toute voix différente.

Nona Kurdovanidze est la présidente de l'association des jeunes juristes géorgiens (Georgian Young Lawyers) qui défend les libertés publiques. Ces jeunes juristes ont créé, avec Human Rights Watch, un groupe afin de documenter les cas de violation des droits de l'Homme, et mis une hotline à disposition des manifestants.

La nouvelle loi « sur la transparence »

Quel va être son effet concret pour vous ?

— Ils peuvent venir dans nos bureaux, à n'importe quel moment, commencer à surveiller, demander des informations personnelles. C'est une situation très dangereuse pour nous. Si nous ne sommes pas enregistrés, il y aura en plus une amende lourde : 25.000 Lari (environ 8200 euros), augmentée de 10.000 Lari (environ 3300 euros) au bout de dix jours, et chaque mois de 20.000 Lari (environ 6600 euros) supplémentaires. Aucune organisation ne pourra payer de telles amendes ou simplement continuer son travail.

Vous allez la respecter ?

— Non. Nous avons décidé de ne pas nous enregistrer. Car nous travaillons pour la population, pas pour des intérêts étrangers.

La transparence des ONG est cependant nécessaire et salutaire ?

— Cela existe déjà. Nous avons déjà plus de 15 lois qui régulent le travail des ONG ! Nous fournissons tous les mois un rapport aux institutions financières. Nous fournissons aussi, de façon volontaire, un rapport annuel où tout est détaillé. Si la transparence était vraiment l'objectif de cette loi, il suffisait de modifier ces lois. Mais le gouvernement a choisi une autre voie. C'est d'ailleurs la même loi que la Russie a adoptée en 2012. Elle est même pire que l'original russe, car elle vise les ONG de toutes sortes et les médias.

Comment expliquer alors les motivations d'une telle loi. Que veut le parti au pouvoir, le Rêve Géorgien, réellement ?

— Les responsables du Rêve géorgien sont des gens bien formés. Certains sont des juristes [NB : le Premier ministre a été professeur de droit]. Ils savent pertinemment que la transparence n'est pas la raison réelle de cette législation. Son premier objectif est plutôt de préparer les élections législatives [prévues le 26 octobre] afin de se maintenir au pouvoir. C'est une manière de dissuader et d'abaisser toute velléité de critiques, de réduire l'espace public et de liberté, de contrôler tout ce qui est encore indépendant, de stigmatiser les organisations des droits de l'Homme. Au-delà de cela, il y a un autre objectif : orienter la géopolitique du pays vers la Russie. Ils savent bien que la seule issue est de fermer la voie de l'adhésion [à l'Union européenne]. Une vaste majorité des Géorgiens est, en effet, pour l'intégration européenne : plus de 80% des Géorgiens pensent que leur futur est dans l'Europe et que l'avenir n'est pas avec la Russie, qui occupe près de 20% de notre territoire. Cette loi est un empêcheur très clair de devenir membre de l'Union européenne, de continuer même les discussions d'adhésion, un des pré-critères n'étant plus rempli.

N'y aurait-il pas moyen de vous passer de ces revenus extérieurs ?

— Toute organisation civile reçoit de l'argent de donateurs externes, car il n'y a pas en Géorgie assez de ressources à l'intérieur du pays, ni de subventions du gouvernement. 99% de nos ressources proviennent de donateurs de l'Union européenne, des USA, d'autres pays, de fonds privés.

La répression des opposants

Les dernières manifestations ont été difficiles pour les opposants. Et ensuite également, avec des amendes prononcées contre certains  ?

— Plus de 200 personnes ont été arrêtées durant les différentes manifestations. La plupart des intervenants que nous avons eu disent que la police a utilisé la force contre tous les manifestants. Non seulement du gaz lacrymogène et des canons à eaux, mais aussi des coups. Certains ont été gravement atteints et hospitalisés. [...] D'autres ont été poursuivis devant les tribunaux. La justice, ici, n'est pas vraiment indépendante. Ils se sont vus infliger des amendes, parfois très lourdes, dissuasives. Ainsi un jeune homme a reçu une amende de 5000 Lari [NB : amende importante qui équivaut à deux trois mois de salaire moyen], pour le motif qu'il organisait des blocages de rues à l'aide d'un mégaphone.

Le type d'intimidation que produit le régime au pouvoir à Tbilissi (photo : Georgian Lawyers)

... Existe-t-il aussi des intimidations plus personnelles ?

— Beaucoup de membres de la société civile ont reçu des appels, pas aimables du tout, très menaçants, venus de numéros inconnus, lointains. Leurs parents ont aussi été harcelés, de la même façon. Moi-même, ma photo a été placardée en bas de l'immeuble (qui abrite l'ONG) disant que j'étais « une ennemie du pays », avec des graffitis. Cette affiche [cf. ci-joint] a aussi été placardée sur la voiture de mon mari, sur la maison de ma mère (NB : qui n'habite pas Tbilissi). Parfois cela a été plus loin : Dimitri Chikovani, le chef d'un des partis d'opposition [membre du Mouvement national uni], a ainsi été battu, en dehors de la manifestation, devant sa maison.

Qui est à l'origine de ces intimidations ?

— Pour publier des posters dans différents endroits de Tbilissi comme de Géorgie, de façon massive, cela suppose des moyens. Ce ne sont pas quelques personnes qui l'organisent. C'est une organisation très pensée et centralisée. L'objectif est très clair : faire peur, intimider et rendre inconfortable notre situation d'ONG.

Est-ce vraiment nouveau ?

— Pas vraiment. Cette politique d'intimidation et d'agression a commencé en fait il y a deux ans, après la début de la guerre russe en Ukraine. Ce qui est nouveau, c'est l'aspect massif, agressif. Les appels téléphoniques, par exemple, sont nouveaux. Et cela ne vise pas seulement aujourd'hui quelques responsables d'ONG, mais toutes les personnes qu'ils peuvent identifier dans les manifestations. Il n'y a pas de volonté de tuer, mais une volonté de briser, de réduire au silence certains activistes.

Et cela marche-t-il déjà ?

— Non. Personne n'a été effrayé. Tout le monde est résolu à continuer ce combat.

Vous pourriez porter plainte ?

— En Géorgie, nous avons un service indépendant chargé des investigations spéciales. Mais (jusqu'à présent) aucun policier n'a été mis sous enquête. Aucun n'a été identifié comme auteur des violences, et encore moins arrêté. Il n'y a pas de réelle volonté de sanctionner.

Vous n'avez donc pas confiance dans cette justice ?

— Le procureur, officiellement, est indépendant mais, en fait, il est lié au parti Rêve Géorgien. Il y a un groupe de juges qui contrôle tous les instruments, la carrière des uns et des autres. Nous avons une (partie) de la législation qui est ancienne, datant de l'URSS, qui permet tous les abus. Elle a été utilisée par la police contre les manifestants.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Reportage à Tbilissi :

Lire aussi :

Voir le rapport établi par la Commission européenne, le 8 novembre 2023, sur les conditions posées à la Géorgie pour accéder.

Entretien réalisé en face-à-face dans les locaux de l'ONG, le 24 mai en anglais

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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