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Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

Kaja Kallas et Mark Rutte avant le Conseil européen du 1er février. L'une est candidate au poste de Haut représentant, l'autre au poste de secrétaire général de l'OTAN (photo : PM Estonie / Archives B2)
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[Portrait] Le futur Haut représentant : à conjuguer au féminin. Kaja Kallas, une femme de tête venue du froid ? (v2)

(B2) La Première ministre estonienne, Kaja Kallas, pourrait bien être la future Haute représentante de l'UE pour la politique étrangère. Atouts, qualités et défis...

Ce serait la troisième fois que ce poste serait occupé par une femme, après la Britannique Cathy Ashton, de 2009 à 2014, et l'Italienne Federica Mogherini, de 2014 à 2019. Un poste qui a pris de l'importance depuis le Traité de Lisbonne (cf. encadré).

Un nom déjà dans l'air du temps

Kaja Kallas a été citée à plusieurs reprises comme possible Haute représentante (lire : [Confidentiel] Elections 2024. Qui pourrait être le ou la futur-e Haut-e représentant-e ? ) ou membre de la Commission européenne en charge de la défense (lire [Confidentiel] Commission européenne 2024-2029 : des noms, quels noms !). Sa personnalité attachante mais clivante empêchait d'avoir un plein consensus. Mais l'Estonienne, qui fêtera le 18 juin son 47e anniversaire, pourrait finalement s'imposer. La répartition des autres Top Jobs (cf. Carnet 11.06.2024) la mettant en pôle position.

Un jeu de puzzle conduisant à un libéral comme Haut représentant

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, étant bien partie pour obtenir un second mandat à la tête de l’exécutif européen, les autres postes commencent à se répartir. Les socialistes revendiquent la présidence du Conseil européen pour l’un des leurs, le Portugais Antonio Costa. Ce qui laisse aux libéraux, troisième groupe en importance au sein du nouveau parlement, le poste de Haut représentant de l’UE. Celui-ci pourrait ainsi revenir à l’Estonienne Kaja Kallas. Elle remplit plusieurs des critères dits et non dits du poste (lire : Les paramètres de nomination d'un 'bon' Haut représentant).

Une fervente supportrice de l'Ukraine

Kaja Kallas s'est illustrée en défendant dès le début, de façon déterminée, comme ses homologues des pays baltes, un soutien notable à l'Ukraine. En février 2023, lors de la venue de Volodymyr Zelensky à Bruxelles, elle lance une initiative pour acheter en commun des munitions pour aider les forces armées ukrainiennes. Cette proposition Kallas fait débat au sein des 27. Mais elle sera finalement reprise, dans le cadre du plan munitions, proposé par le Haut représentant de l'UE, Josep Borrell, au sein de la Facilité européenne pour la paix. Kallas fait son entrée dans la cour des Grands. Une position qui n'est pas inopinée.

Une adversaire résolue de la Russie

Depuis le début, la fille de Siim Kallas — ancien Premier ministre et ancien commissaire européen de 2004 à 2014 —, n'a pas de mots trop durs vis-à-vis de la Russie : « la menace la plus grande et la plus directe pour la sécurité de l'Europe ou des Alliés », confie-t-elle en marge du sommet de l'OTAN à Madrid, en juin 2022 (lire : [Entretien] Il faut passer à une posture de défense, être prêt à réagir dès la première minute d'une attaque).

Un tropisme fort peu marqué sur le reste du monde

Si elle veut conquérir son poste, la future haute représentante devra cependant mâtiner sa vision du monde centrée exclusivement sur l'Est. Ce qui n'est pas gagné. Tout son parcours récent, comme ses prises de position publiques montrent une politique exclusivement tournée vers son voisinage proche. Russie, Ukraine, les pays nordiques et de l'OTAN constituent l'essentiel de ses préoccupations. Les Balkans constituant l'extrême limite de son champ de vision. L'Afrique et l'Asie sont quasiment totalement absentes. Et quand Kaja Kallas s'aventure en dehors de ses limites, la bévue est à portée.

Une erreur de vision sur le Proche-Orient

Dans une interview donnée à RFI en octobre, peu après l'attaque du Hamas et le début de l'offensive israélienne à Gaza, la Première ministre estonienne n'avait pu ainsi que regretter que « les tensions au Moyen-Orient profitent à ceux qui veulent détourner l’attention de l’Ukraine. Nous devons tenir nos promesses et continuer à soutenir l’Ukraine. » Une erreur de jugement sur les ressorts profonds et internes du conflit au Moyen-Orient. Sa position assez standardisée « d'éviter une escalade régionale », comme elle l'affirme lors du Conseil européen d'avril, lui permet cependant d'éviter d'avoir des positions trop marquées dans un conflit clivant pour les Européens.

De bonnes relations avec Washington et Londres

L'Estonienne dispose cependant d'un atout certain dans sa manche. Elle entretient avec les USA des rapports étroits. Une condition non obligatoire, mais recommandée pour tout Haut représentant. Elle a aussi noué des rapports cordiaux avec le Royaume-Uni. Lors de la dernière conférence sur la sécurité de Münich, en février, elle a ainsi été vue en train de discuter de façon approfondie avec David Lammy, le shadow ministre des Affaires étrangères des Travaillistes. Préliminaire important. Les travaillistes, bien placés pour retrouver le chemin du pouvoir après les élections du 4 juillet outre-manche, ont prévu de signer un « nouveau pacte de sécurité entre le Royaume-Uni et l’UE pour compléter notre engagement inébranlable envers l’OTAN », comme l'avait confié sur twitter, le Britannique juste après cet entretien.

David Lammy et Kaja Kallas à Munich (photo : twitter D. Lammy)

Une politique chevronnée

Diplômée en droit de l'université de Tartu en 1999, avocate, Kaja passe dans la politique dix ans plus tard. Adhérant au parti de la réforme d'Estonie (Renew), fondé par son père Siim, elle devient députée au parlement national (Riigikogu) entre 2011 et 2014, puis  eurodéputée entre 2014 et 2018. Cette année-là, elle prend la présidence du parti. Victorieuse aux élections législatives de 2019, elle échoue cependant à former un gouvernement. La deuxième tentative sera la bonne. En 2021, elle devient Première ministre, en coalition avec son rival, le parti du centre (KESK). Mandat renouvelé lors des élections d'avril 2023, mais dans un autre coalition, avec le Parti social-démocrate et Estonie 200.

La défense, au coeur de sa vie privée

Au plan privé, Kaja Kallas a été mariée jusqu'en 2014 avec Taavi Veskimägi, un homme d'affaires, avec qui elle a eu un fils. Veskimägi est bien connu des milieux de défense estoniens, puisqu'il préside, depuis 2009, le conseil d'administration de l'association de l'industrie de défense estonienne. Kaja se remarie, en 2018, avec Arvo Hallik, un banquier et investisseur estonien. Un mariage qui lui a causé quelques ennuis au niveau politique. Son mari ayant continué à travailler, via une de ses filiales de transport, en Russie, elle a été mise sous pression de l'opposition appelant à sa démission (voir le site de la télévision estonienne).

(Nicolas Gros-Verheyde)


Un haut représentant doté de l'industrie de défense ?

Le contour du poste de Haut représentant est bien précisé par le Traité (lire : Les pouvoirs du Haut représentant, d’après le Traité de Lisbonne ?). Le haut représentant a un rôle majeur avec une triple casquette. En premier lieu, il conduit les rênes de la diplomatie et de la défense européennes, disposant du service diplomatique européen (SEAE) et présidant notamment l'agence européenne de défense (rôle classique du Haut représentant). Il siège aussi à la Commission européenne, étant son premier vice-président. Enfin, il préside les Conseils des ministres des Affaires étrangères comme de la Défense (dont il fixe l'agenda et dirige les débats) et siège, par ailleurs, dans tous les Conseils européens, sans droit de vote, mais avec droit d'expression.

Rien n'interdit, selon notre analyse,  de lui confier également au titre de la vice-présidence de la Commission européenne, d'autres fonctions : l'industrie de la défense par exemple. Ce qui aurait une certaine logique institutionnelle avec la volonté de conférer à la défense, une plus grande visibilité. Cette logique se heurte cependant à la réalité politique. D'une part, nombre de personnes se pressent au portillon d'un sujet devenu majeur pour l'Union européenne. D'autre part, cela fait beaucoup pour une seule personne. Enfin, la présidente de la Commission européenne pourrait ne pas vouloir tout concentrer dans les mains d'une personnalité, préférant donner au portfolio une autre tournure, entre la défense et la sécurité. (lire : [Confidentiel] Les contours du portfolio du commissaire Défense se précisent).


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Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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