Défense UE Doctrine

[Entretien] La cyberdéfense offre l’opportunité de dépasser les égoïsmes nationaux (H. Neumann)

(B2 - exclusif) L'écologiste allemande Hannah Neumann (Die Grünen), l'une des personnalités fortes du Parlement européen, compte sur le futur commissaire défense pour faire franchir une étape décisive à la défense européenne. Et sur Kaja Kallas pour donner de la voix à l'Union européenne.

Coordinatrice pour les Verts en commission des affaires étrangères (AFET) et (par intérim) en sous-commission Sécurité et Défense (SEDE), Hannah Neumann continue à siéger dans la délégation pour les relations avec l'Iran, et rejoint celle avec l'Afghanistan pour ce deuxième mandat. Elle était récemment à Kiev, où elle a notamment assisté à la conférence annuelle sur la sécurité, Yalta European Strategy. C'est l'une des rares femmes à se mêler de ces sujets au Parlement.

Pour une commission Défense, enfin !

Vous soutenez la transformation de la sous-commission SEDE en commission à part entière. Pourquoi ?

— Le Parlement plaide depuis des années pour cela. Des commissions de défense, indépendantes, existent dans la plupart des parlements nationaux, particulièrement des grands États membres. À l'heure où les questions de défense ont pris de plus en plus d'importance au niveau européen, nous devons avoir la nôtre. Cela permettrait de réunir des compétences qui sont aujourd'hui éclatées dans d’autres commissions, ce qui explique au passage pourquoi nous avons souvent eu des querelles sur les compétences qui ont prolongé les processus législatifs (1). Nous avons maintenant un commissaire européen à la Défense. Allons y !

Ce qui oblige à couper dans les compétences de plusieurs commissions ? 

— Il faut entrer dans le vif du sujet et parler concrètement du partage des compétences avec AFET (affaires étrangères) notamment. La PSDC, les missions, la facilité européenne pour la paix, tout cela, devrait basculer en SEDE. Il faudrait ajouter bien sûr la partie industrie européenne de la défense aujourd'hui en ITRE (industrie) et le sujet, aujourd'hui dispersé, de la cybersécurité. Et rapatrier la mobilité militaire [aujourd'hui suivi par la commission Transports TRAN]. C'est un sujet qui relève clairement de la défense, mais tant que la SEDE reste sous-commission d'AFET (qui ne traite que des sujets extérieurs à l'UE), nous ne pouvons pas travailler sur ce dossier classé affaires intérieures.

Cette cannibalisation des autres commissions ne va pas faciliter la décision ?

— Cela n'empêchera pas de travailler avec ces différentes commissions. Je pense qu’il est logique, quand on parle de cybersécurité ou de terrorisme, d’inclure la LIBE (libertés publiques). Quand on parle de l’industrie de la défense, d’inclure ITRE. Lorsque nous discutons des missions PSDC dans certains pays, il est de même très logique de toujours travailler avec AFET.

Vous revendiquez le rôle de leader pour la SEDE sur le programme industriel de défense EDIP ?

— Oui, la SEDE devrait être la commission responsable sur ce dossier. Car c’est le commissaire à la Défense qui en est responsable. Le problème est qu’ITRE a déjà déclaré qu’elle en prenait le lead. Et a déjà nommé un rapporteur [le Français François-Xavier Bellamy]. C’est pourquoi nous devrions faire cette transformation aussi rapidement que possible.

Le programme industriel de défense

EDIP est le premier gros dossier à venir. Un dossier selon vous déjà bien ficelé ? 

— Nous sommes globalement d'accord tant avec la stratégie industrielle de défense européenne (EDIS) que l’objectif d'EDIP. Car nous devons faire des achats ensemble, nous devons unir nos forces dans la production, travailler contre la fragmentation du secteur, construire une bonne chaîne d’approvisionnement. C’est tout ce que nous avons demandé depuis des années. Mais pour moi, il y a deux problèmes à régler. Premièrement, qu'il s'agisse hier de Thierry Breton [commissaire sortant à l'Industrie et défense), demain d'Andrius Kubilius [commissaire désigné à la Défense] ou de Kaja Kallas [future Haute représentante de l'UE], aucun ne peut forcer les États membres à coopérer. Or, nous devons les encourager à coopérer.

Et le deuxième problème ?

— L’autre problème porte sur le financement. Je comprends bien pourquoi les petites entreprises qui commencent à travailler dans le domaine militaire ont besoin d’un peu de soutien en termes d’accès au financement. Je comprends aussi pourquoi les start-up qui s’engagent dans les biens à double usage ont besoin d’un peu de soutien. Mais je pense vraiment qu’il faut faire très attention de ne pas subventionner les grandes entreprises qui, pour le moment, font des bénéfices tout simplement incroyables ! Cela méritera donc d'être examiné attentivement.

Faut-il imposer la préférence européenne dans les achats ?

— L’objectif est que nous soyons autosuffisants. Le problème, c’est que nous ne serons pas autosuffisants demain. Nous achetons 80% à l’extérieur. C’est beaucoup. Notre objectif devrait être de réduire cela le plus rapidement possible, mais dire qu’à partir de maintenant nous n’achetons que des produits européens compromettra vraiment notre sécurité. Et cela ne fonctionnera tout simplement pas. Pas tout de suite. Donc adoptons une approche réaliste en ce qui concerne le calendrier. NB : c'est ce que propose la stratégie EDIS.

Le budget engagé vous parait-il, lui, réaliste ?

— Les États membres ont des budgets de défense énormes. Des entreprises font une fortune incroyable. Mettre 500 millions ou 1 milliard d'euros ne va pas changer le fait que des États membres aient la volonté politique de travailler ensemble plus qu’ils ne le font aujourd'hui. Quelque chose qui pourrait vraiment changer la donne, et je suis heureuse que le commissaire désigné Kubilius en ait parlé, ce serait les obligations de défense (defense bonds). Si nous disons : nous empruntons ensemble de l’argent, comme nous l’avons fait pendant la crise du COVID, et nous utilisons cet argent pour combler les lacunes en matière de capacités et nous allons le faire en achetant ensemble.

De la préférence à l'intégration européenne

Vous avez côtoyé Andrius Kubilius au Parlement européen ces cinq dernières années, que pensez-vous de sa nomination à la Commission ?

— Il a critiqué ouvertement la Russie, la politique russe et l’invasion russe, et il a été très favorable à l’Ukraine. Donc, sur ce point, je pense qu’il aura également une bonne entente avec Kaja Kallas, et je suis largement d’accord avec sa position politique. J’ai été heureuse d’entendre qu’il est un fan des obligations de défense, ce que nous demandons depuis longtemps. Je suis donc impatiente des auditions pour comprendre mieux comment il entend aborder la question.

Quelles questions aimeriez-vous lui poser ?

— Pour moi, la question clé c’est : comment allez-vous faire pour que les grands États membres travaillent réellement ensemble en matière de défense ? Parce que je sais que c’est crucial pour les petits. Analytiquement, je dirais même que c’est crucial pour les grands, même s'ils ne l’ont pas encore compris ! Lui vient d’un petit pays balte, je suis donc impatiente de connaitre sa stratégie, qui sera forcément différente d'un Breton qui se prenait pour le plus gros player à Bruxelles. L’autre question délicate est : comment surmonter la fragmentation du secteur ? Tout le monde le dit, s’accorde, mais quelles entreprises fermons-nous ? Quels pays travaillent sur quelle technologie clé ? En Allemagne, nous avons déjà la discussion au niveau national et nous ne pouvons pas être d’accord, parce que tout le monde protège son industrie dans sa propre cour. Comment surmonter cela ?

Justement... Comment surmonter cela ?  

— Je pense que Ursula von der Leyen a vraiment fait un cadeau à Kubilius, en lui attribuant la cybersécurité. Parce que dans le domaine du cyberespace, nous savons tous que tous les État membre, les grands comme les petits, sont à la traîne. C’est un nouveau domaine de la défense. Chaque État membre doit s'y investir et chaque État membre est confronté à des ressources limitées. Nous avons donc vraiment l'opportunité de travailler ensemble sur un certain type de forces européennes. S’il fait de cette question une de ses priorités, je pense vraiment que nous avons une chance de changer la conception de la sécurité comme étant quelque chose de très européen, et dépasser les approches nationales "mon armée et mes soldats".

Pensez-vous vraiment les États membres prêts à ce changement de cap ? 

— J’ai joué à ce jeu amusant ces cinq dernières années à la SEDE, à chaque fois qu’un ministre parlait "Union européenne de défense, autonomie stratégique, souveraineté européenne", de l'interpeller en lui disant : "nous sommes pour, mais dites-moi simplement quelles responsabilités au niveau national vous êtes prêts à transférer afin que nous puissions aller dans cette direction ?" Je n'ai eu pour réponse que des silences. Je ne comprends toujours pas pourquoi nous sommes toujours en concurrence et que les nationalismes l’emportent. Car c'est l'avenir du projet européen qui est en jeu !  J’ai grandi dans l’Union européenne. Je n’ai pas été élue pour ne m’occuper que de l’industrie allemande ou française. Je suis européenne et je me demande comment rendre cette Union européenne aussi sûre que possible.

À propos de l'Ukraine et de Kaja Kallas

Vous soutenez sans réserve la levée des restrictions sur l’usage des armes en Ukraine… Cette position des Verts peut surprendre. Est-ce cela le pacifisme ?

— Mais oui c’est du pacifisme ! Et je n’aime pas que l’on caricature cette position des écologistes. Pour moi le pacifisme, c’est qu’un jour nous aurons un monde sans armes. C’est ce pour quoi je me bats, et la seule façon d’y arriver est que nous nous accordions sur des règles, sur la manière dont nous nous comportons et sur la façon dont nous gérons les conflits autour d’une table de négociation et en droit international. Alors, nous pourrons démilitariser. Si nous voulons avoir la chance de parler à nouveau de démilitarisation, la Russie ne doit pas s’en sortir avec toutes ces violations des règles par la force militaire. Sinon, chaque pays essaiera d’avoir autant d’armes que la Russie pour se défendre contre elle, et nous allons droit vers une course aux armements. Des pays comme l’Iran ou la Corée du Nord livrent des missiles à la Russie sans aucune restriction. La Russie les utilise tous les jours pour violer le droit international en bombardant l’Ukraine. Les Ukrainiens, selon le droit international, ont le droit de se défendre, y compris de détruire l’infrastructure militaire en Russie. Cela n’a pas de sens de ne pas les autoriser à le faire. Il faut livrer des armes pour amener Poutine à la table des négociations. Car jusqu'à présent, il refuse.

Vous êtes coordinatrice pour les Verts en commission AFET. Vous serez donc aussi partie prenante de l’audition de Kaja Kallas ? Quel est votre sentiment a priori sur elle ?

— Je l’ai rencontrée, et j'apprécie beaucoup sa super franchise sur la Russie, l’Ukraine. C’est quelqu’un qui a eu de nouvelles idées sur la façon de soutenir l’Ukraine et n’a pas hésité à le faire savoir. Ce que nous essayons de comprendre, et c’est pourquoi je suis également impatiente de l’entendre, c’est quelles sont ses opinions et positions sur le reste du monde, parce que comme Haute représentante, elle aura plusieurs zones de tensions à suivre : Amérique latine, un certain nombre de pays africains et la situation au Moyen-Orient. S’agissant de l’Iran, j’espère qu’elle adoptera une approche différente de celle de l’administration actuelle. Qui continue d’agir un peu comme les Socialistes allemands l'ont fait avec Poutine, en croyant que c’est en étant gentil avec l'Iran que l'Iran sera gentil en retour. L’Iran envoie plus de munitions en Russie que nous n’en envoyons en Ukraine ! Nous n’avons pas à tenir les mains des Mollahs !

(Propos recueillis par Emmanuelle Stroesser)

  1. Comme sur le laborieux examen d'EDIRPA [Actualité] EDIRPA : le Parlement européen a (enfin) son mandat de négociation).

Quelques éléments biographiques

Titulaire d'un doctorat en politique et études sur la paix et les conflits (Université libre de Berlin) et d'une maîtrise en sciences politiques avec spécialisation en relations internationales, Hannah Neumann a été consultante indépendante en communication politique et politique étrangère et de sécurité et chargé de recherche. Elle a également été chef de cabinet des députés Tom Koenigs (porte-parole des droits de l’homme) et Omid Nouripour (porte-parole en matière de politique étrangère) au Bundestag allemand, avant d'être élue députée européenne, en 2019. Bûcheuse, elle participe aux travaux de plusieurs organisations et ONG dont Women in international security.


Entretien réalisé en face-à-face, jeudi 19 septembre, au Parlement européen, à Strasbourg, en français et anglais

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