(B2-exclusif) « En Europe, on voit plus portés des tee-shirts de la NASA que de l'ESA », l'Agence spatiale européenne. Josef Aschbacher, son directeur des programmes d'observation de la Terre, livre à B2 ses réflexions pour une Europe spatiale plus compétitive
Josef Aschbacher, directeur des programmes d'observation de la Terre à l'ESA (crédit : ESA)
Une forte compétition avec le secteur privé
L'espace devient un sujet de plus en plus important sur la table des ministres et à la Commission européenne. Les Européens ont-ils peur d'être dépassés dans un domaine où ils sont actuellement en avance ?
Si vous regardez l'Europe dans l'espace et la comparez à de grandes économies et puissances comme les États-Unis et la Chine, l'Europe est très peu présente — mis à part ce qui concerne l'observation de la Terre. Le Japon et l'Inde sont également très forts. Leurs politiques spatiales soutiennent leurs programmes économiques et politiques. L'Europe, elle, ne fait pas tout ce qu'elle devrait et pourrait faire.
Notamment pour faire face aux investissements du secteur privé ?
Le secteur privé a un rythme de travail clairement supérieur. Cependant, Space X de Elon Musk n'existerait pas sans la NASA. Elle l'a aidée à se développer pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui. L'Europe aurait besoin de quelque chose comme Space X. Bien sûr, nous ne sommes pas les États-Unis, ni la Silicon Valley. L'Europe a besoin de trouver sa propre solution. Mais alors que l'Europe a de grandes quantités d'excellence et de capacités techniques, elle n'est pas forte pour offrir un accès à l'argent.
C'est-à-dire ?
Il faut que ceux qui ont de grandes idées puissent rapidement avoir accès à l'ensemble du secteur financier pour les aider à construire leur propre constellation. L'ESA est un organisme technique, pas une banque, mais elle peut aider à établir des liens.
La concurrence est-elle forte dans les programmes de surveillance de la Terre ?
Oui. Or, les leaders actuels dans le domaine, au sein de la Silicon Valley, comme le PDG de Planet, viennent d'Europe ! Ils n'y ont pas trouvé d'environnement pour créer une entreprise, alors ils sont allés aux États-Unis. L'Europe doit se relever et aider les entreprises européennes à être compétitives, de nouvelles stratégies doivent se mettre en place pour faire face à la concurrence et développer l'expertise et les activités commerciales. C'est ce que nous faisons à l'ESA. Nous allons aux États-Unis voir comment cela fonctionne. Nous avons aussi mis en place un nouveau laboratoire "Phi Lab". C'est un lieu de rencontre pour l'innovation, un laboratoire pour les idées folles, pour aider les gens à trouver de nouvelles solutions et des idées commerciales.
Vers quelle avancée devrions-nous aujourd'hui tourner les yeux ?
Vers cette expérience sortie justement du laboratoire Phi Lab : le lancement du premier satellite avec de l'intelligence artificielle à bord, "FFScat-PhiSat1". Si cela fonctionne, certains calculs, qui demandent d'habitude d'énormes quantités d'énergie au sol, pourront être faits depuis l'espace, ce qui permettra d'être plus rapides.
Enfin un vrai rôle sécuritaire pour l'Espace
Le commissaire Thierry Breton veut renforcer le pilier sécurité de Copernicus. Avec la nouvelle DG Espace et Défense peut-on désormais vraiment s'attendre à une évolution de son rôle dans la sécurité ?
Il est vrai que le thème de l'espace et de la sécurité, débattu il y a dix ans, avait disparu, et qu'il réapparait désormais. Le nouveau commissaire Thierry Breton a mis de l'argent de côté, et l'argent est toujours une bonne motivation pour faire bouger les choses. Mais la sécurité est vue dans un contexte national et non européen. La question à se poser est quelle part de cette responsabilité nationale peut être mise en œuvre au niveau européen ? Comment faire au niveau européen pour compléter et soutenir les programmes nationaux ? Nous pouvons faire beaucoup avec une approche européenne.
Quelles sont les priorités dans cette évolution ?
L'ensemble du programme de sécurité est non pas lié à un seul pays, mais à l'ensemble de l'agenda mondial. Surveiller la situation en Afrique, au Moyen-Orient est très important pour comprendre les causes profondes des menaces à la sécurité. Et nous pouvons travailler à aider les décideurs à identifier les causes profondes, qui peuvent conduire à des conflits, des guerres civiles, des migrations... D'un point de vue technique, l'Europe peut donc faire beaucoup pour aider les personnes qui travaillent sur la sécurité.
Le Conseil européen envisage de donner 13 milliards d'euros au programme spatial dans le cadre du prochain budget pluri-annuel 2021-2027. Craignez-vous que ce montant ne soit pas suffisant ?
Oui, je suis inquiet. J'attends de M. Pesonen [le directeur-général de la DG DÉFIS] qu'il renforce un peu le dossier spatial. Le montant du budget est certes important, il s'agit d'une augmentation, mais qui ne correspond pas à ce que l'Europe devrait faire. Pour Copernicus, c'est 4,8 milliards d'euros, soit 2,3 milliards de moins que ce dont nous avons besoin. L'Union européenne ne peut rester en tête que si elle investit dans le renforcement des programmes. Depuis 2016, la Chine fait une copie de Copernicus, "Gaofen", dont le concept est le double en nombre de satellites et plus rapidement. La qualité n'est pas comparable mais on ne peut rester en tête que si l'on continue à investir dans l'innovation et avoir une longueur d'avance. C'est pourquoi nous avons besoin de plus d'argent.
Coronavirus et explosion au Liban : deux exemples du travail d'observation de la Terre
Il y a un mois, une explosion a eu lieu dans le port de Beyrouth, au Liban. Les satellites européens ont-ils eu un rôle à jouer dans les opérations de secours ?
Dès qu'il y a une crise, il faut aller regarder ce qui se passe depuis l'espace, pour connaître l'ampleur des dégâts, donner des informations aux secours et autorités locales en combinant ces images avec celles prises au sol. Ce sont les images avant/après que l'on voit sur les réseaux sociaux. C'est une pratique courante que nous utilisons en cas de catastrophe pour aider la police et la communauté au sens large, les sauveteurs, la population locale à évaluer l'ampleur des dégâts, les aider à nettoyer et à reconstruire la zone.
Pendant le confinement, Copernicus a aussi cartographié les établissements de santé et les espaces publics. Quel rôle peuvent jouer les programmes d'observation de la terre dans la gestion d'une telle crise ?
Dès mars, nous avons créé une task force pour des actions rapides en lien avec la crise du Covid-19, avec des experts de l'ESA, de la Commission européenne, l'industrie. Nous avons par exemple surveillé la pollution de l'air et comparé nos données avec la Chine, le Japon, les États-Unis. Nous avons aussi étudié comment le confinement a affecté la circulation des personnes et des biens. Nous avons aussi mis en place un tableau de bord. Il permet de suivre par exemple la production agricole. Nous avons aussi observé les usines automobiles, si les travailleurs venaient sur les sites, combien ils étaient. Puis, comparé entre la France, l'Allemagne, le Japon, les États-Unis, la République tchèque... C'est un indicateur des activités économiques très pertinent pour les décideurs et qui est devenu très populaire. La JAXA (agence spatiale japonaise) et la NASA ont également été invitées à y adhérer, et nous avons désormais une version internationale.
(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)
Entretien réalisé par vidéo, lundi 31 août, en anglais