B2 Pro Le quotidien de l'Europe géopolitique

Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

Katia Sorin, cheffe de la délégation du CICR en Ethiopie (crédit : CICR 2020)
'OuvertAfrique de l'Est - Corne de l'AfriqueAide Humanitaire

Éthiopie. Situation humanitaire potentiellement explosive avec le conflit au Tigré (CICR)

(B2) L'offensive militaire du gouvernement fédéral dans la région du Tigré ne fait qu'aggraver une situation humanitaire également explosive. Témoignage de la responsable de la Croix-Rouge à Addis-Abeba, Katia Sorin

Katia Sorin, cheffe de la délégation du CICR en Ethiopie (crédit : CICR 2020)
  • Une nouvelle guerre civile secoue aujourd’hui une partie de l'Éthiopie. Les tensions étaient latentes depuis plusieurs mois. Avec des affrontements ethniques récurrents. Le Premier ministre éthiopien et prix Nobel de la paix 2019, Abiy Ahmed, a annoncé l’envoi de troupes dans la région du Tigré, mercredi 4 novembre, suite à l'attaque d'une base militaire par le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF).
  • Du côté européen, on est inquiet. Les ministres des Affaires étrangères de l'UE, comme le Haut représentant de l'UE, se sont dit « inquiets » de la situation, lors de leur réunion jeudi (19.11). La situation « est chaque jour plus dure » a indiqué Josep Borrell, indiquant un « travail diplomatique intensif » mené « à plusieurs niveaux » avec les différentes parties.—

Que constatez-vous depuis le lancement de l’offensive militaire dans le Tigré, début novembre ? 

— En à peine deux semaines, nous assistons à une crise humanitaire au Tigré. Les hôpitaux et les établissements de santé ont besoin de fournitures médicales.

Vous avez pu vous rendre dans le Tigré ?

— Oui. Mais à ce jour, il est difficile de reconstituer une image précise de la situation dans tout le Tigré, les services téléphoniques et Internet étant toujours en panne. Ce que nous savons, c'est que les hôpitaux, comme l'hôpital de référence Ayder à Mekele, ont un besoin urgent de fournitures et risquent de s'épuiser. Ils nous ont contacté pour nous dire qu'ils avaient désespérément besoin de fournitures, en particulier pour la dialyse et le traitement du diabète. La chaîne d'approvisionnement est perturbée. Et cela pourrait avoir de lourdes conséquences sur les communautés, en particulier celles qui dépendent de l'aide humanitaire, comme les réfugiés et les personnes déplacées.

Qui sont les blessés ? Mesurez-vous leur nombre ? 

— À l’heure actuelle, il est difficile d’établir un tableau complet de la situation. Suite à notre évaluation, nous savons que l'hôpital universitaire de Gondar (au nord est du lac Tana, dans la région de Amhara) a reçu un grand nombre de blessés graves et a pris en charge plus de 400 personnes à ce jour. Il soigne en outre 14 patients Covid-19. Ce qui laisse présager les difficultés croissantes que pourraient avoir les établissements médicaux pour soigner les blessés traumatiques dans un contexte de pandémie.

Quelle est la situation dans la région voisine de l’Amhara, le long de la frontière avec Tigré ?

— Nous avions également une équipe dans le nord d’Amhara. L'équipe du CICR a visité trois hôpitaux et un centre de soins de santé primaires. Ils ont constaté que les structures de santé faisaient face à un afflux de blessés et avaient besoin de fournitures. L'équipe du CICR leur a remis des fournitures médicales tels que matériel chirurgical et articles utilisés en traumatologie, solutions intraveineuses, médicaments et consommables médicaux. Ainsi que des lits d'hôpital, des matelas, des nattes et des couvertures. Pour plusieurs de ces établissements, c'était la première fois qu'ils recevaient une aide extérieure depuis le début de la crise. Du matériel de premiers secours a été fourni à la Croix-Rouge éthiopienne, qui gère un des principaux services ambulanciers de la région et a réussi à évacuer des centaines de blessés. Des milliers de personnes fuient également leurs maisons.

Combien d'Éthiopiens se sont déjà réfugiés au Soudan ?

— On est à plus de 27.000 demandeurs d'asile au Soudan en dix jours (depuis le 10 novembre), selon le dernier rapport de l'office humanitaire des Nations unies (OCHA). Cela dépasse déjà la projection du Haut commissariat aux réfugiés (HCR) qui était de 20.000 personnes. La capacité de réponse sur le terrain est sous pression. Et cela continue d'arriver. Environ 4.000 personnes par jour, selon les Nations-unies. Elles passent principalement par trois points d'entrée frontaliers : Hamdayet (plus de 15.700 personnes), Lugdi (plus de 9500 personnes) et Abderafi.

On parle du danger d'une crise humanitaire majeure, au Tigré mais aussi plus largement, dans d'autres régions de l'Éthiopie ? 

— Les combats du Tigré viennent s'ajouter aux épisodes de violence récurrents qui se sont produits dans différentes régions de l'Éthiopie, avec leur cortège de morts, de blessés, de déplacements de population et d'arrestations. Le Tigré fait partie des régions d’Éthiopie lourdement touchées par l’invasion des criquets cette année, détruisant une partie des cultures. L’impossibilité pour les fermiers de récolter ce qui n’a pas été détruit par les criquets pourrait avoir des conséquences humanitaires désastreuses dans les mois à venir, nécessitant une assistance alimentaire massive. Nous sommes également préoccupés par la situation de milliers de réfugiés érythréens qui vivent actuellement dans le Tigré et ont besoin de protection et d'assistance.

La région du Tigré est sous blackout internet. Les médias ne peuvent s’y rendre. Arrivez-vous à rester en contact avec vos équipes ? 

— La panne des télécommunications ne nous permet pas de rester en contact permanent avec notre équipe à Mekele. Il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons pas confirmer ou vérifier. Cela signifie que nous devons envoyer des équipes voir elles-mêmes les besoins.

Une équipe d'évaluation se rendra d'ailleurs cette semaine sur la frontière entre le Soudan et l'Éthiopie pour s'entretenir avec les réfugiés et mieux cerner les besoins. Il s'agit notamment de cerner les besoins en matière de soins de santé et de rétablissement des liens familiaux, avec le Croissant-Rouge soudanais. C’est ce que nous venons de faire avec les établissements de santé du nord d'Amhara le long de la frontière du Tigré. Cependant, il reste encore beaucoup à faire pour acheminer l'aide au Tigré. Nous rassemblons des fournitures médicales à Addis-Abeba et à Nairobi (nos centres logistiques) pour répondre à ces besoins.

Trois ambulances de la Croix rouge éthiopienne ont été la cible d’attaques la semaine dernière. Cela risque-t-il d'entraver l'action des travailleurs humanitaires ? Qui les menacent ? 

— On ne connaît pas clairement les détails de ces incidents. Mais il est inquiétant que les personnels de santé et les premiers intervenants ne soient pas respectés et protégés. Suite à ces attaques, la Croix-Rouge éthiopienne a publié une déclaration appelant au respect de l'usage protecteur de l'emblème de la Croix rouge. Elle demande qu'il ne soit pas fait obstacle à l'action humanitaire de ses volontaires et de ses employés ainsi que des autres membres du personnel médical.

Quelles sont vos recours sur place ? 

— Nous nous sommes entretenus avec les autorités d'Addis-Abeba ainsi que d'Amhara et d'Afar, deux États limitrophes du Tigré, ainsi que du Tigré pour assurer la sécurité de nos équipes et le passage de l'aide en toute sécurité. Nous travaillons actuellement avec les autorités pour envoyer des fournitures médicales et d'autres articles de secours par convoi à Tigré, ce qui serait une étape cruciale pour garantir l’accès aux soins et sauver des vies.

À quoi faut-il s’attendre aujourd’hui ?

— Il est difficile de prédire les prochains développements. Notre priorité est de poursuivre les évaluations afin de définir les besoins humanitaires et assister les populations les plus vulnérables.

Y a t-il un risque que le conflit s’étende à d’autres régions, déjà secouées par des violences comme l’Amhara ? De l'intégrité du pays dépend la stabilité de la région ?

— Tout doit être fait pour atténuer les conséquences des épisodes de violences et limiter ses effets dévastateurs sur la sécurité et la stabilité de la région. Il est important de préserver la vie et la dignité humaine. 

(Propos recueillis par Emmanuelle Stroesser)

Interview réalisée par écrit (échange de courriels), vendredi 20 novembre 2020

  • Le Comité international de la Croix Rouge (CICR) est présent depuis longtemps en Éthiopie, où il répond aux besoins engendrés par les situations de violence dans d'autres régions du pays, notamment les États régionaux d'Oromia, de Benishangul-Gumuz, d'Amhara et de Somali.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.