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évacuation de nuit par un A400M allemand (Photo : Bundeswehr)
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[Analyse] Quelles leçons tirer des évacuations du Soudan ? Pour une capacité de déploiement rapide plus réaliste

(B2) Le retour d'expérience de l'évacuation des citoyens européens au Soudan le prouve. Des moyens nationaux et une bonne coordination intergouvernementale sont primordiaux. Cela suffit-il ? Qu'apporterait une capacité européenne ? Mais où sont passés les battlegroups ?

évacuation de nuit par un A400M allemand (Photo : Bundeswehr)

Les opérations coordonnées ont permis l'évacuation de plus de 2500 personnes (UE et non UE), selon un dernier bilan du SEAE.

L'entrée en premier, vertu française

La France, forte de sa base de Djibouti, a ouvert la voie, exécutant « l'entrée en premier ». Elle a négocié (avec d'autres) un sauf-conduit pour pouvoir extraire ses ressortissants (et d'autres) et utiliser une base militaire au Nord de Khartoum comme point d'appui (lire sur le blog : Comment s’est préparée, planifiée l’opération française d’évacuation au Soudan ?).

La tactique du rezzou

Elle a ensuite déployé ses forces spéciales pour baliser et reconnaitre le terrain, ses éléments logistiques pour assurer la bonne rotation aéroportuaire, et enfin ses avions. Avant de se replier et de laisser la voie à d'autres : les Allemands ont pris le relais, puis les Britanniques. Selon la bonne vieille tactique du « rezzou » africain (raid), propre à l'infanterie de marine et adapté au terrain de l'urgence.

Une coordination intergouvernementale

La coordination a dès lors eu lieu en « intergouvernemental », entre les forces impliquées sur le terrain (avec les Américains et Britanniques notamment). Au passage, Paris a démontré l'utilité du point d'appui de Djibouti aux yeux d'autres Européens et de la nécessité de garder des forces prépositionnées à travers le monde, pour pouvoir intervenir rapidement.

Une revanche de la doctrine française

Cela ne tient pas au hasard. Au niveau militaire, ce mode opératoire reste la marque de fabrique de la France, un point clé de sa doctrine militaire et un axe fort sur lequel est modelé son mode de déploiement. Au niveau politique, la France a toujours voulu qu'une force européenne, à supposer qu'elle voie le jour ,soit centrée sur cette « entrée en premier » (lire : Créons une force européenne d’entrée en premier ! 14 États sont pour). Un point sur lequel Paris n'a pas vraiment obtenu gain de cause lors des débats sur la nouvelle capacité de déploiement rapide. L'exemple du Soudan a démontré l'utilité de cette tactique.

Un mouvement entre Européens ?

Une coordination en amont

Ce sont les entraînements en commun, au niveau de l'OTAN essentiellement, l'habitude de la coordination politique au niveau européen, comme la coopération consulaire, au sein de l'IPCR, qui ont aidé. Au niveau tactique, sur place (au Soudan, ou à Djibouti), comme dans les capitales ou à Bruxelles, la coordination politique a été permanente. Mais elle est restée intergouvernementale : une coordination entre Européens et non une coordination européenne. Chacun a ainsi supporté ses propres coûts (économiques comme politiques). Et l'Europe politique est demeurée invisible.

De potentiels gains en efficacité

Deux défauts que le Haut représentant de l'Union européenne, Josep Borrell, a à l'esprit. L'opération d'évacuation des citoyens européens du Soudan « a été bien coordonnée ». Elle a permis d'évacuer « environ 2500 personnes » (Européens ou non). Certes. « Mais elle aurait probablement été plus efficace s'il avait été possible d'avoir une capacité paneuropéenne, avec un commandement unique et des forces paneuropéennes », a-t-il confié à B2 après la réunion des ministres de la Défense, mardi (23 mai).

Un double avantage financier et politique

« Cela n'aurait pas nécessité le déploiement d'unités militaires successives de chaque armée venues pour protéger [son] opération et reparties avec elle. » Cela aurait été « beaucoup plus efficace en termes de coûts et de déploiement ». Et « l'idée d'unité entre les Européens serait beaucoup plus valorisée ».

Une utilité démontrée

Pour le chef de la diplomatie européenne, la capacité de déploiement rapide (EURDC), telle que définie dans la boussole stratégique serait donc « très utile ». « Nous l'avions déjà vu lors de l'évacuation de l'aéroport de Kaboul. Nous l'avons revu avec la récente évacuation au Soudan. » Selon lui, « il est clair que nous avons besoin, au niveau européen, de disposer de capacités de ce type [...] d'avoir une force d'intervention ».

Un manque d'appétence des États membres

Le chef de la diplomatie européenne est cependant bien conscient qu'il reste « beaucoup de choses à faire » d'ici 2025 (date prévue pour l'entrée en vigueur de cette capacité). Il faut, en particulier, « renforcer la Capacité militaire de planification et de conduite » la MPCC, pour en faire un véritable QG européen de « commandement et contrôle [...] comme le prévoit la boussole stratégique ». Mais, « pour cela, nous avons besoin de ressources de la part des États membres ». Et si l'Allemagne est disposée à en apporter une large part, d'autres États membres rechignent encore.

Un certain échec de concepts dépassés

Une capacité européenne lente à émerger

Attendre jusqu'en 2025 pour assurer une montée en puissance de la nouvelle capacité de déploiement rapide peut-être nécessaire face à la complexité. Mais ce long délai de trois ans se révèle totalement inadapté à la situation internationale actuelle. Il n'est pas dit non plus que si elle avait existé, cette Capacité aurait été en état d'intervenir dans une situation comme au Soudan. Les Européens avaient en effet, théoriquement, des battlegroups, dont c'est normalement le rôle et la tâche, mais qui sont restés des objets de vitrine.

L'oubli des battlegroups

Ni le groupe de Visegrad, emmené par la Pologne, ni le groupe Helbroc, emmené par les Grecs et comprenant les pays des Balkans, n'ont ainsi été mis en alerte. Question de moyens disponibles, de volonté politique, d'absence de tropisme sur la zone d'intervention..., plusieurs raisons objectives peuvent être trouvées. Mais la symbolique est là : dans l'urgence, personne y compris au niveau européen n'a évoqué, un seul moment, leur possible déploiement. Ce qui ne surprendra nullement tant cet échec est récurrent (lire aussi : Revoir le concept des battlegroups : une nécessité). Un dispositif qui prévoit, de façon fixe, longtemps à l'avance, des groupements de nations qui, le moment venu, n'ont ni l'envie, ni les moyens (militaires, logistiques, politiques, économiques) d'intervenir car cela ne correspond pas à leurs priorités du moment, à leur doctrine militaire ou tout simplement au tempo politique (1), a peu de chances de fonctionner.

Des États toujours réticents

La guerre en Ukraine n'a pas fait évoluer, sur ce point, le dynamisme des États membres. À la fois pour des raisons nationales (politico-économiques) mais aussi sur des motifs de fond. Ils rechignent toujours à prévoir des instruments d'intervention en commun, préférant souvent soit l'attentisme, soit l'ombrelle de l'OTAN (donc des Américains). Et ce n'est pas nouveau, comme l'a rappelé Josep Borrell. « Depuis la définition des missions de Petersberg », au sommet de 1992, « il n'y a jamais eu d'évacuation organisée par une force ou par un pouvoir de l'Union européenne ».

Les questions principales non résolues

Les quelques solutions concoctées pour la capacité de déploiement rapide (rotation sur un an au lieu de six mois, entrainement plus soutenu en amont sur la base de scénarios de gestion de crise, etc.) ne paraissent pas en mesure de résoudre les problèmes. Un Etat veut-il, peut-il, a-t-il les connaissances suffisantes pour intervenir sur un pays ou une situation donnée ? On peut et on doit donc s'interroger sur l'utilité pour les opérations d'évacuation d'une structure de forces, qui apparait si lente et lourde à mettre en oeuvre.

D'autres solutions plus fonctionnelles ?

Trois éléments manquent aujourd'hui au niveau européen : la volonté politico-militaire d'intervenir seule à même de garantir une rapidité d'intervention, une solution de financement et une décision politique européenne permettant d'afficher la solidarité européenne.

Un dispositif basé sur une nation-cadre

En fin de compte, l'évacuation du Soudan a démontré que plusieurs Etats membres ou une nation-cadre, avec un solide dispositif de coopération/coordination, peuvent parfaitement faire le boulot. Basé sur cettte expérience, un principe d'organisation surgit, basé non pas sur un groupe fixe de papiers, mais sur un dispositif étagé dans le temps d'intervention, pouvant évoluer selon les pays concernés.

Une intervention étagée dans le temps, variant sur les lieux

Premièrement, une nation ou un groupe de nations assurent l'entrée en premier (car ils en ont la volonté politique et le dispositif militaire), les autres suivent et consolident le dispositif ou prennent le relais. Deuxièmement, le dispositif peut évoluer selon le lieu d'intervention : sur l'Afrique, la France apparait qualifiée sur l'entrée en premier. Mais pour le Moyen-Orient, les Balkans ou le Voisinage Est, d'autres pays (Allemagne, Tchéquie...) seraient sans doute plus qualifiés. Idem pour la zone Nord ou l'Asie. Cela revient de fait au dispositif ante-traité de Lisbonne, avec une nation-cadre, dédiée par pays ou zone de pays.

La visibilité politique

Une décision ad hoc des Européens confiant à un groupe d'État le soin de mener une opération ponctuelle, de type article 44 du Traité, pourrait suffire. Pour une question aussi simple et consensuelle que l'évacuation de citoyens européens, a priori, une simple réunion des ambassadeurs COPS et une décision en procédure écrite peut suffire. La coordination de cette mini-opération pouvant être confiée en double pilotage, au Haut représentant et à l'état-major de l'UE (au sein de l'unité de soutien) ainsi qu'à la nation-cadre prenant en charge l'évacuation.

Un bonus financier

Le financement pourrait être assuré par la Facilité européenne pour la paix, qui a démontré — en particulier depuis le début de la guerre en Ukraine — son adaptabilité aux évènements, sa souplesse comme sa rapidité d'intervention. Peu importe ici le délai de cette décision : la Facilité pouvant fonctionner de façon rétroactive et sur remboursement.

Une solution pragmatique

Ce dispositif aurait l'avantage de la simplicité : quelques hommes et femmes en renfort à l'état-major (le temps de l'opération ou pour les pré-planifications), quelques millions d'euros pour la Facilité (ce qui est faible au regard des milliards engagés sur l'Ukraine) (2). En amont, la planification militaire et politique, souvent déjà réalisée (plusieurs pays ayant déjà des plans d'évacuation nationaux) serait davantage partagée au niveau européen (coordination renforcée). En termes de communication stratégique, chaque pays en tirerait le bénéfice au niveau national, mais l'unité et la solidarité européennes serait démontrée. Il n'y aurait ainsi pas une mais plusieurs capacités de déploiement rapide.

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. En l'espèce, la Grèce était en période électorale, la Pologne concentrée sur la situation en Ukraine.
  2. Un ratio financier de toute façon assuré aux deux tiers par les gros États membres, mais qui permettrait aux « petits » États qui bénéficient de l'évacuation sans débourser un sou, d'assurer une solidarité financière.

Lire aussi (capacité de déploiement rapide) :

Sur les Battlegroups :

Sur la facilité européenne pour la paix :

Et (sur le Blog) - sur l'évacuation du Soudan :

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