[Entretien] L’unanimité européenne oblige les États à se conformer à ‘la ligne’ (Vladimir Chizhov)
(B2 - exclusif) En poste à Bruxelles depuis une quinzaine d'années, l'Ambassadeur russe auprès de l'UE, Vladimir Chizhov, est témoin et acteur d'une relation très spéciale entre l'Union européenne et la Russie. Pour B2, il parcourt les sujets d'actualité. Entretien
Nous avons une nouvelle Commission européenne, la quatrième depuis que vous êtes en poste à Bruxelles. Pensez-vous que cela peut donner une nouvelle impulsion à la relation UE - Russie ?
— Je suis modérément optimiste. Optimiste parce que beaucoup de nouvelles personnes arrivent aux structures de l'UE. Je connais bien sûr ceux qui restent. J'ai rencontré Josep Borrell [le Haut représentant de l'UE] en 2006, quand il était président du Parlement européen. Je connais aussi le président du Conseil européen, Charles Michel. Modérément... parce que l'Union européenne reste une institution multinationale, où toutes les décisions politiques importantes sont prises par les États membres.
Vous dîtes cela comme si c'était un point négatif...
— Ce n'est pas la procédure qui crée un problème, mais la façon dont une minorité dicte sa volonté sur la majorité. Cela ne coïncide pas avec une compréhension générale de la démocratie. Et cela crée, non seulement, un sentiment de droit de veto de la part des États membres, mais en plus, ce concept fait parfois que des États membres qui auraient choisi une voie différente se conforment à la ligne générale, dans le but de maintenir l'unité et la solidarité européenne.
Vous pensez aux sanctions que l'UE impose à la Russie et qui provoquent des tensions entre les 28 à chaque renouvellement ?
— Oui, entre autres. Mais je parlerais de "soi-disant sanctions". Les sanctions sont un outil entre les mains du Conseil de sécurité de l'ONU. Toutes les autres, comme ces restrictions unilatérales introduites par l'Union européenne, sont par définition illégitimes.
À Bruxelles, tous les six mois, quand vient le temps de discuter de la prolongation de l'une ou l'autre de ces restrictions contre la Russie, les États membres se réunissent. Certains d'entre eux disent que les sanctions ne fonctionnent pas, qu'il est temps de les diminuer ou les abolir complètement. D'autres, et vous savez aussi bien que moi quels sont ces pays, disent "oui, les sanctions ne fonctionnent pas, mais c'est seulement parce qu'elles ne sont pas assez strictes, alors tournons la vis un peu plus fort". Finalement, pour préserver l'unité, ils décident de tout laisser tel quel et de se réunir à nouveau dans six mois. Et voilà, vive l'unité de l'Union européenne.
De votre point de vue, les sanctions n'ont aucun effet ? Elles ne changent rien ?
— Je ne dirais pas que les sanctions n'ont aucun effet. Elles ont un effet négatif à la fois sur l'économie russe et sur l'économie de l'UE. D'ailleurs, elles ont également, dans certains secteurs de l'économie russe, un effet positif. Dans l'agriculture par exemple. Aujourd'hui, les agriculteurs russes font appel au gouvernement demandant de s'assurer qu'elles restent en place.
Mais sur le plan politique, ces mesures prises après l'invasion de l'Ukraine n'ont aucun effet ?
— Vous ne savez pas ce qu'est une invasion... Mais je commencerai par dire que je considère l'état actuel des relations entre la Russie et l'UE comme anormal. Mon deuxième point est que la raison cachée derrière cet état n'est pas seulement la crise de 2014 en Ukraine. Elle n'a pas servi de prétexte, mais de catalyseur d'évolutions négatives. Parce que nous avions perçu des signaux négatifs bien avant, comme pour les négociations sur les visas. Au moment où nous approchions de la décision finale, l'UE a fait marche arrière, avec ses propres institutions s'accusant les unes les autres. Et c'était bien avant les événements ukrainiens.
Ces restrictions unilatérales ont été introduites en 2014 avec pour objectif d'amener les parties concernées à la table des négociations. En février 2015, ils se sont tous réunis à Minsk et après 17 heures de travail ininterrompu, ils ont produit le fameux accord de Minsk. Qu'aurait logiquement dû faire l'Union européenne à ce moment-là ? Ils auraient dû abolir les soi-disant "sanctions". Au lieu de cela, elle en a introduite de nouvelles. Depuis tout le monde parle de la nécessité que la Russie respecte l'accord de Minsk, mais il n'y a pas une seule mention de la Russie dans ce document. L'accord de Minsk, c'est entre Kiev, Donetsk et Lugansk.
Vous êtes en train de dire que la Russie n'a aucune influence ?
— Bien sûr, la Russie peut avoir une influence... Mais d'un autre côté, vous voyez des gens à Kiev se demander quoi faire. Plus cette situation durera, plus les sanctions contre la Russie seront lourdes. Qu'est-ce qui les incite à agir quand ils sont dorlotés ?
Le 9 décembre prochain, il y aura une réunion en format Normandie. La première depuis 2016. Est-ce qu'il pourrait s'agir d'un tournant ?
— Je répéterai, je suis modérément optimiste. Nous nous attendions à ce que certaines mesures soient prises pour que cela se produise. Ça a été le cas, comme le retrait des troupes en trois points particuliers le long de la ligne de démarcation. C'est la bonne chose. La mauvaise, c'est que le reste de la ligne de démarcation est toujours une ligne de front, avec des tirs de part et d'autre. La différence est que les cibles dans le territoire contrôlé par les républiques non reconnues de Donbas sont des civils.
Que faut-il pour une solution à cette situation ?
— Tout est dans les accords de Minsk. Le gouvernement de Kiev doit mettre en oeuvre ses engagements : faire en sorte qu'une véritable loi sur le statut spécial soit introduite. Il faut aussi une loi d'amnistie, un dialogue direct avec les autres parties, pour organiser ensemble des élections sur la base de la législation ukrainienne, avec une surveillance internationale. Ce n'est qu'après cela que l'Ukraine aura le contrôle de la frontière de ces régions avec la Russie. Si vous écoutez donc ce que les dirigeants ukrainiens disent, c'est tout le contraire. Ils veulent d'abord contrôler la frontière, puis organiser des élections. Ils ne parlent plus du tout de l'amnistie et considère l'autre partie comme des terroristes.
J'ai de la sympathie pour le nouveau Président [ukrainien Vlodomyr] Zelenski. Mais il est dans une position très difficile parce qu'il est entouré de gens controversés au sein de son gouvernement et au-delà...
Il y a un autre sujet sur lequel une coopération entre Européens et Russes est possible : le sauvetage de l'accord sur le nucléaire iranien, le JCPOA. Il y a eu des rumeurs selon lesquelles la Russie pourrait rejoindre l'INSTEX. Est-ce vrai ?
— En ce moment, nous ne voyons pas de telle possibilité. L'UE nous a bien dit qu'à ce stade initial, c'était seulement pour les États membres de l'UE. Et ils ont commencé par des transactions portant sur des biens qui ne sont sanctionnés par personne. On m'a expliqué qu'il s'agit d'un projet pilote, avec l'intention d'élargir la gamme de produits plus tard. Ce n'est qu'à ce moment là que l'instrument serait ouvert aux pays non membres de l'UE.
Ce qui nous préoccupe, c'est de savoir ce qui va se passer avec le JCPOA. Les Iraniens s'agitent parce qu'ils n'y voient aucun avantage. Non seulement les États-Unis ont quitté l'accord, mais ils font pression sur les pays européens, et d'autres, pour qu'ils s'abstiennent d'avoir toute relation avec l'Iran.
Pensez-vous que le JCPOA devrait être sauvé quel qu'en soit le prix ?
— Espérons. Il peut encore être sauvé, mais pour l'instant il est sous assistance respiratoire. Voyons la teneur des discussion le 6 décembre prochain, lors de le réunion de la commission mixte à Vienne.
La solution peut passer par la négociation d'un nouvel accord incluant les questions des missiles balistiques et problèmes régionaux ?
— Allons. Le JCPOA a été créé pour traiter de la question nucléaire. On peut parler en bilatéral, ou multilatéral sur les sujets que vous mentionnez. Mais pour convaincre les Iraniens de s'asseoir à la table des négociations, nous devons leur montrer que ce à quoi nous avons tous souscrit fonctionne. Je ne vois aucune raison pour eux d'entamer des négociations alors que celles qui ont été menées à bien ne sont pas mises en œuvre.
Restons dans cette région pour parler de la Syrie. Une étape a été franchie avec le Comité constitutionnel qui a commencé son travail. Peut-on attendre une solution politique du conflit prochainement ?
— Le Comité constitutionnel est le résultat de nos efforts. Quant à une solution du conflit, je ne dirais pas qu'elle est pour bientôt, mais le travail continue.
Que pensez vous de l'opération turque dans le nord de la Syrie ?
— On a réussi à l'arrêter. Le gouvernement turc a certains intérêts légitimes à protéger sa frontière sud, qui a été un foyer de tension pendant des décennies. De l'autre côté, il y a les Kurdes, qui vivent dans de nombreux pays mais surtout en Turquie, Syrie et Irak. C'est le plus grand groupe ethnique au monde sans État propre. Ils sont plus de 40 millions, beaucoup plus nombreux que les Palestiniens par exemple. Ils ont fait de mauvais choix, en prenant le parti des Américains à un moment donné, qui les ont quitté, comme nous l'avions prévenu. Et nous avons facilité le rétablissement de la coopération entre les deux forces : les Kurdes et le gouvernement syrien. De l'autre côté de la Turquie, nous avons réussi à les convaincre de cesser les hostilités et de s'engager dans des patrouilles communes. Je ne parlerai pas d'un futur trop lointain mais, pour l'instant, il y a une certaine relaxation le long de la frontière.
On ne peut pas finir sans parler de l'OTAN. Que pensez-vous des commentaires du Président français Emmanuel Macron ?
— Le journal belge Le Soir parle de l'OTAN comme d'un dinosaure qui a survécu à son époque. Prenez l'élargissement de l'OTAN. C'est une tentative de relever les défis de sécurité du XXIe siècle avec des moyens et des mécanismes du milieu du XXe siècle, créés dans un tout autre but.
Comment voyez-vous la décision de l'Alliance de pointer un nouveau danger vers la Chine ?
Il semble qu'il n'est plus très convaincant de répéter tout le temps que la Russie est l'ennemi n°1. Ils ont donc besoin d'un autre adversaire à mettre dans le tableau. Nous, nous n'avons aucun problème avec la Chine.
Maintenant que le traité FNI est mort, pouvez-vous imaginer une coopération sur la question nucléaire avec les États-Unis et la Chine ?
— Les Américains ont demandé aux Chinois. Les Chinois ont dit non. Catégoriquement. Mais pourquoi les missiles chinois sont un problème pour les États-Unis, alors qu'aucun ne peut atteindre leur continent ? Parce qu'ils peuvent toucher les bases américaines au Japon et en Corée du Sud ? Alors, pourquoi les Américains entretiennent-ils ces bases ? C'est une autre question.
(Propos recueillis par Leonor Hubaut)
Entretien réalisé en anglais (et traduit par nos soins), le 28 novembre, en face à face dans les locaux de la mission russe auprès de l'UE. Relu.
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