[Entretien] Javier Nart défend une résolution efficace pour combattre les problèmes au Sahel
(B2 - exclusif) On le sait, l'eurodéputé espagnol Javier Nart ne mâche pas ses mots. Pour son rapport sur la 'coopération UE-Afrique en matière de sécurité dans la région du Sahel, l’Afrique de l’Ouest et la Corne de l’Afrique', il est resté fidèle à lui-même. Dans un entretien, il explique les différentes propositions pour renforcer la PSDC en Afrique, qu'il espère, aurons le soutien du Parlement européen

Ce rapport a été adopté, lundi 22 juin, à une large majorité : 49 voix pour, 6 contre et 14 abstentions. Pour ses éléments-clés, lire : Financer et équiper les armées africaines : l’ambition décoiffante de Javier Nart (projet de rapport))
Dans votre rapport sur la 'coopération UE-Afrique en matière de sécurité dans la région du Sahel, l’Afrique de l’Ouest et la Corne de l’Afrique' vous avez été particulièrement ambitieux...
Le politiquement correct mène à deux alternatives : à une connerie inoffensive ou à des conneries criminelles. Parce que si l'on ne donne pas une réponse efficace, c'est la vie des personnes qui est en danger. Avec ce rapport, cela ne me dérangeait pas d'échouer mais je n'étais pas prêt à faire quelque chose de politiquement correct, plein de consensus, qui soit inutile pour des populations entières qui sont soumises à la terreur. Je voulais ressortir avec quelque chose qui serait utile au Haut représentant qui doit mettre en œuvre la politique.
Est-ce que cela a été facilement accepté par les autres groupes politiques ?
Tout s'est bien passé. Il a été facile de s'entendre avec ceux qui comprenaient qu'il fallait donner une vraie réponse et non une réponse politiquement correcte. Les négociations avec mes collègues rapporteurs fictifs ont été extrêmement positives. Je souhaite remercier tous les groupes pour leur travail sincère. Nous sommes parvenus à 50 amendements de compromis. C'est énorme.
Dans le rapport, vous concentrez votre attention sur le Sahel et à la nécessité de lutter contre le terrorisme. Malgré tous les efforts de l'Union, la situation semble empirer et non progresser, spécialement au Mali...
Le gouvernement du Mali est dans une situation terrible. Au point que nous avons un fondamentaliste wahhabite modéré (1) qui profite réellement de toute la déception profonde d'une société qui fait face à un gouvernement inefficace, une administration profondément affectée par la corruption. Quant à l'armée, elle est particulièrement inefficace et démoralisée, et ça après de nombreuses années de formation par l'Union européenne.
Donc les missions européennes de formation ne fonctionnent pas ? Pensez-vous que l'étape franchie pour renforcer le mandat d'EUTM Mali est suffisante ?
Vous savez, je me rends souvent sur le terrain, y compris dans les noyaux djihadistes au Mali et en Mauritanie. Je parle aux autorités mais ce qui m'intéresse c'est la réalité. J'ai parlé à tous les chefs des missions, militaires et civiles, aux armées africaines, du soldat au général, aux membres de la Gendarmerie, à la population civile. Et non, ce n'est pas suffisant ! On vient de voir une attaque terroriste qui a fait 24 morts parmi les soldats maliens (FAMA). Attaque qui a eu lieu près de la petite ville de Diabaly dans la région de Ségou, aux portes de Bamako. Leur avancée est incontestable et l'armée malienne n'est pas formée et n'a pas les moyens nécessaires pour y résister.
Que faut-il faire ?
Ce que nous disons dans la résolution. D'abord, les missions européennes ne peuvent pas être le réceptacle de toutes les recrues présentées par le gouvernement malien. Nous devons pouvoir choisir ceux qu'elle forme. Ensuite, il faut revoir les formations, qui sont pensées sur le modèle européen, qui s'appuie sur des capacités logistiques telles que nous les avons en Europe. Dans le desert, une unité militaire doit être autonome. Actuellement nous formons les formateurs, alors que nous n'avons même pas été capables de former les unités qui devraient être dirigées par ces formateurs. Car la formation des EUTM ont d'abord fonctionné autour de GTIA, une unité énorme (plus de 500 effectifs) qui nécessite une logistique tout aussi énorme et un soutien tactique que les armées africaines n'ont pas. Si le camion d'eau est foutu, ou que l'essence manque, c'est toute l'unité qui est bloquée.
Vous insistez particulièrement sur la question de l'armement
Oui, le problème de l'équipement est important. Entraîner une armée sans armes, c'est tout simplement inutile. Avec une circonstance aggravante : les armées nationales de chaque pays européen s'entraînent avec des armes. Les noirs doivent-ils être de la chair à canon ? Il faut leur donner quelque chose de fondamental qui est l'honneur, la dignité. En visite en Centrafrique, j'ai vu des hommes s'entrainer avec des morceaux de bois au lieu de fusils, et des tubes à la place de mortiers. Dans n'importe quelle armée du monde, on vous donne un fusil, même un vieux. En Espagne, du moins quand j'étais dans l'armée, ils nous ont donné un Mauser. Ça datait des années 40, mais vous étiez responsable de votre arme et votre arme était votre sécurité et celle de vos camarades. Les soldats ne sont pas bêtes, ils savent qu'ils s'entrainent pour rien.
Vous recommandez notamment de centraliser le commandement des missions militaires et civiles. Pourquoi ?
Ce qu'il faut, c'est une sécurité fondamentale pour faire du développement en arrière-plan. On ne peut pas nettoyer une zone de terroristes sans apporter immédiatement les services basiques dont la population a besoin. Car la population finit par considérer qu'elle avait une certaine stabilité avant cette présence vécue comme une armée d'occupation. Il faut fournir des soins de santé, apporter l'éducation, des services administratifs, la justice. La sécurité et le développement sont une seule et même chose. Si, après avoir établi la sécurité et de manière immédiate et conjointe, on n'établi pas du développement, l'action de sécurité est absolument inutile. Il n'y a pas de sécurité sans développement et le développement est impossible sans sécurité. Sans une administration respectée et respectable par la population, cela n'est pas possible non plus. En ce sens, la lutte contre la corruption est également essentielle.
Il faut donc une centralisation des missions, militaires et civiles, afin que la stratégie opérationnelle soit unique. Mais bien sûr, cela va à l'encontre du politiquement correct, où l'armée est considérée avec suspicion et où ce qu'il faut faire c'est donner des cours sur les droits de l'homme aux djihadistes...
Cela requiert un changement législatif...
Non, puisque la Facilité de paix est financée en dehors du budget commun. Ce qu'il faut, c'est une volonté politique. Or, le problème de l'Union européenne, c'est que nous avons une capacité économique énorme et une évanescence politique absolue. Pour donner un exemple, en Libye - où nous sommes parfaitement absents et où le conflit finira par être réglé par la Russie et les Etats-Unis - nous avons passé des années à dire que la légalité était la réalité, alors que Sarraj était une personne sans influence. C'est la réalité sur le terrain qui doit primer.
Vous parlez de la Libye, la nouvelle opération Irini ne change-t-elle rien ?
Cela n'a pas de sens d'avoir une mission de contrôle dans la Méditerranée. La seule chose que l'on fait, c'est avoir des statistiques parfaites de toutes les violations de l'embargo. C'est un peu comme avoir un policier qui se contente de signaler toutes les voitures qui passent à toute allure, qui grillent les feux rouges ou se garent où elles veulent. Or, combien de navires turcs ont été arrêtés ? Combien d'avions arrivés depuis la Turquie ont été empêchés d'atterrir à Tripoli ou Misrata ? Quel est l'intérêt de mener une opération de contrôle technique en Méditerranée qui ne contrôle rien ? Pire encore, quel est l'intérêt d'avoir une mission de surveillance en Méditerranée, mais pas à la frontière égyptienne ? On surveille la porte d'entrée, mais on laisse la porte de derrière sans surveillance. Ce que l'Union européenne ne peut pas faire, c'est faire preuve d'hypocrisie en dépensant de l'argent en utilisant les militaires pour une mission vide. Parce que les militaires de l'opération Irini sont des gens respectables qui savent qu'ils sont utilisés. Cette opération, c'est une blague, une insulte. Tout cela produit deux choses pour moi : une indignation croissante et ensuite un profond sentiment de ridicule. Les Arabes respectent ce qui est respectable.
Que faut-il faire alors ?
Aujourd'hui, le pouvoir militaire en Libye est l'élément décisif. Mais aujourd'hui, et encore davantage demain, l'élément décisif ce sont les relations économiques de la Libye. Et ces relations passent par l'Europe, avec pour résultat que stratégiquement, nous sommes forts si nous sommes capables d'utiliser notre puissance stratégique : nos relations économiques. Le processus de Berlin est la seule voie à suivre, reconnaissant les deux principaux belligérants sur un pied d'égalité, sans oublier la situation très grave du sud où l'élément non arabe est déterminant.
Et de manière générale ?
D'abord, utiliser les moyens à notre disposition : nous sommes une grande puissance économique sans action politique efficace. La règle de l'unanimité est une autocastration.
En Libye, notre intervention doit être politique. Dans le rapport, il est recommandé que les pays membres ne souhaitant pas participer aux missions et opérations, ni à leur financement, s'abstiennent de voter au Conseil. Il n'est pas acceptable qu'ils bloquent les autres pays qui souhaitent agir. C'est absolument nécessaire et c'est une possibilité qui est inscrite dans les Traités. Par conséquent, en défense de nos alliés et de nos intérêts, toutes les capacités de l'Union européenne, y compris certainement les capacités militaires, ne doivent être exclues.
Et puis, il faut utiliser un atout important : notre puissance économie. L'économie est stratégique, là où le pouvoir militaire est tactique. C'est vrai en Libye, mais aussi au Moyen Orient, où nous sommes également insignifiants. Mais pour cela, il faut avoir une politique décidée.
Pensez-vous que Josep Borrell pourra faire bouger les choses ? Plus que Federica Mogherini ?
Je le connais depuis de nombreuses années. J'ai le meilleur jugement sur lui, au regard de ses capacités et de son profond réalisme, sans oublier son courage. Un courage prudent, car il ne s'agit pas d'aventures politiques mais d'être vraiment clair sur les besoins.
(Propos recueillis par Leonor Hubaut)
Entretien réalisé le 18 juin, en face à face par canal numérique, en espagnol. Traduit en français par nos soins.
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