(B2 - exclusif) Le nouveau chef d'état-major, le vice-amiral Hervé Bléjean, vient de prendre la tête de l'état-major de l'Union européenne. Ses priorités expliquées
Depuis le général Perruche, à de la création de l'état-major de l'Union européenne au début des années 2000, l'état-major n'avait pas été dirigé par un Français. Entretemps, le principal organe militaire de l'Union européenne a évolué.
Un engagement personnel
Dans quel esprit arrivez-vous ici à la tête de cet état-major de l'UE ?
— Avec beaucoup d'enthousiasme, général et personnel. J'arrive à un moment-charnière, avec un momentum partagé par les États membres de l'intérêt de travailler en commun. C'est une vraie aventure, une vraie remise en question. Ce n'est pas quelque chose que j'aurais imaginé. D'ordinaire, pour une fin de carrière, on a plutôt tendance à regarder le sommet de la pyramide [nationale], plus familière.
Vous n'êtes pas venu ici par inadvertance ?
— Ah non. J'ai mené une vraie campagne pour ce poste (1), visitant toutes les capitales. J'ai mené, yeux dans les yeux, plus de soixante entretiens. Certains étaient de réels examens de passage. J'avais face à moi plusieurs personnes, ministres de la Défense en tête, qui posaient des questions acérées. Il fallait répondre précisément, mais en même temps garder le cap. À Chypre, en Estonie, en Espagne par exemple, il n'y a pas la même façon de voir la défense. Il a fallu que je puisse présenter honnêtement ma candidature, ma personnalité, mon expérience, mais surtout, un projet. Pour ces postes, il ne suffit pas de miser sur son CV, il faut avoir des idées pour aborder son mandat... et les défendre.
Quelle leçon tirez-vous de ces entretiens ?
— Il y a un momentum sur les questions de sécurité et défense, partagé globalement par tous les États membres. Certains termes ne sont plus tabous. La notion d'autonomie stratégique par exemple, Josep Borrell [le Haut représentant de l'UE] l'utilise régulièrement. Il y a quelques années, on n'osait pas le mentionner. Présenter l'Europe comme une vraie puissance suscite aussi un vrai intérêt. Ce n'est plus un gros mot. Et cela se décline dans tous les comportements : économique, comme de défense ou de sécurité... jusqu'à la défense de nos valeurs. Il y a une convergence, même parfois contre nature, permettant d'ouvrir tous les compartiments de ce dialogue. Il faut que l'Europe apprenne le langage de la puissance.
États-Unis et Royaume-Uni, deux partenaires incontournables
Et le départ du Royaume-Uni ?
— On ne peut pas parler de défense de l'Europe sans les Britanniques. C'est évident. Le Royaume-Uni a une armée puissante, cohérente qui couvre l'ensemble du spectre, qui a une approche des opérations, assez saine et rare. Nous avons besoin d'eux. Ils ont besoin de nous.
Ce départ joue-t-il dans la relation avec les USA ?
— Voir le Royaume-Uni comme une porte d'entrée européenne vers les États-Unis n'est pas exact. L'Union européenne est capable de construire sa relation indispensable avec les USA sans intermédiaire. Mais c'est sûr, sans le Royaume-Uni, les USA ont perdu un élément de compréhension, un partenaire de poids au sein de l'Union européenne.
Quelles relations entretenir avec Londres ?
— Quel que soit l'accord politique [obtenu ou non], il faudra bien trouver une voie de coopération pour bénéficier de l'expérience britannique, mais avec une vraie réciprocité. Il ne s'agit pas d'associer les Britanniques pour qu'ils viennent 'se servir' sans contrepartie. Il faut que l'Union européenne y trouve pleinement son compte. Il faut trouver les bons mécanismes de coopération. Et cela se fera en fonction du résultat négociations [sur l'après-Brexit] qui sont en cours.
Des Britanniques dans l'état-major demain, c'est possible ?
— Actuellement non. Mais si on m'autorise à avoir un officier de liaison ou intégrer du personnel britannique, j'y suis prêt. À l'OTAN, nous avons bien des officiers suédois et finlandais qui sont intégrés, bien qu'il ne soient pas membres de l'Alliance. Entre militaires, on s'accorde bien. Mais tout ça ne peut être que le fruit d'un cadrage politique. Nous nous inscrivons dans les limites que fixeront nos maîtres politiques, jusqu'au maximum de ces limites.
Redémarrer les missions EUTM
En arrivant ici, quelle est votre première priorité ?
— Ma première priorité est très conjoncturelle, à court terme. Il s'agit de revenir dès que possible, à une pleine capacité opérationnelle de nos trois missions de formation en Afrique [EUTM], tout en préservant la santé du personnel. Nous avons été un peu ralentis par la crise du Covid-19. Mais nous n'avons jamais quitté le terrain. Nous avons toujours conservé du personnel sur place, 350 personnes au Mali par exemple, et une activité de conseil notamment.
Comment est-ce possible, certains États étant très précautionneux, la Centrafrique par exemple ?
— Au bout de trois mois de confinement, nous avons le retour d'expérience, du côté militaire de nos missions comme du côté politique des gouvernements. Nous pouvons maîtriser certains gestes et actions et sortir du gel des activités. Nous pouvons reprendre certaines activités avec les précautions qui s'imposent (distanciation, etc.). Car tout le monde le voit bien, Européens comme Africains, nous allons être 'en ambiance Covid' en Afrique pour longtemps. J'ai donc levé la restriction sur les missions d'entrainement et de formation. Nous finalisons actuellement l'analyse pour le retour progressif des troupes. Dans l'idéal, nous devons prendre la décision avant la fin du mois [de juillet], afin de pouvoir donner tous les signaux de reprise d'activité après la pause estivale.
Consacrer l'expertise militaire au sein de l'UE
Votre seconde priorité, je crois, c'est de consolider l'état-major ?
— Plus exactement, je veux consolider la reconnaissance de la voix de l'expertise militaire au sein des institutions européennes. C'est une expertise unique. Il n'y en a pas d'autre. Il faut que l'uniforme soit reconnu, écouté, crédible dans les institutions européennes. Nous devons être articulés, de la façon la plus fluide possible, avec le comité militaire, qui est l'expression des chefs d'état-major, c'est-à-dire des forces armées des États membres. Nous devons avoir une légitimité des produits fournis, des opérations et missions, même si nous ne sommes pas dans la chaîne des opérations (Althea, Irini, Atalanta).
Comment doit s'exprimer cette expertise, comment l'améliorer ?
— Cette expertise militaire doit s'exprimer dans un certain nombre de domaines. Nous devons notamment améliorer notre capacité d'anticipation stratégique. Je dois être capable de dire au Haut représentant, aux représentants militaires (Comité militaire), aux ambassadeurs du COPS, à la Commission européenne, où sera la prochaine crise, le prochain point de mission et d'opération. Cette anticipation doit s'appuyer sur une analyse forte, au sein de la direction renseignement, en synergie avec la partie civile du renseignement (IntCen).
Sur la boussole stratégique par exemple ?
— Nous avons en effet à mener à bien un travail précurseur, celui de l'analyse des menaces de la boussole stratégique. Ce n'est pas un document politique. C'est un pur document de renseignement. Le but du jeu n'est pas d'arriver à un document agréé, mais d'agréger toutes les données fournies par les États membres, de compiler un catalogue de menaces, pour permettre d'offrir un tableau complet. Ce n'est pas la 'boussole' en soi. C'est un préalable. Dans ce travail d'analyse, nous devons avoir une rigueur absolue, sans chercher à prioritiser telle ou telle menace. Cela, ce sera le travail des politiques, pour en tirer conséquence, définir une vision stratégique, des objectifs politiques, capacitaires.
Où en êtes-vous ?
— Le travail a déjà commencé. Nous avons envoyé aux États membres une première liste de questions, pour recueillir leurs avis et analyses sur les menaces que nous avons déjà identifiées ou leur demander des compléments sur des visions de menaces que nous aurions oubliées. Dès la rentrée de septembre, nous commencerons à agréger ces données. Et nous devrons finir le travail avant décembre. C'est pourquoi je lance un appel aux chefs d'état-major des États membres (CHOD) dans cet objectif. Le patron de l'IntCen [Le centre d'analyse du renseignement de l'UE] fait la même chose pour les services civils. Cela permettra à la présidence allemande d'entamer le travail de la boussole stratégique qui se terminera sous présidence française en 2022.
On assiste à une évolution de la direction renseignement de l'état-major, qui devient plus 'politique' ?
— La direction 'renseignement' devient plus stratégique, avec davantage d'analyses globales. Cela correspond à ma volonté de tirer l'état-major vers le niveau stratégique, de placer notre expertise à ce niveau, dont ont besoin nos maîtres politiques.
L'état-major de l'UE, un outil qui va évoluer
Le troisième enjeu, le principal peut-être au plan public, c'est cet embryon de QG d'opération militaire, la MPCC, dont vous êtes aussi le chef ?
— C'est vrai, j'ai deux fonctions : une comme directeur de l'état-major, l'autre dans les fourneaux, dans la conduite des missions. Un double chapeau très complémentaire. Pour l'instant, j'ai un premier défi : les ressources humaines. Ce n'est pas satisfaisant. La moitié des postes sont vacants (55%) sur une équipe de 60 personnes. Ce que nous demandons aux États membres n'est pas un effort élevé. C'est à peine 2% de l'effort demandé à l'OTAN. Il est nécessaire si nous voulons accomplir l'ambition fixée : commander une opération de la taille d'une brigade ou d'un battlegroup. Nous devons aussi aborder la revue de la MPCC, qui va être entamée au second semestre de cette année, avec des conclusions à tirer en fin d'année.
Surtout, vous voulez conduire une revue de l'état-major de l'UE. Pourquoi est-ce nécessaire ?
— L'état-major a été organisé avant l'arrivée de la MPCC, qui a modifié l'équilibre de l'état-major, et la mise en place de la coopération structurée permanente. La PESCO et le premier vrai rapport de CARD [la revue annuelle coordonnée de défense] — qui va arriver en fin d'année — amènent à travailler de façon plus fluide, avec l'agence européenne de défense. Toutes ces pièces du puzzle, il faut arriver à les mettre ensemble. Jusqu'ici, nous avons eu une approche du bas vers le haut - bottom up -, approche qui a des limites. La boussole stratégique, c'est une approche du haut vers le bas, top bottom. Il faut combiner les deux pour avoir une vision d'ensemble qui fasse sens. Cela va donnera la cohérence nécessaire à la vision que l'Union européenne doit porter dans son ambition 'sécurité et défense'.
Quels objectifs vous fixez-vous pour l'état-major ?
— Premièrement, renforcer le rôle de l'état-major comme pourvoyeur de vision stratégique. Deuxièmement, continuer à renforcer notre secteur capacitaire pour représenter les besoins des forces armées, en les objectivant. Troisièmement, avoir une capacité de communication moderne, cadrée, qui s'inscrit dans celle du Haut représentant de l'UE. Nous devons faire connaitre ce que fait l'Union européenne dans le domaine de la défense et de la sécurité.
Vous n'êtes pas des milliers pour faire ça ?
— Nous avons une équipe réduite : 206 postes, en sachant que nous ne sommes pas totalement "gréés" par les États membres [tous les postes ne sont pas remplis]. Cette limitation de l'état-major est certes aussi notre atout. Cela permet d'avoir une expertise de bon niveau immédiatement disponible. Nous avons un personnel de bonne qualité. Un vrai enthousiasme, un acte de foi dans le projet européen. Mais la petitesse a ses limites. Il n'y a pas de gras possible. Il faut de la flexibilité et de l'agilité. L'état-major est une maison bien organisée. Il ne faut pas la révolutionner mais nous devons l'ajuster à tous les défis qui se posent.
La DG Défis de la Commission européenne sera aussi un centre d'expertise pour la défense ?
— La mise en place de la DG Defis est une excellente nouvelle car elle va renforcer le domaine capacitaire de la PSDC en mettant l’accent sur la réalisation concrète des projets (de la PESCO par exemple). Nous travaillons en complémentarité mais de façon différente. Le fait d'avoir quelques anciens militaires dans une équipe ne suffit pas. C'est ici, à l'état-major, qu'est le cœur de l'expertise militaire, que sont synthétisés les besoins de nos 'clients', les forces armées.
Dernière question, qui aurait pu être la première, la crise du coronavirus. Un changement pour l'état-major ?
— Nous avons mis en place une task force Covid-19 qui a permis de rassembler dans un seul recueil de données ce que faisaient les forces militaires dans chaque État — ils faisaient beaucoup — et ce qui pouvait être mis en commun. Le retour d'expérience va être intéressant. Cela n'allait pas de soi. Car l'état-major est un organe du service diplomatique européen (SEAE). Notre ADN essentiel a toujours été de travailler à l'extérieur des frontières de l'Union européenne. Cela a été aussi un sujet de dialogue avec l'OTAN, avec par exemple un gentleman agreement sur l'échelon de transport tactique OTAN pour les solliciter en fonction des demandes des États membres. Il y a maintenant une vraie réflexion philosophique et stratégique à mener. Dans quelle mesure faut-il, peut-on utiliser l'outil militaire pour le traitement de crises internes, quel rôle donner à l'état-major ? Quels outils de solidarité mettre en place ?
(propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)
Entretien réalisé en face à face, le 10 juillet 2020, dans les locaux de l'état-major de l'UE
Un général suédois, ancien représentant militaire, était le candidat alternatif.
Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)