Politique européenne

[Entretien] La souveraineté européenne, ouverte sur le monde et innovante. (Margrethe Vestager)

(B2) Dans le débat sur la souveraineté européenne, au-delà du mot, il reste encore des philosophies différentes. La vice-présidente de la Commission européenne, Margrethe Vestager se veut la gardienne d'une libre concurrence, à rebours de la ligne 'Macron' voire 'von der Leyen'

(crédit : Commission européenne)

La vice-présidente de la Commission chargée du Numérique et de la Concurrence va présenter, dans quelques jours, sa proposition de législation (Digital Services Act et Digital Market Act), pierres essentielles pour poser de nouvelles règles sur internet. L'occasion de voir quelles sont les idées qui la guident.

Cette Danoise membre de Radikale Venstre (radicaux de gauche) garde sa foi dans un marché libre. La souveraineté doit être prise comme une capacité d'agir. Et la capacité d'agir n'est possible qu'en restant ouvert sur le monde. Foin de protectionnisme. Elle ne chérit pas vraiment les champions européens, même si elle n'y est pas hostile. Et pas question de casser les géants du net sans la preuve de leur nuisance pour la concurrence.

Souveraineté européenne

Le terme de souveraineté européenne a fait irruption dans le langage européen. Quelle est votre définition ?

— C'est un mot qui suscite beaucoup de débats en effet : la souveraineté européenne, l'autonomie européenne, ou plutôt ce que j'appellerai l'autonomie européenne ouverte.

Autonomie européenne ouverte, que mettez-vous dedans ?

— Une partie de la souveraineté consiste à pouvoir décider par vous-même, imposer des règles, mais aussi que celles-ci soient comprises par tous. Nous avons par exemple cette ambition de favoriser le développement de l'intelligence artificielle dans de nombreux secteurs en Europe. Cela veut dire que les gens puissent avoir confiance. Et réglementer quand cela met nos valeurs en péril. Mais il faut le faire de façon ouverte, transparente. Sinon, il est très difficile de savoir quelles sont les règles... Il faut aussi pouvoir nous mettre ensemble pour faire des choses que nous ne pourrions pas faire autrement.

C'est l'autre pan de la souveraineté ?

— Oui. Par exemple pour le calcul de haute performance. Nous avons aujourd'hui huit sites différents en Europe qui ont [cette compétence] et où une puissance de calcul incroyable est en cours de création. Vous pouvez créer ainsi un jumeau numérique de notre planète afin de modéliser l'effet du changement climatique, par exemple la météo, ou vous pouvez faire un jumeau numérique du corps humain, afin de mieux préparer les tests et les expériences. C'est la même chose pour la nouvelle génération de microprocesseurs en cours de développement ou pour le projet de batteries de nouvelle génération. Il y a des choses que vous pouvez faire vous-même. Mais, il faut aussi en être capable...

... En être capable, c'est une partie de la souveraineté ?

— Une grande partie de la prospérité créée en Europe, de notre capacité d'innovation, vient de notre ouverture. Les gens viennent ici, parce que nous faisons du commerce en dehors de l'Union. L'Europe est aujourd'hui le partenaire commercial préféré de 80 pays. Il est important de ne pas rester sur l'idée que nous pouvons prendre nos propres décisions, repliés sur nous-même, d'avoir un confinement économique. Sinon nous serions plus pauvres à l'arrivée, et nous ne serions plus en mesure de prendre nos décisions.

La concurrence, les champions européens, la défense et le numérique

Quittons la théorie, passons à la pratique. Vous avez en charge la politique de concurrence. Ne faut-il pas faire évoluer la doctrine européenne pour favoriser les fusions, créer des champions européens ?

— Je ne suis pas sûre que n'avoir aucun compétiteur en Europe soit une bonne idée. Nous avons besoin de concurrents. Nous avons besoin de ce défi pour que les entreprises restent innovantes, pour qu'elles continuent à améliorer leur capacité à être compétitives à l'échelle mondiale. C'est un peu contradictoire de vouloir être une entreprise mondiale et européenne importante, mais de ne pas accepter de concurrents en Europe. Vous pouvez facilement être les deux tant que vous acceptez qu'il y ait des concurrents. Vous aurez toujours cette motivation pour rester fort et continuer à innover.

Et pour la défense ?

Ce secteur est à part. Il n'est pas l'objet des règles de concurrence.

Sur internet, on est un peu dans la situation contraire, avec des géants (américains souvent) qui dominent le marché. Ne faudrait-il pas envisagez la scission de ces géants ?

— Si nous constatons une infraction au droit de la concurrence, et dont le seul remède sera une scission de l'entreprise, il est déjà possible de le faire, avec la législation que nous avons aujourd'hui. Mais, de toute évidence, c’est une sanction de très grande portée. Et vous connaissez votre histoire économique. Cela ne s’est produit que très, très peu de fois. Jusqu'à présent, de toute évidence, nous n'avons trouvé aucune infraction suffisamment grave pour que la dissolution d'entreprises soit le seul remède possible.

L'Europe numérique

Vous allez proposer dans quelques jours une nouvelle législation sur le marché et les services sur internet (le Digital Services Act). Quel objectif poursuivez-vous ?

— Le principe que nous voulons établir est simple : que ce qui se passe en ligne (on line) obéisse aux mêmes règles que dans la vie réelle (off line). Les gens qui achètent des cadeaux de Noël dans les magasins ne le feraient jamais s'ils n'étaient pas assurés que le produit est sûr. Il en va de même pour le contenu distribué en ligne. Ce qui est illégal dans le réel doit être illégal en ligne.

Même chose pour les magasins vendant des produits illégaux sur le web ?

C'est quelque chose sur lequel on doit avancer. C'est un problème récurrent. Si un magasin en ligne est fermé, il réapparait rapidement, seulement cinq minutes plus tard parfois. Ce n'est pas acceptable.

Comment lutter contre les contenus illégaux ?

— Nous avons déjà progressé, mais nous devons encore préciser les règles en matière de contenu illégal. Surtout quand il s'agit de ce qu'on appelle la zone grise, entre ce qui est absolument parfait et ce qui est illégal. Il ne s'agit pas de réglementer tout le contenu car cela impliquerait de mettre en place quelque chose comme des filtres de téléchargement. Et les eurodéputés y sont totalement opposés. L'une des choses dont nous discutons, est que vous devriez être en mesure de voir qui est responsable d'une publicité, afin de tracer qui paie pour cela. Vous voyez ce qui s'est passé dans la campagne américaine. Il est très important d'avoir une position plus ferme sur le contenu.

Le débat en ligne est souvent âpre, voire insultant. Peut-on l'apaiser  ?

— Nous devons améliorer nos cultures lorsqu'il s'agit de débattre en ligne. Encore une fois, sur le principe très simple d'avoir la même chose 'on line' que ce qui se passe 'off line'. Si je vais à une réunion publique, les gens ne se lèveront jamais et ne diront jamais ce qu'ils diraient juste après un post. Jamais. Nous espérons également qu'avec des réglementations et avec un nouveau sens de la transparence et de la responsabilité sur les plateformes, nous pourrons développer notre culture. C'est la même chose en matière de discours qui prêchent la haine. On ne peut pas tenir sur le net des discours qui seraient interdits dans la vie publique.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Entretien réalisé avec une demi-douzaine de journalistes européens le 29 octobre par transmission internet

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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