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Les djihadistes ne sont pas des mecs en claquettes, ils réfléchissent (Wassim Nasr)

(B2) L’opération Barkhane n’est qu’une solution à court-terme, afin de contenir la menace djihadiste présente au Sahel depuis des années. Selon Wassim Nasr, journaliste et expert des mouvements djihadistes pour France24, sans changements profonds, le problème ne peut pas être réglé

Wassim Nasr (crédit : source F24/ sélection B2)

La France est présente sur le terrain malien depuis 2013, avec l'opération Serval (lire dossier N°37), puis l'opération Barkhane (lire dossier N°70).

Commençons par le commencement… La France est présente au Mali depuis près de huit ans avec Barkhane. Aujourd'hui, contre qui lutte-t-elle au Mali ?

Le JNIM, ou GSIM, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, est l'un des deux principes groupes djihadistes. Depuis sa création en 2017, il n’a cessé de se développer et de grandir. Il voue allégeance à Al Qaeda au Magreb islamique (AQMI) et aux Taliban : c'est la filiale d’AQMI au Mali. Sa particularité est d'être le premier groupe djihadiste chapeauté par un prominent touareg — un groupe ancré dans la rébellion — Iyad Ag Ghali, un peul — pour se garantir l’espace géographique au sud du pays — Muhammed Kufa, et un Algérien vétéran d'AQMI, Abou al Humam. La construction du JNIM est donc certes djihadiste mais avant tout politique. Feu Droukdel, le chef d'AQMI tué en juin par les troupes françaises, avait comme objectif politique et stratégique de créer un groupe avec plusieurs ethnies et ainsi passer outre les dissensions et les guerres d’égos. L’implication des peuls dans le djihad était nouveau — à l'exception du MUJAO (Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest). Avant, le djihad dans cette région, c’était par les arabes, voire les touaregs. Le JNIM crée donc une nouvelle dynamique.

L’État Islamique au Grand Sahara, l’EIGS, est l'autre groupe. Al-Sahrawi, un ancien du Front Polisario (Maroc) a voué allégeance à l'Etat islamique, en 2015. L’Etat islamique prend cependant un an à accepter son allégeance parce qu'il pensait que Al-Sahrawi était toujours très proche du commandement d’Al Qaeda, leur ennemi en Syrie. L’EIGS qui n’existe en fait pas dans l’organigramme de l’organisation est l’Etat islamique en Afrique de l’ouest (EIAO ou ISWAP), du lac Tchad. C'est de ce qui reste de l’allégeance de Boko Haram à l’Etat islamique.

Nous faisons face à un terrorisme endogène donc ?

Le chef de l'État islamique est un ancien du Front Polisario du Maroc, et le gros des troupes sont des peuls du Mali et du Niger. Pour AQMI, le chef est un Algérien, le gros des troupes étant formé par des Touaregs et des Peuls maliens. Ce sont donc des locaux. Il n'y a pas d’appel d’air comme c'était le cas au Levant ou actuellement dans les rangs des Shebabs en Somalie. Car AQMI n’appelle pas d'étrangers. Et le Sahel est un terrain plus rude et moins accessible que le Levant.

Comment se déroule la collaboration entre les groupes sur le terrain ?

Entre 2016 et 2019, il y a eu une cohabitation entre l'Etat islamique et Al Qaeda au Sahel parce que les chefs se connaissaient depuis longtemps. C'était la seule exception au monde. Puis, fin 2019, la paix a volé en éclat. Au début, avec des escarmouches puis une guerre ouverte en mars-avril 2020. Maintenant, il y a des dizaines de morts dans chaque camp et aucun retour en arrière possible. L’Etat islamique accuse Al Qaeda d'êtres des mécréants. Et le JNIM, lorsqu'il a revendiqué l'attaque de Ménaka [contre des soldats de Barkhane], a nié toute responsabilité dans le massacre des villageois au Niger, et mis la responsabilité sur l'EI sans le nommer. C'est la première fois qu'il est sujet de l'EI dans un communiqué du JNIM. Avant, la communication de guerre entre les deux venait uniquement de l’EI. Cela signifie que la tolérance est finie. 

Comment partagent-ils leurs zones d’influence ? 

Le Nord et le Centre Mali sont contrôlés par AQMI, ainsi que la frontière avec la Mauritanie [à l'ouest du pays]. Une unité qui avait voué allégeance à l'EI a été balayée très vite. Et l'incursion en Algérie n'a pas eu de suite. La "zone des trois frontières", entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, se partage au Nord du Burkina Faso, alors qu'au Niger c'est l'Etat islamique qui a la main haute.

C'est donc Al Qaeda qui a la main haute au Mali ?

L’acteur le plus puissant est Al Qaeda. Parce qu'ils sont imbriqués dans la population et les dynamiques locales, et ménagent les structures existantes, les notables... les populations sont plus enclines à les accepter que l'Etat islamique.

Quelle différence avec l'État islamique dans les buts poursuivis ?

Ce n'est pas une gouvernance sous califat, mais une sorte de mainmise sur des régions qui leur assurent des revenus par exemple. Ils entrent dans les détails de la vie quotidienne ; s'il y a un problème de bétail ou d’irrigation, il n'y a pas d'État ou de police, donc qui règle le problème ? C'est Al Qaeda. Al Qaeda a de l’expérience en politique. Ils acceptent de négocier avec l’État malien. Et ils le disent. Ils prennent exemple sur les Talibans, assis à la même table de négociation que les États-Unis en Afghanistan. Ce que l'on oublie, c'est que toutes ces filiales ont voué allégeance aux Taliban, ils sont donc leur exemple. Alors que l’État islamique, lui, ne veut pas négocier.

L'Etat islamique est dans la perspective d'établir un califat au Sahel ?

Le but final recherché est un califat. Mais aujourd'hui, au Sahel, ils n'en ont pas les moyens. Au Lac Tchad, ce qu'ils font ressemble beaucoup à ce qui s'est passé au Moyen-Orient : ils administrent, créent une armée professionnelle — pas avec des voleurs de poules, mais des soldats —, installent des checkpoints. Mais jusqu'à preuve du contraire, ce n'est pas le cas encore au Sahel. Il ne faut toutefois surtout pas les sous-estimer. Ce ne sont pas des mecs en claquettes. Ils réfléchissent, il créent des stratégies, font des Retex (des retours sur expérience), par exemple pour déjouer des drones, en plaçant des ballons d’eau chaude dans un appartement [ndlr. pour attirer les capteurs thermiques] dans le but qu'ils se vident de leurs munitions… Avec l’EI, il n'y a pas de discussion, que de la violence : on égorge les travailleurs humanitaires, on prend des touristes en otages, et on les tue sans même négocier.

Barkhane privilégie-t-elle la lutte contre l'un des deux groupes ?

Pour schématiser, Barkhane fait du "volume" en frappant l'Etat islamique, et des frappes qualitatives sur AQMI, car c'est là où se trouvent les high level targets (HVT), les plus anciens, les vétérans comme Droukdel (alias Abou Moussab). En 2019, l'Etat islamique a été ultra virulent. La réunion de Pau avait été ajournée à cause d'une de leurs attaques qui a donc eu des conséquences diplomatiques. C'est pourquoi la France et les pays du G5 ont identifié l'ennemi principal comme l’Etat islamique (EI). Ils ont décidé d'envoyer plus de soldats dans la zone des trois frontières. Il est plus facile de taper sur l’EI que sur Al Qaeda parce que ce dernier a une certaine assise populaire. Ce qui n’est pas le cas de l’EI pour le moment.

Quelles sont les incidences de ces deux modes de fonctionnement pour les forces françaises ?

La France se trouve dans une position très critique. Quand Al Qaeda a chassé l’Etat islamique du centre du Mali, et s'est fait taper dessus par Barkhane, l’Etat islamique est revenu. Donc, pour les populations locales et l’Etat islamique, cela signifie que la France aide Al Qaeda. Et d'autres disent "ben non, elle aide l’Etat islamique parce qu’elle n'arrête pas de taper sur Al Qaeda" [ndlr. car les frappes sont plus médiatiques]. Donc la France est dans une situation particulière. Car malgré tous les efforts, l'État n'est pas revenu dans les zones reculées. La population est obligée de choisir un camp — l'Etat islamique ou Al Qaeda — pour assurer sa protection.

On observe un déplacement de Boko Haram au Niger voisin. C'est une nouvelle dynamique ?

Les dynamiques changent. Aujourd'hui, au Niger, l'EI tente de gagner en assise populaire en s’appuyant sur les dissensions ethniques. C'est important, parce qu'ils s’immiscent dans la dynamique. Les liens se tissent comme ça.

C'est une expansion territoriale que l'on constate ?

Le président français Emmanuel Macron a dit lors du sommet du G5 Sahel à Pau, il y a un an, qu'il faut empêcher qu’il y ait demain un théâtre djihadiste de la Somalie à la Mauritanie. Je ne suis pas alarmiste. On n'est pas encore dans cette dynamique. Mais ça peut arriver si les États continuent de simplement regarder ce qui se passe. La force des djihadistes vient de la faiblesse des États.

La faiblesse des États, concrètement qu'est ce pour vous ?

C’est à dire surtout la corruption. Il n'y a pas d’armée ni de police efficace à cause de la corruption. Des millions sont injectés par l'UE, les Nations Unies, les États-Unis... Dans certaines armées, des officiers touchent des salaires de soldats inexistants, ou des soldats partent au front avec 30 cartouches au lieu de 100 et dont la moitié s’avèrent défectueuse ... alors que l'argent est sur la table.

Les États centraux ont peur de leur armée, donc d'une armée qui se professionnalise. C’est l’exemple du Mali : les forces qualifiées anti-terroristes dans le nord et centre sont très bien représentées dans la junte du coup d’état d'août parce que ce sont les meilleures unités. Donc c’est un problème sans fin. Barkhane peut tout faire, Takuba peut envoyer des forces spéciales de République tchèque, de Suède... mais ça ne ramènera pas à une pacification si ce n'est pas accompagné par des actions sur les vrais besoins. On parle de développement, mais la clé, c'est l'anticorruption.

C'est un scénario sans fin pour la force Barkhane alors ?

La guerre jusqu’au boutiste ce n’est pas un projet viable. Quand on voit comment les acteurs locaux se connaissent, se parlent, comme sur les images de l’échange des otages Cissé-Pétronin... on se dit à quoi bon. La France n’a pas vocation à rester là bas ad vitam aeternam. Barkhane n'est pas une opération policière, c'est une opération militaire, donc dans une guerre, avec des sections rebelles, des djihadistes avec une assise populaire... et il y a un besoin de négociations. Ce n'est pas comme les terroristes en Europe où l'on envoie la police, on les abat ou les emprisonne. Aujourd’hui, Bamako contrôle à peine un quart de son territoire !

Barkhane c’est un appui militaire non-négligeable, mais pas une force politique pour mener des négociations...

Oui. Cela dit, si l'État malien aujourd’hui a la capacité de négocier, c’est grâce à la présence de Barkhane. Sinon il n'aurait aucune carte en main. Barkhane donne à Bamako les moyens de négocier. C'est très politique en fin de compte. En février 2020, le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) [nrdl. de l'époque] a déclaré négocier avec des djihadistes. Et là, il y a un vrai calcul derrière une annonce de négociation vis-à-vis du public malien. Parce qu'il est en faveur de ces négociations, voir d’une trêve avec les jihadistes. Si les djihadistes refusent, ils se mettent en difficulté avec le public. Si ils acceptent, les plus radicaux d'Al Qaeda partiront avec l'Etat islamique.

Enfin, les nombres donnés sur les djihadistes données varient sans cesse. Vous avez une estimation qui semble juste ?

On ne sait pas parce que ce ne sont pas des armées régulières. On donne des chiffres à la pelle, mais personne ne sait. Ce qui est certain, c'est qu'ils sont assez forts ou présents pour faire les dégâts qu’ils font. Si ça dure, c'est qu'il y a du monde. En tout cas, les chiffres augmentent parce que les raisons objectives de l'existence de ces groupes [la pauvreté, la violence, l’absence des États, etc] sont toujours présentes. Les problèmes qui permettent de recruter n'ont pas changé depuis des années, mais ce sont aggravés.

(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)

Wassim Nasr est journaliste pour la chaîne France24, et spécialisé dans les mouvements djihadistes. Il est l'auteur du livre L'État Islamique, le fait accompli (Plon, 2016). Pour plus de détails lire son étude ISIS in Africa: The End of the “Sahel Exception” pour le Center for global policy, écouter le podcast réalisé avec l'IRSEM. Suivez le sur twitter @SimNasr

Interview réalisée jeudi 7 janvier en français par téléphone

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