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[Reportage] Eulex Kosovo 4. Passée de la robe au costume, EULEX reste impliquée dans la justice kosovare

(B2, à Pristina) Impliquée du début à la fin du processus judiciaire, la mission de l’Union européenne pour l’État de droit au Kosovo (EULEX) joue le « tampon » entre les parties. Un rôle plus important qu’il n’y paraît

En février, Zoran Djokic a été condamné pour crimes de guerre (crédit : B2/Aurélie Pugnet)

Jeudi 11 février, dans une petite salle d’audience du Palais de justice de Pristina financé en (grande) partie par l’Union européenne, quelques membres de EULEX Kosovo prennent place. Parmi eux, Petko Petkov (1). Ancien juge international pour EULEX, il avait l'habitude de siéger. Aujourd'hui, il est assis dans la salle. Maintenant que le mandat exécutif de la mission est terminé, il fait partie de l’équipe « monitoring » de la justice. Il en est le lead monitor pour les crimes relevant du droit international. Son travail consiste désormais, avant tout, à observer.

Jour d'audience 

En ce jour pluvieux, sous les lumières tamisées de la salle d’audience, entouré d’une bonne dizaine de policiers, Zoran Djokic entend le verdict de la Cour : 12 ans de prison pour crimes de guerre. L’homme d’origine serbe est reconnu coupable par la justice kosovare pour avoir fait partie d'un groupe organisé qui portait des uniformes militaires, paramilitaires et de police, qui a pénétré de force dans les maisons des Albanais du Kosovo, les a maltraités physiquement et mentalement, les a volés puis les a forcés à quitter leurs maisons, en 1999, dans l’est du Kosovo, à Peja/Peć.

Passage de relais

Voir une affaire ainsi menée, de l’enquête au verdict, entièrement conduite par les Kosovars est un succès pour la mission. « Le fait qu'EULEX ait mis fin à son mandat exécutif dans le domaine judiciaire en juin 2018 montre les capacités améliorées des juges et des procureurs du Kosovo et atteste de la réussite d'EULEX à aider ses homologues à être aux commandes », se félicite Ioanna Lachana, porte parole de la mission. « Nous sommes particulièrement fiers que les anciens employés locaux d'EULEX font maintenant partie du système judiciaire du Kosovo ou travaillent dans les institutions et organisations du Kosovo. C'est une preuve de l'héritage puissant que notre mission crée au quotidien : un personnel parfaitement formé et expérimenté qui fait la différence au Kosovo », se réjouit Ioanna Lachana.

Il y a une dizaine d’années, on était encore loin du compte. Lors de sa mise en place en 2008, dans l’ancienne province serbe fraîchement indépendante, la mission pour l’État de droit faisait partie de la justice kosovare. Elle avait ses policiers, procureurs et juges internationaux. Depuis 2018, les Kosovars ont repris la main. Ils sont en charge de toute la chaîne judiciaire.

De l'instruction au monitoring

Les Européens n’ont pour autant pas entièrement disparu du paysage judiciaire (2). Au contraire. Le rôle de EULEX se recentre sur le « monitoring » —  suivre, surveiller, observer, contrôler, selon la traduction que l’on veut lui donner — de toute la chaîne de la justice pénale. Quand Petko Petkov « observe » (monitors), il ne se limite pas à assister au jugement. Lui et les autres observateurs européens suivent des affaires par l’enquête policière, les poursuites, le tribunal, jusqu'au verdict. Cela permet à EULEX d’avoir une vue d’ensemble de la chaine judiciaire et d' « identifier les maillons les plus faibles », explique Hubert van Eck Koster, chef de l'unité de suivi des affaires.

Repérer les failles et conseiller

Monitoring signifie « poser des questions et observer », reprend Hubert van Eck Koster. Donc EULEX « ne donne pas de conseils individuels, uniquement au niveau institutionnel, ou cela pourrait être vu comme une interférence » dans l’indépendance de la justice, précise-t-il. Par contre « si un juge demande de donner des options, on peut le faire, et c’est le juge qui prendra sa décision », tempère-t-il.

Selon leurs observations, les monitors font des rapports du point de vue légal, procédural et du respect des droits de l'Homme. Donc « si il y a une faute évidente », elle sera relevée, explique à son tour Petko Petkov. Il détaille, citant par exemple : « une fois l’affaire jugée, traduite du Serbe et Albanais [en anglais] on regarde les déclarations des témoins, les preuves, pour voir si elles sont controversées, crédibles ».

Encore des défis à relever

Depuis 2018, le nombre d’audiences non productives a baissé, rapporte Hubert van Eck Koster. « Cela est-il grâce à nous ? », interroge-t-il avec un sourire. Il n’en est pas certain, mais la bonne nouvelle lui fait plaisir. Ces « audiences non productives » peuvent être le fait de l'absence d'une des parties, ou une faute dans la convocation. Cela a un impact sur les délais et la tenue de procès équitables, car les auteurs présumés sont parfois déjà privés de leur liberté. 

Des relations nourries de confiance

Un tel travail avec les institutions suppose « un très bon réseau basé sur la confiance », reconnaît Hubert van Eck Koster. Une confiance qu'il « n’est pas facile à mettre en place ». « Il faut trouver un équilibre entre avoir accès aux procureurs, à la police et à la Cour tout en gardant de bonnes relations. Sinon nous ne recevrions plus d'informations », explique-t-il. « Le défi est de trouver le 'sweet spot' », autrement dit la 'juste place'. 

Le rôle de tampon

Cette confiance, c’est ce qui permet à EULEX d’être considéré comme un interlocuteur de référence. « Certains policiers et procureurs viennent nous demander d’agir comme tampon de sécurité (security buffers), car si des contrôleurs de EULEX suivent l’affaire, il n’y a aucune risque », assure Hubert van Eck Koster. Et si les parties en viennent à s’accuser de différentes choses sur une affaire, EULEX jouera le rôle de médiateur.

Au service de la société civile 

Depuis 2018, EULEX peut choisir de suivre plusieurs affaires. Le monitoring est lié soit à un souci « systémique » — comme les audiences non productives, poursuites pour charges de terrorisme, ou les progrès sur les affaires médiatiques — soit « thématique » parce que les affaires ont un certain angle — corruption, crime de droit international, crimes de haine, violence basée sur le genre, la privatisation ou liquidation, ou les questions de droits de propriété. En particulier, EULEX suit les anciennes affaires de la mission. Et puis il y a aussi les affaires ad hoc. Celles où ce sont des personnes touchées par l'affaire qui demandent le contrôle de EULEX, « au cas où ils ne soient pas traités équitablement », explique Hubert van Eck Koster. D’ailleurs, EULEX « reçoit de plus en plus de demandes de monitoring d’affaires par des citoyens » et « la société civile ».

Débloquer des affaires, le lot quotidien

En ce moment par exemple, EULEX est en contact avec l’Institut de médecine légale. Celui-ci est notamment chargé de retrouver les personnes disparues pendant la guerre. L’institut de médecine a demandé aux monitors d'aider à faire progresser un dossier pour déterrer une possible tombe. C’est « à la limite de ce que nous faisons », reconnaît Hubert van Eck Koster, mais ils le font quand même. « Peut être est-ce bloqué parce qu’ils ne se soucient pas assez des victimes, parce qu’il y a un manque de coordination, un manque de capacités, est-ce dû à la qualité de la demande ? » Cette affaire fait partie des priorités pour les prochains mois, avec le « suivi des délinquants en incapacité mentale, qui ont besoin d'aménagements, et ne peuvent être incarcérés », détaille le chef d’unité.

... et des mois à venir

Au total, la mission compte ainsi suivre plus de 200 affaires, dont toutes ne sont pas actives. Dans le lot, « beaucoup » d’affaires de crimes de guerre. Mais « les auteurs présumés des actes doivent être au Kosovo » pour être jugés. Le Kosovo aimerait donc faire des procès in abstentia, c’est-à-dire où l’accusé est absent. Ce qui pose des questions sur la garantie de procès équitable, relève Hubert van Eck Koster. Cela étant dit, « les procureurs sont contents » de cette inititiave qui est « une question très politique ».

(Aurélie Pugnet, envoyée spéciale à Pristina)

  1. Il est accompagné d’un assistant-linguiste qui lui traduit dans l’oreille, en anglais, le verdict prononcé en Albanais, puis en Serbe. 
  2. Les juges étaient, en 2008, tous internationaux, puis la proportion d'internationaux a diminué, à  mesure que la part des juges locaux a augmenté, jusqu'à devenir la seule.

À lire :  La mission de l’Union européenne vient de publier son dernier rapport, découlant des observations de ces monitors. « Nous identifions les tendances et les modèles et formulons des recommandations. Certaines sont suivies et d’autres non », partage Hubert van Eck Koster.

Lire aussi : Au Kosovo, l’État de droit est une question, toujours politique, très sensible (Lars-Gunnar Wigemark, EULEX Kosovo)

Photos : B2-Aurélie Pugnet

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