Défense UE Stratégie

[Entretien] Boussole stratégique : 2 ans de travail, 48 heures de rush. Mais le vrai travail commence maintenant. Il faut être capable d’agir seuls (Josep Borrell)

(B2) La Boussole stratégique a été adoptée lundi (21 mars), selon le calendrier prévu. Au terme d'un parcours chaotique. Mais, c'est maintenant que le travail commence réellement, selon le Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité commune. Retour avec Josep Borrell sur ces dernières heures épiques, les messages principaux de la boussole, et le travail qu'il va falloir faire.

Le Haut représentant est et restera le maître d'ordre dans la mise en pratique de la stratégie de défense et sécurité de l'Union (Conseil de l'UE)

La fin du travail ?

La boussole stratégique a été adoptée lundi, par les ministres de la Défense et des Affaires étrangères. Une étape clé est passée. Qu'est-ce qui est le plus important maintenant ?

— La Boussole est un plan. Il peut être bon ou mauvais. Mais s'il n'est pas mis en œuvre, il est tout bonnement inutile. Maintenant, donc, il faut le mettre en œuvre. J'en serai le maître. Je dois faire attention à ce que la Boussole soit mise en œuvre. Je rappellerai aux États membres leurs engagements et le calendrier. Maintenant, la véritable histoire commence.

... Et les États membres sont-ils prêts à la mettre en œuvre ?

— Ce texte, c'est un engagement des États membres. Pas le mien. Pour la première fois, les États membres sont les vrais acteurs de la défense de l'UE. Les documents précédents étaient des analyses des Hauts représentants précédents, Javier Solana et Federica Mogherini. Mais n'engageaient personne d'autre à part eux. La Boussole est la chose la plus opérationnelle qui ait été produite dans l'UE en matière de sécurité et de défense. Mais elle doit être mise en œuvre.

Le document devait faire uniquement 15 pages. Vous vouliez un document court, bref, net. Il en fait aujourd'hui plus de 45. C'est un net dérapage ?

— Les États membres voulaient que leurs propres points apparaissent dans les documents ! La Mer Noire, l'Arctique, les menaces hybrides, l'OTAN... Et avec notre première version, nous devions aussi garder des munitions pour le débat. Mais au final, ce n'est pas un arbre de Noël ! Il faut prendre en compte les sensibilités de tous, c'est un processus normal.

Pourquoi avoir fait de cette boussole stratégique un document public ? Les États membres n'auraient-ils pas étaient plus à l'aise avec un document confidentiel ?

— L'intérêt est d'avoir un engagement public. Les Parlements, les citoyens peuvent en parler. Un document public a une forte valeur politique. L'analyse des menaces [rédigée sur la base des analyses des services d'intelligence des 27, NDLR], elle, est confidentielle. Parce qu'on critique, on pose des questions sur les comportements de certains pays... ils ne seraient peut être pas très contents de savoir ce que l'on pense d'eux !

L'emblème de la Boussole

Cette Capacité de réaction rapide, c'est l'élément le plus visible de la Boussole. Incontestablement. Mais que va-t-elle changer, concrètement ? 

— Les États membres vont proposer des capacités avec lesquelles ils sont prêts à participer à une mission. Nous aurons donc des listes de moyens à disposition du commandant de force — mais ils n'auront pas besoin d'être pré-positionnés, à l'inverse des battlegroups. Ces moyens pourront être modulés et utilisés selon les besoins. En fonction des besoins, nous construirons une force, les capacités nécessaires pour être déployées. Ces forces seront formées ensemble, il y aura des exercices, pour qu'elles puissent être mobilisées le jour où il y a besoin. Ce n'est pas une armée européenne, c'est un mélange des forces, que l'on organise selon les besoins. Cela peut être pour protéger des civils, sécuriser un aéroport...

Des battlegroups substantiellement modifiés, il était temps. Qu'est-ce que cela signifie ?

— Les battlegroups doivent être réformés. Ils ne sont disponibles que pour des périodes de six mois, c'est trop court, le financement n'est pas clair et insuffisant, et les forces positionnées ne sont pas adaptées à l'éventuelle mission à affronter. Il faut une période plus longue, qu'ils soient mieux adaptés aux scénarios prévus et dotés d'un meilleur financement. Nous gardons ce que nous avons et le complétons. Nous allons essayer avec une architecture différente, et des modules prêts à être mobilisés.

Au début nous entendions parler d'une « Force » de réaction rapide. Il s'agit désormais d'une « Capacité ». Quelle est la différence ?

— Une « capacité » est plus large qu'une « force ». La capacité inclut sans doute l'usage de la force. « Force » aurait réduit le champ d'application à uniquement une mission de combat. Le sauvetage en mer n'est pas une mission de combat mais demande beaucoup de capacités. Nous avons besoin de modules capacitaires, qui incluent, si besoin, l'usage de la force. Les Européens peuvent comprendre que si besoin, nous pouvons utiliser la force.

Cette Capacité pourra donc s'engager dans des combats ?

— Les missions de la force sont dans les traités. Ils prévoient parfaitement que l’UE peut s’engager dans des missions de combat. Nous ne l'avons jamais fait, et heureusement, mais nous pouvons le faire. S'il y a besoin de s’engager dans une mission où il y a besoin d’une force de combat, nous verrons si les États membres le veulent. Il faut s'y préparer. Il ne faut pas seulement faire le Bon samaritain ou être une deuxième Croix rouge.

Les États membres seront-ils autorisés à prendre des engagements en matière de forces et de capacités vis-à-vis de l'OTAN et de l'UE en même temps ?

— Par principe, je n'exclurais pas la possibilité que les mêmes capacités soient à la disposition de l'UE et de l'OTAN. Nous avons besoin que les États membres prennent leurs engagements au sérieux, et qu'ils préparent leurs forces. Toute la question est de savoir pour quoi et où les États membres mobilisent leurs capacités en marge de l'OTAN. Si l'OTAN agit, nous n'avons pas besoin d'agir. Si l'OTAN n'agit pas, nous devrons réfléchir à agir. La boussole stratégique est complémentaire à l'OTAN.

La ministre allemande de la Défense, Christine Lambrecht, a dit que l'Allemagne fournira le cœur de la Capacité en 2025 . Cela signifie-t-il que l'Allemagne prendra le lead  ?

— Aucun État membre ne sera leader de la Capacité. Les États fournissent les capacités et elles seront mobilisées par tous.

Les trois autres messages de la Boussole

La Boussole dit « dépensons plus ». Les 27 ajoutent donc de l'argent. Et c'est tout ?

— Pas uniquement. Une des parties les plus importantes de la Boussole, porte sur plus l'investissement dans la Défense, mais de manière coordonnée. Avec une approche commune ! Aujourd'hui, les dépenses en commun (collaborative expenditure) n'atteignent que 11% des investissements de défense. C'est trop peu. Quitte à dépenser plus, autant le faire mieux. Éviter les duplications, combler les lacunes. Chaque État a le droit de décider où il investit. Mais ensemble, nous devons nous coordonner. C'est un des messages de la Boussole...

... et l'autre message ?

— Nous avons besoin d'outils. L'un d'eux est très important : la capacité de commandement (Command capacity). Il est convenu de doter l'état-major d'une structure de commandement et de contrôle (Command and control structure).

... C'est un quartier général ?

Pour les États membres, nous avons évité d'écrire « QG », parce que « QG » signifie armée. Si nous voulons faire des exercices communs — ce qui n'est jamais arrivé auparavant mais arrivera pour entrainer la Capacité de réaction rapide —, nous avons besoin d'une structure de commandement et de contrôle.

Le rôle de l'Alliance atlantique est abordé aussi ?

— Oui. la question de l'OTAN a été abordée dans tous les sens. J'espère que toute ambiguïté a été évitée. Personne n'a discuté de l'utilité de l'OTAN. L'Alliance reste la réponse à la défense territoriale de l'Europe. Ici, nous créons une complémentarité avec l'OTAN.

Les États-Unis sont peu mentionnés dans le document. Pourquoi. Ce n'est plus LE partenaire ?

— Si nous voulons travailler pour la stabilité, la sécurité et la démocratie dans le monde, il est essentiel de dire que les États-Unis sont notre partenaire stratégique le plus important. Mais nous ne le répétons pas à chaque page. La Boussole est un document sur le rôle de l’Europe dans le monde. L'Europe doit être capable d'agir seule.

(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)


Le problème de dernière minute : les objectifs de défense

Comment se sont passés les dernières heures avant l'adoption lundi par les ministres des Affaires étrangères et de la Défense ?

— Lundi, j'ai passé 14 heures sur la boussole stratégique. Vous ne pouvez pas imaginer les dernières 48 heures... pour obtenir l'unanimité, trouver l'équilibre pour accommoder tous les États, pour prendre en compte la demande de dernière minute d'un élément non pris en compte, ou pour renforcer l'importance de la Bosnie-Herzégovine, ou le rôle de l'OTAN, ou voir comment financer la défense... Il a fallu trois, quatre COREPER ! Il n'y avait pas d'accord à 100%. Donc nous avons surmonté le dernier obstacle grâce à une déclaration.

... sur la question de l'objectif de dépenses ?

— Oui. La question était : les dépenses militaires doivent-elles ou non être prises en compte dans la discipline budgétaire ? Impossible de se mettre d'accord. On a donc décidé de faire une déclaration, un papier séparé, la Pologne en leader, accompagnée par d'autres États membres. C'est une question très importante mais ce n'est pas aux ministres des Affaires étrangères de discuter de discipline budgétaire, c'est au Conseil européen, les chefs d'État et de gouvernement. Les autres questions ont été prises en compte dans le texte.

Il n'y a donc plus d'objectif d'investissement dans le texte ?

— La Boussole n'est pas un plan d'investissement. Il n'y a pas d'engagement sur un taux à dépenser dans la défense. L'objectif de 2% au niveau de l'OTAN est une mesure de la dépense qui est très imparfaite. C'est un pourcentage. Pour le calculer, on peut prendre en compte les retraites des militaires. Certes, elles comptent comme dépenses militaires. Mais est-ce qu'elles augmentent la capacité de combat ? Pas du tout ! L'important, c'est comment nous dépensons ensemble, dans les achats en communs, pour la recherche et le développement.


Entretien réalisé mardi (22 mars après-midi) dans les locaux du SEAE, en français et anglais, en face à face, avec plusieurs médias dont B2 (et Agence Europe, Le Soir, Le Monde, EFE, AFP, Le Figaro, Euractiv, DPA, FAZ...)

Pour aller plus loin, lire notre dossier N°91 : La boussole stratégique. De la genèse du texte à son adoption

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