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[Entretien] La Moldavie n’a aucune raison de devenir une cible directe. Mais nous nous préparons (Nicu Popescu)

(B2 à Chișinău) Voisin direct de l'Ukraine, la Moldavie, terre de refuge pour une partie des réfugiés, est aussi tiraillée par le conflit en Transnistrie. Ce pays candidat à l'adhésion à l'Union européenne, n'entend pas revenir sur sa neutralité, mais se prépare à toutes les éventualités.  Entretien avec le vice-premier ministre, et ministre des Affaires étrangères et de l’intégration européenne, Nicu Popescu.

Nicu Popescu (Photo © Aurélie Pugnet / B2)

Être neutre et se préparer à une attaque

Pensez-vous que la Moldavie peut devenir une cible directe ou être entraînée dans les combats ?

— Selon notre évaluation, la Moldavie n'a aucune raison de devenir la cible d'activités militaires hostiles. La Moldavie est un État neutre de par sa Constitution depuis 1994. Nous n'avons rien fait qui puisse justifier un quelconque type de menace militaire. En même temps, étant donné ce qui s'est passé ces derniers mois, la Moldavie doit bien sûr se préparer à tout l'éventail des menaces. Il en est de notre responsabilité.

La Moldavie se prépare donc à des scénarios d’attaque ?

— Oui. Et la neutralité signifie que tous les scénarios auxquels nous nous préparons sont basés sur l'hypothèse que nous devrons les mettre en œuvre par nous-mêmes. Nous comptons certes sur un soutien financier extérieur, un soutien diplomatique, politique et économique, et nous en recevons beaucoup. Mais lorsqu'il s'agit de questions militaires, la neutralité détermine à la fois nos préparations de scénarios, mais aussi notre positionnement sur la scène internationale.

Comment vous préparez-vous ?

— Comme tout autre pays se préparerait. Mais bien sûr, nous ne sommes pas un très grand pays, nous n'avons pas une très grande armée, et nous n'avons pas d'équipement sophistiqué. Nous ne pouvons pas parler publiquement de ces scénarios.

La neutralité reste-t-elle un choix assumé aujourd’hui ?

— Depuis 1994, aucun gouvernement n'a tenté de modifier ce statut constitutionnel. La neutralité est très populaire dans l'opinion publique. Nous insistons également sur le droit souverain de la Moldavie à décider du type de politique de sécurité qu'elle souhaite mener, qu'il s'agisse de neutralité ou autre. Cependant, nous n'avons pas de grand débat dans la classe politique ou dans la population sur le changement de statut.

Ce principe est-il conciliable avec la candidature d’adhésion à l’Union européenne ?

— La Moldavie ne peut pas prendre parti dans un conflit militaire. Aujourd'hui, elle s'efforce de faciliter et de répondre aux besoins humanitaires des citoyens ukrainiens et des citoyens d'autres pays qui ont été contraints de quitter leurs foyers pour s'installer chez nous. Notre vision de l'adhésion à l'UE a toujours été de la rejoindre tout en restant neutre et être plus ou moins dans la même position que d'autres États membres, qui sont non alignés ou neutres de par leurs Constitutions — à savoir la Finlande, la Suède, l'Autriche, Chypre et l’Irlande.

Le conflit latent de la Transnistrie 

La région de la Transnistrie, qui a fait sécession en 1992 et est depuis administrée sous une présence russe, pourrait-elle servir de base arrière à la guerre en Ukraine ou de lieu de départ pour une attaque en Moldavie selon vos informations ?

— À ce stade, nous ne voyons pas d’intention de la part du personnel militaire [russe, NDLR] stationné en Transnistrie de se préparer pour le déploiement d'une action militaire en Ukraine. Cela dit, nous ne pouvons pas prédire ce qui se passera demain, dans deux semaines ou deux mois. Pour l'instant, la situation est calme. Mais encore une fois, nous devons être préparés à toutes les possibilités. Et bien sûr, beaucoup de choses dépendront de l'évolution de la guerre en Ukraine.

Combien de troupes russes estimez-vous être présentes en Transnistrie ?

— Il y plus ou moins 1300 soldats russes dans la région de Transnistrie. Ces soldats servent dans le groupe opérationnel des troupes russes (operative group of Russian troops). Parmi eux, un peu plus de 400 font partie d'un bataillon de « maintien de la paix » qui est censé assurer l'opération de maintien de la paix dans la région du conflit.

Le règlement du conflit en Transnistrie est-il toujours au point mort ?

— Un processus de règlement du conflit est en cours depuis plusieurs mois. Nous préparons un nouveau cycle de négociations avec les administrateurs dans le cadre du format dit « 5+2 » (Moldavie, Transnistrie, OSCE, Russie, Ukraine, Union européenne et États-Unis) [pour le mois de mai, NDLR]. Mais étant donné la situation actuelle, nous ne savons pas clairement où et quand le nouveau cycle de négociations pourrait avoir lieu.

Savez-vous ce qu'il advient du dépôt d’armes situé à Cobasna, sous contrôle russe ? Il n’a toujours pas été détruit ?

— La Russie s'est engagée à retirer ces armes en 1999 lors du sommet sur l'instabilité de l'OSCE. Mais la dernière fois que des munitions ont été évacuées de Cobasna, c'était en 2003. C'était il y a 19 ans. Nous savons qu’il y a 20.000 tonnes d'armes, dont environ 11.000 sont périmées. Juste avant la guerre, la Russie a dit qu'elle était prête à évacuer ou à détruire la plupart des armes périmées. Mais nous n'avons pas discuté de cette question dans le nouveau contexte.

Être candidat à l'adhésion à l’Union européenne 

La Moldavie a envoyé sa candidature pour rejoindre l’Union européenne. Le chemin sera long et ardu, êtes-vous préparés à cela ?

— Nous sommes très conscients que l'adhésion à l'Union européenne ne se fait pas du jour au lendemain, ni même en quelques mois. Notre arme la plus fondamentale pour se rapprocher de nos aspirations européennes est de mettre en œuvre des réformes et de moderniser ce pays, améliorer l’économie, consolider la démocratie et lutter contre la corruption. Nous devons prouver que nous pouvons gérer ce pays d'une manière qui soit totalement compatible avec les normes ou standards de l'Union.

Toute avancée est un signal positif ?

— Tout ce qui nous rapproche de l'Union et nous y intègre pas à pas est quelque chose que notre société approuve fortement. Nous sommes ouverts à la discussion sur les différentes étapes menant à une adhésion. Nous avons déjà adopté environ 80 % de l’acquis communautaire, via l'accord d'association signé en 2014. Bien sûr, nous voulons accélérer les choses.

Que demandez-vous à vos voisins européens pour faire face à la guerre en Ukraine, mis à part pour l'accueil des réfugiés ?

— Nous avons de gros problèmes de gestion des frontières en ce moment. Les Ukrainiens en âge de se battre ne sont pas autorisés à quitter l’Ukraine : nous avons donc détecté un nombre croissant de franchissements illégaux de la frontière la nuit. Tendance qui pourrait continuer. Nous nous attendons également à une augmentation des risques de contrebande d’armes. Comme toujours quand il y a une guerre. Nous avons donc besoin d'une aide urgente pour la gestion des frontières afin de nous assurer que les effets négatifs de la guerre ne s'aggravent pas. Nous avons demandé de l'aide à Frontex pour un soutien en matière d'équipement et de personnel, nous travaillons actuellement sur la base légale. Nous recherchons également le soutien des États membres de l'UE en matière d'équipements, principalement. (1)

Une aide financière aussi ?

— Nous sommes profondément touchés par les effets économiques de la guerre. Une mission du FMI est actuellement présente. Nous sommes également sur le point de discuter avec l'Union européenne d’une assistance macro-financière afin de nous aider à stabiliser l'économie et la société, car personne n'a besoin — ni l'Ukraine, ni la Moldavie, ni l'Union européenne — d'un État en grande difficulté. Nous sommes donc en contact avec nos partenaires internationaux pour obtenir un soutien financier, principalement sous forme de prêts. Que nous aimerions compléter par des subventions, autant que possible. 

Quel est l'impact du conflit sur l'économie de la Moldavie ?

— La Moldavie est très affectée économiquement par cette crise. Nos exportations vers l'Ukraine, la Russie et la Biélorussie ont, bien sûr, été gravement affectées, cela représente environ 14% de nos exportations. Nos importations sont également affectées, car nous avions l'habitude d'importer beaucoup d'Ukraine ou via le port d'Odessa. Nous devons trouver de nouveaux moyens d'acheminer de la nourriture, des matériaux de construction, et beaucoup d'autres choses… Choses qui, bien sûr, seront plus chères, et cela stressera encore plus notre économie. 

Vous êtes inquiet ?

— Nous devons nous assurer que sur le front économique, sur le front énergétique, sur la stabilité financière, sur le plan budgétaire, sur la gestion des frontières de la Moldavie, l'État moldave continue à remplir ses fonctions à un niveau satisfaisant. Si vous regardez la taille de notre pays, si vous regardez notre histoire récente, notre situation économique, vous pouvez facilement déduire que nous sommes le voisin le plus fragile de l'Ukraine.

La gestion des flux de réfugiés 

Comment la Moldavie est-elle affectée par la guerre en Ukraine ?

— Il n'y a aucun moyen de comparer ce qui se passe en Moldavie à la tragédie qui se déroule en Ukraine. Nos défis ne sont rien à côté de ceux des Ukrainiens. Toutefois, nous devons aussi être conscients que la Moldavie est confrontée à un stress important. Notamment dû à l'arrivé de réfugiés. En deux semaines, environ 270.000 réfugiés ukrainiens sont entrés en Moldavie, et 107.000 sont toujours présents (2). Parmi eux, 46.000 sont des mineurs, le reste principalement des femmes. Les hommes en âge de combattre ne peuvent pas quitter légalement l’Ukraine.

Où sont logées ces personnes ?

— La majorité sont hébergées dans des logements privés, ou chez des amis, de la famille, dans une situation raisonnablement confortable. Environ 10.000 sont dans des centres collectifs de réfugiés. Mais plus ce nombre augmente, plus elles seront hébergées dans des centres de réfugiés. Nous espérons vraiment que nous n'aurons pas à avoir des villes de tentes. 

Quel est le coût pour l’État moldave ?

— Selon notre calcul, chaque réfugié coûte environ 25 $ par jour, dont un tiers est couvert par l'État moldave. Le reste est couvert par les dons, l'aide internationale, le Haut Commissariat aux réfugiés et une très longue liste d'États amis. Le montant s’élève à plus de 1,5 million $.

À part l’aide humanitaire, de quoi avez-vous besoin pour les réfugiés ?

— La chose la plus urgente et la plus importante que nous demandons à nos partenaires est la relocalisation. Nous sommes le pays qui compte le plus grand nombre de réfugiés par habitant — nous approchons des 4 % de réfugiés dans notre population, un taux très élevé  — et nous avons beaucoup moins de ressources pour y faire face que tout autre voisin de l'Ukraine. Nos institutions sont moins préparées, moins prospères, avec de plus petits budgets, moins de personnel. Elles sont moins résilientes, que ce soit dans le secteur des soins de santé, de l'éducation, de la gestion, de la police ou des gardes-frontières. Donc à tous les niveaux, quelle que soit l'institution considérée, nous avons une capacité de résilience moindre que les autres voisins de l'Ukraine pour faire face à cette situation extraordinaire de flux.

Qu'est ce que la guerre risque de changer, si elle continue encore ? 

— Toute poursuite de la guerre compliquerait beaucoup les choses à l'échelle européenne, à l'échelle mondiale, mais aussi pour notre pays sur tous les plans : économique, financier, stabilité, ordre public, unité de notre société, etc. La guerre nous ramène déjà des dizaines d'années en arrière, dans les relations entre les États. Ce qui s'est déjà passé est donc suffisamment tragique. Et les répercussions se feront sentir pendant très, très longtemps. Pas des années, mais des décennies. Ces répercussions seront très négatives. Pour l'Ukraine, pour la Moldavie, pour la Russie, et pour la Slovaquie, pour la Roumanie, pour la Hongrie... pour tout État européen.

(Propos recueillis par Aurélie Pugnet, envoyée spéciale à Chișinău)

Entretien réalisé jeudi 10 mars, au matin, en VTC, avec d’autres médias européens, en anglais.

  1. Lire : Frontex bientôt en route pour la Moldavie
  2. Chiffre en baisse, car les Ukrainiens se déplacent vers l'UE et les activités militaires ralentissent autour d'Odessa.

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