[Entretien] Les crimes de guerre font partie de tout conflit armé (J. Grignon)
(B2) Chercheuse en droit des conflits armés à l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire de Paris, professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université Laval (Canada), Julia Grignon nous décode le droit de la guerre au regard de la guerre en Ukraine.
Existe-t-il une définition d’un crime de guerre en quelques mots ?
— Un crime de guerre peut se définir en une phrase ou en trois heures. En bref, c’est une violation grave des conventions de Genève de 1949 et des protocoles additionnels de 1977, ou plus largement du droit international humanitaire (DIH). Ce sont des règles que ce sont imposés les États. En tout, plus de 500 règles s’appliquent. Toute violation ne constitue pas un crime de guerre. Cette qualification s'applique aux violations les plus graves.
Comment estime-t-on que le crime est si grave ? En fonction du contexte ? Est-ce soumis à interprétation ou est-ce très clair ?
— Depuis 1998, on a une liste écrite, de plusieurs pages, de tout ce que sont les crimes de guerre. Cette liste est dans les statuts de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), créée par les États avec compétence notamment sur les crimes contre l’humanité, génocide et crimes de guerre. On a donc une photographie de ce que les États du monde pensent que sont les crimes de guerre.
Cette cour, peut-elle être saisie pour n’importe quelle situation dans n’importe quel pays ? Ou doit elle être saisie par des États signataires obligatoirement ?
— Pour qu’elle ait compétence, les États doivent être parties à son statut ou que les faits se déroulent sur le territoire d’un État partie au statut. C’est le principe. Il y a des exceptions, comme toujours en droit, et parmi ces exceptions, celle du Conseil de sécurité des Nations Unies de déférer la situation à la Cour par exemple.
Mais là, ni l'Ukraine ni la Russie ne sont partie à la CPI ?
— Donc la Cour n’est effectivement pas compétente. Mais l’Ukraine avait reconnu la compétence de la Cour depuis déjà 2014 en raison des événements sur son territoire. C’est une des exceptions. L’Ukraine avait autorisé la CPI à enquêter sur les crimes commis sur son territoire.
Donc cela implique aussi la Russie ?
— Oui car cela se déroule sur le territoire de l’Ukraine, qui a reconnu compétence à la Cour.
Prenons des cas factuels, liés à cette guerre en Ukraine. Le bombardement de la maternité de Mariupol, tel qu’il a été décrit, est un crime de guerre ?
— Les biens de caractères civils ne doivent pas faire l’objet d’attaques, en droit international humanitaire, seuls les biens à objectifs militaires peuvent faire l’objet d’attaques. Une maternité n’est pas un objectif militaire. Mais, un bien à caractère civil peut devenir un objectif militaire si, en raison de son utilisation par des forces armées, il perd sa protection de bien de caractère civil. Je ne sais pas quelles étaient les activités à l’intérieur de la maternité au moment où l’attaque a été menée, mais s’il s’agissait d’une maternité qui n’abritait que des femmes enceintes et des nouveaux nés, c’est caractéristique d’un bien civil. Attaquer un bien civil délibérément, c’est une violation du DIH et c’est si grave que c’est effectivement un crime de guerre. Mais ce crime de guerre, il va falloir en apporter la preuve. Ramener des éléments dans la procédure pénale qui vont démontrer qu’on a délibérément visé un bien civil.
Qui peut et doit apporter la preuve ?
— Si on pense à la saisine de la CPI, le bureau du procureur dispose de moyens d’enquête. Il va pouvoir déployer ses équipes sur le terrain pour qu’elles y mènent des investigations comme pour tout crime, et collecter des preuves, pour démontrer que c’était un bien civil au moment de l’attaque et identifier qui en sont les responsables. Quand on va sur place, on rencontre des gens qui étaient là, on constate des dégâts, on peut ramasser des éléments balistiques, etc.
Qu'en est-il des bombardements avec un objectif militaire, mais qui touchent des civils ? Quand parle t-on de bombardement indiscriminé ?
— Tout dépend de la règle relative à la proportionnalité dans la conduite des hostilités. Quand le bombardement vise non seulement des biens de caractères militaires, mais causent des dommages excessifs aux biens ou à la population civile, c’est ce que l’on appelle des bombardements indiscriminés.
Au moment où un pilote ou commandant décide de larguer une bombe sur une caserne, c’est licite, mais il doit vérifier qu’il ne va pas causer de dommages excessifs aux bâtiments à côtés ou à la population civile. S'il y a une maternité à côté, il va falloir prendre des précautions pour utiliser une bombe aussi précise que possible et qu'elle ne cause pas d'effets si étendus que la maternité soit touchée.
Les crimes de guerre sont-ils commis de part et d’autre aujourd'hui en Ukraine ?
— Je ne crois pas qu’il soit déjà arrivé dans un conflit armé qu’une partie au conflit n’ait pas commis de crime. À un moment, les Ukrainiens auraient notamment déclaré qu’ils allaient tuer tous leurs prisonniers russes pour les punir des bombardements. Or, dès lors que l’on a capturé un soldat ennemi, on doit le respecter, et le tuer serait un crime de guerre.
D’où l’évolution de la menace ?
— Oui, les Ukrainiens auraient corrigé en disant qu’ils ne les captureraient pas, mais les tueraient dans le contexte des affrontements. Cela pose une autre question : doit-on capturer plutôt que tuer, si on a la possibilité entre les deux ? C’est un autre débat doctrinal qui n’est pas tranché. Le DIH n’offre pas un permis de tuer, mais il part du postulat que la guerre existe, or l’objectif du conflit est d’affaiblir le plus possible le potentiel de l’ennemi pour prendre l’ascendant et gagner la guerre, et dont fait partie le fait de tuer un soldat ennemi.
Est-ce que le droit de la guerre permet vraiment de limiter les dégâts sur les civils ?
— J’en suis convaincue ! Le respect du droit est invisible et silencieux. Aucun journal ne dresse chaque matin la liste des droits respectés. Mais sans le droit humanitaire, la situation serait rendue à l’anarchie. Le DIH est avant tout un droit et comme tout droit il a vocation à régler les rapports dans une société. En l’occurrence, une société en guerre. Évidemment son pouvoir d’action est limité à cette situation. Mais si les prisonniers de guerre reçoivent la visite de La Croix Rouge par exemple, qu’on vérifie qu’ils sont traités humainement, si on peut les enregistrer pour qu’ils ne disparaissent pas, que l’on peut donner des nouvelles à leurs familles, c’est parce que le droit le dit, sinon cela n’arriverait pas.
Le siège d’une ville n’est pourtant pas interdit par le droit de la guerre ?
— Assiéger une ville n’est pas une méthode interdite en tant que telle. En revanche, les conséquences que produit le siège d’une ville conduit quasi automatiquement à commettre des violations du DIH.
Organiser des couloirs et corridors dédouane-t-il alors ?
— Si vous ouvrez les conventions de Genève et les protocoles additionnels vous ne trouverez pas ce terme, mais vous trouverez toutes les règles relatives à l’assistance humanitaire. Cette notion de couloir est un peu dangereuse et ses modalités à prendre avec beaucoup de précautions car cela repose sur la bonne foi des parties au conflit. Cela veut dire que l’on ouvre une voie à la sortie des civils mais cela veut dire aussi que l’on expose la population au feu de l’ennemi.
Il en est de même pour une trêve ou un cessez le feu ?
— Non, c'est différent car cela a vocation à mettre fin aux hostilités ou les interrompre longuement.
Empêcher l’accès humanitaire est en revanche bien un crime de guerre, sans exception ?
— C’est un crime de guerre. Il est interdit d’utiliser la famine comme méthode de guerre.
Ce qu’il se passe aujourd’hui à Mariupol entre donc dans ce cas de figure, avec des populations sans eau, ni nourriture, ni chauffage ?
— Absolument. Lorsque vous avez une population civile en votre pouvoir, comme les Russes à Mariupol, vous devez veiller à ce que cette population soit suffisamment approvisionnée en vivres et soins médicaux. Si vous n’êtes pas capable de donner ces vivres et soins, vous devez laisser entrer des organisations humanitaires pour qu’elles portent ces secours. Si vous ne le faites pas c’est un crime.
Le droit international humanitaire reconnait deux catégories de personnes dans les conflits armés, les civils (4e Convention de Genève) et les combattants (3e Convention de Genève). Qu’en est-il des combattants civils ou étrangers comme ceux ayant rejoint la légion internationale appelée par le président ukrainien?
— Le droit de la guerre encadre leurs activités. Soit ce sont des civils qui participent aux hostilités, or les civils n’ont pas le droit de participer aux hostilités. Donc ils perdent leur protection à titre de civil, c’est à dire qu’ils restent des civils mais ils peuvent être visés par des militaires. Et ils peuvent donc aussi faire l’objet de poursuites. Les personnes intégrées au sein des forces armées, avec uniformes et armes, deviennent elles des combattants, et sont dès lors également soumises aux règles des combattants.
Qui poursuit-on pour un crime de guerre, l'exécutant ? Le commanditaire ? Toute la chaîne ?
— Toute la chaîne ! Il y a une distinction suivant les cours. La CPI juge les plus gros perpétrateurs. Tous les autres crimes individuels sont renvoyés à la responsabilité des juridictions nationales.
Qui dépose la plainte ? Un État ? Un individu ?
— Des individus, car ce sont des poursuites pénales individuelles
Plusieurs enquêtes ont été lancées concernant la guerre en Ukraine, par la CPI à la demande de 39 États, par les Nations unies (une commission d'enquête); par l'OSCE (avec la mise sur pied d'une équipe de trois enquêteurs mardi)...
— Il y a aussi la Cour internationale de justice (CIJ) qui a statué hier (mercredi 16 mars). Elle juge les différends entre États. L’Ukraine l'avait saisi pour dire que la Russie avait violé la convention sur la répression et la prévention du crime de génocide, car dans son discours préalable au déclenchement de son offensive, le Président Poutine a pris prétexte d’un génocide en Ukraine pour déclencher la guerre, et les Ukrainiens disent que c’est faux.
Le fait qu’il y ait autant d’enquêtes ne risque-t-il pas d'être contre productif ?
— Non au contraire, cela montre que le droit a déployé son arsenal dans toute sa plénitude. On a un maillage juridique hyper resserré sur la situation en Ukraine, c’est très bonne nouvelle pour le droit. Il ne faut pas y avoir non plus de l’agitation, il y aura un vrai impact.
La Commission européenne dit qu’il faut aider ceux qui font le travail de collecte d’informations. Qui peut participer à ce travail ?
— Ce sont les enquêteurs qui vont choisir leurs interlocuteurs sur le terrain, et la société civile en fait partie bien sûr.
Joe Biden a qualifié (mercredi) Vladimir Poutine de « criminel de guerre », qu’est ce que cela veut dire dans le texte et dans le droit ?
— C’est une déclaration politique, Joe Biden n’est pas un juge et seul un juge peut dire qui est un criminel.
Qu’est ce que vous observez-vous dans ce conflit au regard du droit de la guerre ?
— C’est malheureux que cela se passe au détriment de la situation en Ukraine, mais je crois que c’est hyper important de démontrer qu’il y a du droit dans les conflits armés parce qu’on est tous responsables de l’application de ce droit. On dit souvent que le DIH ne sert à rien, et bien si, il sert, et c’est ce qu’il se passe en ce moment. Je suis convaincue que ce droit fait une différence pour les personnes affectées par la situation en Ukraine, sans ce droit, la situation serait bien pire.
Pensez vous que les États signeraient toujours les conventions de Genève s’il fallait les signer aujourd'hui ?
— Quand on voit la réaction et l'effroi suscité par le conflit actuel en Ukraine, peut-être que si tous les États du monde étaient réunis autour d’une table, ils seraient tous d’accord pour faire encore mieux en matière de DIH... sauf la Russie la Syrie et la Corée du nord !
(Propos recueillis par Emmanuelle Stroesser)
Entretien réalisé jeudi 17 mars par téléphone, en français