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[Entretien] Il faut passer à une posture de défense, être prêt à réagir dès la première minute d’une attaque (Kaja Kallas, Estonie)

Kaja Kallas (Photo : gouvernement estonien)

(B2) À quelques heures de l'ouverture du sommet de l'OTAN, à Madrid, Kaja Kallas, la première ministre d'Estonie (1), affiche une ligne dure. Ce petit pays balte aux confluents de la Russie sait qu'il est vulnérable. L'intervention russe en Ukraine a totalement changé la donne. Les Alliés doivent en tenir compte. Ils doivent  avoir davantage de troupes prêtes à défendre les pays baltes.

Qu’attendez-vous de ce sommet de l’OTAN qui s'ouvre dans un moment de haute tension ?

— Il est justement très important que, dans le concept stratégique, la Russie soit considérée comme la menace la plus grande et la plus directe pour la sécurité de l'Europe ou des Alliés. Ce que nous voyons en Ukraine, c’est l’histoire qui se répète. La façon dont les Russes agissent, c'est la façon dont ils agissaient à l'époque soviétique. Cela rappelle des souvenirs très douloureux à mon peuple. Les menaces que la Russie profère ne concernent pas seulement l'Ukraine, mais aussi les pays baltes. C'est une menace directe pour l'OTAN. Tous les alliés disent qu’ils défendront chaque morceau du territoire de l'OTAN. Mais nous devons aussi le faire dans la pratique.

Dans la pratique, cela signifie quoi : une nouvelle posture ?

— Jusqu’à présent, nous avions le concept dit de "tripwire", c'est-à-dire une posture de dissuasion (2). Nous devons absolument passer maintenant à la posture de défense. Afin d'être prêts à défendre chaque pouce du territoire de l'OTAN dès la première minute [d’une attaque, NDLR]. Il est important que la Russie le sache, que nous puissions lui montrer, lui dire haut et fort : « N'y pense même pas, parce que tu perdras. Et tu perdras énormément ».

Vous avez aussi dit qu'il faudrait 180 jours pour libérer les pays baltes en cas d'attaque (3). C'est énorme ?

— Les plans qui ont été mis en place ont été très bien jusqu'à maintenant. Mais ce que nous voyons change la donne. Ils ne fonctionnent plus. Nous ne pouvons pas céder un centimètre de notre territoire, et le libérer après, parce qu'il n'y aura rien à libérer plus tard. En Ukraine, la Russie mène une guerre sans lois. Elle vise les civils. Nous devons être capables de nous défendre pour qu'il n'y ait même pas de territoire à libérer, au premier moment, dès la première minute.

Cela signifie davantage de forces de combat ?

— Nous avons besoin d'une force de la taille d'une division. Certaines d'entre elles seront placées en Estonie. D'autres pourront rester dans les pays alliés. L'important est que si un problème se pose, elles viennent immédiatement. L'important c'est de faire des exercices ensemble, d'avoir la chaîne de commandement établie, avec un quartier général de division en Estonie, et des équipements pré-positionnés. Tout cela doit être intégré dans le nouveau plan de défense, et fonctionner dans la pratique, pas seulement sur le papier.

La menace est-elle forte aujourd'hui pour l'Estonie ?

— Nous ne voyons pas de menace militaire en ce moment en Estonie. La Russie est occupée avec l'Ukraine. Mais nous devons renforcer notre défense pour que la Russie n'y pense jamais. Il est aussi très important que nous aidions l'Ukraine autant que nous le pouvons, pour que les Ukrainiens soient capables de se défendre eux-mêmes, et qu’il n’y ait pas une suite à l'Ukraine. 

L'Estonie a soutenu justement depuis le début l'Ukraine avec des équipements militaires. Cela reste une priorité aujourd'hui ?

— Les Alliés doivent continuer à donner des moyens militaires à l'Ukraine, pour qu'elle puisse se défendre. Nous ne devons pas nous lasser d'aider l'Ukraine. Car comme le disent les Ukrainiens : lorsque la Russie arrêtera de se battre, il n'y aura plus de guerre, il y aura la paix ; mais si l'Ukraine arrête de se battre, il n'y aura plus d'Ukraine.

On observe cependant une certaine fatigue, une certaine lassitude chez les Alliés ? 

— Oui, on la voit partout. L'été est là. De nouveaux problèmes arrivent : les prix de l'énergie, etc. Il y a cette « war fatigue ». Mais nous devons constamment rappeler aux gens que cette guerre se déroule en Europe. Nous devons garder à l'esprit que les Ukrainiens ne sont pas fatigués. Nous ne devons pas l'être non plus.

Les stocks d'équipements diminuent partout en Europe. Cela risque de poser problème ? 

— C’est un problème partout. Après le 24 février, tout le monde a commencé à acheter des munitions et à se procurer les mêmes choses dont l'Ukraine a aussi besoin pour elle-même. L’industrie a aussi ses limites. Mais nous avons encore de quoi soutenir l’Ukraine en équipements.

Dernier sujet, les cyberattaques. Un point crucial de la guerre moderne. L'Estonie est plutôt avancée dans sa capacité à les prévenir et y répondre. Est-ce le cas de tous les Alliés ?

— Il faudra peut-être travailler de manière à ce que les différents Alliés soient à des niveaux différents en matière de cybersécurité et d'investissements dans les infrastructures. Tout le monde devrait en faire plus. Car les gens vivent de plus en plus en ligne. Et nous pouvons être vulnérables, si par exemple, les hôpitaux ou l'approvisionnement en énergie ou en eau ne sont pas cyberdéfendus. Le centre d'excellence de l'OTAN en matière de cybersécurité et les experts peuvent montrer la voie à suivre, partager leurs connaissances. Mais des investissements doivent aussi être réalisés par chacun des membres de l'OTAN. C'est la même chose qu'avec les forces de défense, vous augmentez vos dépenses de défense. Cela rendra votre armée plus forte. Et donc l'OTAN sera plus forte.

(Propos recueillis par Aurélie Pugnet à Madrid)

  1. La coalition au pouvoir s'est fracturée récemment sur la question de la langue (la loi sur l’éducation en estonien). Les ministres du parti du centre, dont la ministre des Affaires étrangères, opposés à cette loi ont dû quitter le gouvernement.
  2. Ce concept tripwire est d'avoir une force militaire dimensionnée de façon étroite, plus petite que celle d'un adversaire potentiel. C'est conçue pour comme un signal à l'encontre de la partie adverse sans atteindre un niveau agressif de sécurité.
  3. Lire l'interview au Financial Times (entre autres)

Entretien réalisé mardi 28 juin, après-midi, en anglais, en face à face.

Lire aussi : Face à la Russie, l’OTAN muscle sa défense : plus réactive, plus massive (Sommet de Madrid)

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