(B2 - exclusif) Logée aux confins du Caucase, la Géorgie veut faire partie de l'Union européenne, et participer à la sécurité du continent. Elle est prête à (presque) tout. Entretien avec Vakhtang Makharoblishvili, son ambassadeur auprès de l’Union européenne.
(crédit : MFA Géorgie)
L'impact de la guerre en Ukraine sur la Géorgie
Comment qualifier la perception de la menace en ce moment en Géorgie ?
— La menace russe a toujours existé pour la Géorgie, surtout depuis 2008, lorsque nous sommes devenus les premières victimes du nouveau modèle d'agression militaire de la Russie. Bien entendu, après l'invasion russe en Ukraine, la situation sécuritaire en Géorgie est devenue plus tendue et nous nous sommes retrouvés sous une pression accrue. Il y a toujours cette impression de « unfinished business » pour la Russie en ce qui concerne la Géorgie. Et donc une inquiétude que la guerre en Ukraine déborde sur la Géorgie. La Russie occupe toujours 20 % du pays. Les chars russes ne sont qu'à 38 kilomètres de la capitale Tbilissi. On compte quelque 10.000 soldats russes, des clôtures en fils de fer barbelé sont installées régulièrement, et nous sommes confrontés à de nombreux incidents, comme des détentions arbitraires, des meurtres. La situation humanitaire se détériore constamment dans les territoires occupés, en Abkhazie et Ossétie du Sud.
Quelles genre d'attaques hybrides subissez-vous ?
— Nous avons affaire à une série de menaces et d'actes hybrides contre la paix, la stabilité en Géorgie mais aussi le développement démocratique occidental de la Géorgie. Nous avons ceux qu'on appelle des « hommes verts » sur notre territoire, des cyberattaques, de la désinformation et de la propagande anti-occidentale. Dans les années 1990 et 2000, nous avons souvent été la cible d'embargos russes sur les produits géorgiens exportés, des coupures d'électricité, de pétrole et de gaz. Mais le gouvernement géorgien fait toujours très attention à ne pas créer d'escalade.
Pourtant, vous soutenez l'Ukraine ?
— Nous devions nous assurer d'être très fermes, et nous tenir aux côtés de l'Ukraine et de la communauté internationale, en rejoignant le front diplomatique, les résolutions de l'ONU, les déclarations, l'envoi d'aide humanitaire.
Mais la Géorgie a choisi de ne pas prendre de sanctions contre la Russie ni d'envoyer d'aide militaire...
— Nous avons adhéré aux sanctions liées à l'annexion de la Crimée et la région du Donbass en 2014. Et à toutes les sanctions financières internationales, y compris sur le système bancaire — les banques russes opérant en Géorgie ont d'ailleurs fermé. Nous avons activement défendu l'Ukraine dans tous les forums internationaux, qu'il s'agisse de l'ONU, de l'OSCE, du Conseil de l'Europe, de la Cour internationale de Justice, etc. Nous avons soutenu, parrainé ou initié de multiples résolutions concernant l'agression russe. Mais les sanctions bilatérales, nous ne pouvons pas les imposer. Parce qu'elles ne nuiraient pas du tout à la Russie, mais dévasteraient gravement la Géorgie et notre économie.
La résolution du confliten Abkhazie et Ossétie du sud dans l'attente
Sur le terrain, l'Union européenne dispose d'une mission chargée de surveiller la ligne de démarcation depuis 2008 et l'accord négocié par l'UE avec la Russie. Trouvez-vous cette mission toujours utile ?
— Nous la considérons toujours comme extrêmement importante, primordiale, car elle est le seul moyen de dissuasion de toutes les provocations. Bien qu'elle ne puisse pas remplir entièrement son mandat, car elle devrait couvrir et surveiller l'ensemble du territoire des territoires occupés par la Russie. Mais la Russie n'autorise pas l'EUMM à franchir la ligne de l'occupation.
Donc, elle doit rester longtemps ?
— Nous pensons et espérons que cette mission restera en place jusqu'à ce qu'il y ait des développements et des progrès vraiment, vraiment, significatifs dans la mise en œuvre de l'accord de cessez-le-feu en six points négocié par l'Union européenne en 2008. Et jusqu'à ce que nous ayons un accord tangible sur le cessez-le-feu et la résolution pacifique du conflit, y compris le retour des personnes déplacées et des réfugiés. La Géorgie a, en fait, rempli tous les éléments de cet accord, la Russie n'en a rempli aucun.
Pensez-vous que l'Union européenne et les autres partenaires internationaux ne s'intéressent pas autant qu'avant à la résolution de ce conflit ?
— Je pense que l'Union européenne est très intéressée et engagée dans la résolution de ce conflit. Car la Géorgie fait partie de l'Europe. Nous avons toujours souligné que sans la paix et la sécurité dans notre région et dans celle de la mer Noire, il ne peut y avoir de paix en Europe.
Pourtant, il n'y a pas eu d'avancée en presque quinze ans...
— Ce qui ne nous réjouit pas, bien sûr. Après plus de 50 cycles de négociations, il n'y a pas de progrès. Pour avoir des développements, nous avons besoin d'un peu de travail supplémentaire. La Russie participe au processus de Genève. Mais elle n'a jamais été sérieusement poussée à obtenir des résultats dans le processus. C'est pourquoi nous pensons que des efforts supplémentaires de la part des partenaires internationaux sont importants.
La position très dure de l'UE en ce moment contre la Russie ne jouerait-elle pas en votre défaveur ?
— Au contraire. La situation actuelle met vraiment en évidence la manière dont les résultats peuvent être obtenus par l'Occident. Nous voyons une unité sans précédent entre les pays européens, et une position très ferme et continue en matière de sanctions et d'autres politiques. Nous regrettons qu'en 2008, nous n'ayons pas vu ce genre d'unité. Nous n'avons pas eu alors une seule sanction contre la Russie. Après quelques mois, tout a même repris son cours normal. Personnellement, j'ai de plus en plus l'espoir qu'il y ait désormais, enfin, une bien meilleure compréhension de ce qu'est la Russie.
La coopération en sécurité et défense : un point à approfondir
En se rapprochant de l'Union européenne, la Géorgie cherche-t-elle à participer à des initiatives liées à la sécurité ?
— Oui, nous sommes fondamentalement intéressés par tous les mécanismes qui nous permettraient de nous rapprocher de l'Union européenne. Nous avons toujours veillé à ce que la Géorgie ne soit pas seulement un receveur de l'Union pour sa propre sécurité, mais aussi un contributeur à la sécurité de l'Europe. C'est pourquoi nous avons été présents dans les missions, dans EUTM au Mali par exemple, ou actuellement en Centrafrique, ainsi qu'avec l'OTAN en Irak et Afghanistan. Étant donné que nous voulons rejoindre l'Union européenne, notre priorité a toujours été de s'assurer que nous entrions dans le plus grand nombre d'agences et faisions partie du plus grand nombre de programmes de l'UE possible. De plus, être un partenaire proche de l'OTAN prouve que nous pouvons réaliser de nombreux projets intéressants avec l'Union européenne.
Envisagez-vous de contribuer à d'autres missions ?
— Nous avons toujours déclaré dans nos réunions avec l'Union européenne, que nous sommes ouverts aux suggestions et aux propositions dans cette direction.
Vous avez également reçu une aide dans le cadre de la facilité européenne pour la paix. Avez-vous l'intention d'en demander davantage ?
— La facilité européenne pour la paix nous a intéressé dès le départ. Nous avons déjà exploité cet instrument et nous prévoyons de présenter de nouvelles demandes ou possibilités.
Trouvez-vous que les États membres répondent positivement à votre souhait de participer à des projets PESCO ?
— Nous sommes actuellement en train d'élaborer ou de convenir de certaines initiatives avec un certain nombre d'États membres. L'une d'entre elles est un projet lié au cyber. Nous sommes également intéressés par les sujets liés aux menaces hybrides.
L'adhésion à l'Union européenne, une perspective vitale
Vous cherchez à participer à davantage de projets, agences... Trouvez-vous que la Géorgie bénéficie en retour d'une perspective claire pour son adhésion à l'Union européenne ?
— Bien sûr, elle figure dans la déclaration des 27 États membres de juin. Cela a été un moment historique pour nous, tout a changé. Nous voyons la lumière au bout du tunnel. Même si nous savons qu'il y a beaucoup de travail à faire, l'intégration à l'UE n'est pas une alternative parmi d'autres pour la Géorgie ; c'est un choix basé sur des valeurs.
Vous avez été déçus de ne pas obtenir le statut de pays candidat aux côtés de l'Ukraine et de la Moldavie ?
— Bien sûr, nous avons vécu une « bitter sweet experience », car nous espérions et attendions humblement obtenir, nous aussi, le statut de candidat. D'une part, il ne faut pas oublier que malgré l'occupation de 20 % de notre territoire, malgré la guerre hybride, la Géorgie a toujours fait en sorte d'avancer sur les réformes. D'autre part, nous pensons qu'étant donné la situation géopolitique de l'Europe aujourd'hui, cela aurait été un signal fort de donner aux trois pays le même point de départ.
Pour mettre en place les réformes demandées par la Commission, le gouvernement a-t-il déjà mis en place un plan ?
— La Géorgie a commencé à travailler sur les 12 priorités identifiées par la Commission européenne comme base de la future décision sur le statut de candidat. Cependant la polarisation politique dans le pays est un problème et probablement un obstacle qui nous empêche d'avancer plus vite que nous ne le souhaiterions vraiment. Mais il est certain que nous avançons. Le premier avis de la Commission ne viendra pas en décembre étant donné qu'il a été décalé d'une année, mais nous avons gardé notre programme pour commencer les réformes dès maintenant.
Nous n'avons pas abordé un forum en particulier, celui du Partenariat oriental. La coopération dans son cadre offre-t-elle encore des avantages selon vous ?
— Il y a en effet des projets qui en découle. Mais le format du Partenariat oriental a un besoin de se réformer et de s'adapter, et pour l'instant aucun sommet n'est prévu. D'un côté, il rassemble les trois pays avec la perspective européenne, mais aussi l'Arménie et l'Azerbaijan. Parmi les pays, nous sommes à des stades différents d'adhérer à l'Union européenne, nous avons rejoint le club des pays en processus de l’élargissement,mais deux n'ont pas manifesté leur intention de faire de même. Nous devons discuter de ce format, et nous avons déjà commencé à soulever le sujet avec l'Union européenne.
Donc, comment voyez-vous le sommet de la Communauté géopolitique européenne qui se déroule à Prague jeudi prochain ? Qu'en attendez-vous ?
— Pour nous, c'est une très bonne et grande opportunité pour les dirigeants européens de se réunir et de discuter de certains des défis ou des possibilités pour nos pays. Avant la guerre et l'agression russe en Ukraine, nous avons eu une pandémie, et cela a montré qu'un meilleur engagement, une meilleure communication et une meilleure collaboration étaient peut-être nécessaires.
(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)
Entretien réalisé en anglais, en face-à-face, dans les locaux de la mission de la Géorgie auprès de l’Union européenne, vendredi (24 septembre)