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[Entretien] Face à la guerre en Ukraine. Il faut agir et non pas seulement réagir (Urmas Reinsalu, Estonie)

Urmas Reinsalu lors du gymnich de Prague (Photo : Conseil de l'UE / Archives B2)

(B2 — exclusif) Adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, armements lourds, sanctions, tribunal spécial... Le soutien des Européens est encore très timide et marqué de trop d'incohérences. Pour le ministre estonien des Affaires étrangères, à qui B2 a parlé, il faut agir. Maintenant. De façon décisive. Avec un objectif : assurer la victoire des Ukrainiens. 

Vous venez de rencontrer le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg. Une Alliance que vous trouvez bien timide, malgré tout, sur l'adhésion de l’Ukraine ?

— Nous savons que la décision de l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN n'est pas une question de jours. Mais il ne doit pas y avoir de silence sur cette question. Il faut discuter maintenant non pas de la question de savoir "si", mais "comment et quand" assurer la perspective future de l'Ukraine dans l'OTAN. [En attendant] il est nécessaire de rétablir les réunions de la commission OTAN-Ukraine. C'est ce que j'ai évoqué avec le secrétaire général (1).

Certains Alliés ne sont pas en faveur de cette entrée de l'Ukraine ?

— La perspective politique a déjà été donnée. La décision a déjà été prise il y a 14 ans, dans la déclaration claire de Bucarest : l'Ukraine et la Géorgie ont vocation à devenir membres de l'OTAN. L'Ukraine a désormais fait sa demande d'adhésion. Ce n'est pas pour dans l'immédiat, personne ne le pense. Ce qui est important, c'est d'aborder la question et de savoir comment avancer.

La priorité affichée du moment cependant est d'apporter un soutien à l'Ukraine, pas de discuter de l'adhésion. Ce qui compromet l'unité ?

— C'est de rester silencieux qui donne en fait un signal négatif. Nous devrions avoir une approche honnête et holistique. Si nous parlons de manière globale de la future architecture de sécurité de l'Europe, je ne peux pas l'imaginer sans les Ukrainiens dans l'OTAN. Nous savons déjà comment parler de la future architecture de sécurité européenne qui a été bien détruite par la Russie : il y a besoin de davantage. Davantage d'investissements dans la défense, en particulier dans les nouvelles capacités militaires, et davantage de présence américaine sur le sol européen. Car il y a, à mon avis, toujours un déficit en Europe.

Vous trouvez que la présence militaire américaine en Europe est insuffisante ?

— À l'époque de Gorbatchev, nous avions environ 300.000 soldats américains en Europe. Aujourd'hui, dans le contexte d'une guerre à grande échelle sur le continent, nous en avons — même après les décisions positives du président Joe Biden — trois fois moins : 100.000 soldats américains ! Si l'on compare l'imprévisibilité à la fin de l'époque de Gorbatchev, sur un conflit militaire à grande échelle entre l'Occident et l'Union soviétique, avec le contexte actuel, je pense que la situation est bien pire maintenant qu'elle ne l'était alors.

Cela signifierait une plus grande implication des États-Unis en Estonie ?

— J'aimerais voir concrétisées les visions du sommet de Madrid [de juin dernier] concernant des renforts plus importants sur le flanc est de l'Alliance. Nous travaillons actuellement sur ce sujet, nous espérons voir une présence de troupes américaines en Estonie, de quelques capacités militaires. Mais je ne fais pas référence seulement à l'Estonie, je parle de manière globale du continent européen.

Vous avez aussi appelé les États-Unis, et la France, à fournir davantage de systèmes anti-aériens de moyenne et longue portée à l'Ukraine... ?

— Les Alliés de l'OTAN ont un besoin immense de fournir des systèmes de défense aérienne de moyenne et longue portée à l'Ukraine, car la Russie frappe désormais intentionnellement les infrastructures civiles en complément de la guerre en Ukraine. Et nous devons offrir un bouclier à l'Ukraine. 

Les USA n'en font pas assez ou est-ce les Européens qui ne jouent pas leur rôle ?

— Ne mettons pas en cause l'un ou l'autre. La guerre est toujours en cours, personne, donc, dans le camp occidental, n'en fait assez dans le contexte du soutien à l'Ukraine.

Ce soutien en armes lourdes changerait la donne cependant ?

— Justement. Nous devrions passer au-delà de la phase réactive. Notre intention ne doit pas être [seulement] de contrer les escalades russes. Mais notre intention stratégique devrait être la victoire de l'Ukraine. Il faut par conséquent, investir dans le soutien militaire de l'armement lourd, dont nos amis ukrainiens ont grand besoin. Il y a toujours des réserves (caveats) sur les livraisons de certains systèmes d'armes à l'Ukraine justifiés par des décisions politiques [qu'il faut lever, NDLR]. Deuxièmement, je pense aussi qu'en même temps, il faut pousser les sanctions à une nouvelle altitude, parce que huit mois se sont écoulés depuis le début de la guerre. Nous voyons maintenant que la Russie essaie de gagner du temps, de fixer ou de geler la ligne de front via la mobilisation. Enfin, tout soutien qui concerne les infrastructures ukrainiennes avant l'hiver nécessite une approche plus décisive, une nouvelle approche du côté occidental.

Vous parlez de davantage de sanctions. Mais on a l'impression d'avoir fait tout ce qui était possible et utile. Reste-t-il vraiment des mesures à prendre qui aient un impact réel sur l'économie de la Russie ?

— Bien entendu. Nous avons fait des propositions. Un vaste commerce a toujours lieu avec la Russie, en particulier dans le domaine de l'énergie. Les bénéfices du budget fédéral russe liés à l'énergie sont beaucoup plus importants qu'avant la guerre. C'est moralement inacceptable ! Deuxièmement, le système financier russe n'a toujours pas entièrement rompu ses liens avec le système occidental. Cela doit être fait immédiatement. Troisièmement, il est très important de continuer à frapper les commerces les plus rentables, des diamants jusqu'au nucléaire. Nous constatons également que des centaines de milliers de Russes sont recrutés par des entreprises européennes et occidentales en Russie. 

Des pays comme la France et l'Allemagne sont ouverts à l'idée de garder un fil du dialogue avec la Russie. Est-ce utile ?

— Je crois que le mot « dialogue » dans ce contexte est totalement trompeur. Il faut plutôt parler d'échanges d'informations. La réalité est autre : dans le contexte de cette phase d'escalade de la guerre, nous devons montrer notre détermination. La Russie nous menace, menace l'Ukraine avec la terreur du nucléaire — d'ailleurs personne ne prend au sérieux cette inquiétude selon laquelle l'Ukraine exploiterait la bombe nucléaire sur son propre territoire. [De notre côté], la rhétorique est toujours importante. Mais maintenant, la seule chose que l'on peut faire pour sauver des vies, c'est l'action : livrer davantage d'armes, [soutenir] les infrastructures civiles, prendre davantage de sanctions, viser davantage d'isolement, de pressions contre la Russie. Il faut aussi avoir une politique de responsabilité pénale internationale claire des personnes qui sont coupables d'agression, de crime de guerre.

Justement, vous poussez, avec vos collègues lituanien et letton, pour la création d'un tribunal international. Est-ce vraiment à l'Union européenne de porter ce débat ?

— C'est essentiel. L'Union européenne devrait considérer cette question : il ne s'agit pas d'une question académique ou d'une sorte de différend juridique théorique. C'est une question politique. L'Union européenne doit avoir une politique claire, pour créer un mécanisme de responsabilité face au crime d'agression et prendre des mesures pratiques pour y parvenir.

Les 27 ne sont pas d'accord sur le mode opératoire ?

— On peut bien sûr discuter de savoir sur quel modus operandi ce tribunal sera créé. Le Conseil de sécurité des Nations Unies en a déjà créé [ex. le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie, NDLR], mais ça ne peut pas être le cas cette fois-ci [car la Russie en est membre permanente et s'y opposerait, NDLR]. Il pourrait y avoir un traité avec les États parties (state parties treaty) avec l'Ukraine sous l'égide d'une organisation internationale... Mais je n'ai entendu aucun de mes collègues nier la nécessité d'une responsabilité juridique. Il ne devrait y avoir aucune échappatoire pour les dirigeants (top decision makers) qui sont responsables de la guerre. Il n'y a pas d'alternative.

... Le travail est engagé ?

— Oui. Le Conseil européen a demandé à la Commission à se pencher sur cette question. Cela nécessite, bien sûr, une discussion ouverte entre les pays du monde, dans l'intérêt de l'humanité, et aussi pour ne pas laisser se répéter de telles atrocités dans l'intérêt des victimes, qui ont besoin et méritent la justice. Nous devons agir !

(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)

Entretien réalisé mercredi (26 octobre), après la rencontre du ministre avec le secrétaire général de l'OTAN à Bruxelles. Entretien en anglais, par téléphone.

  1. Même si les ministres ukrainiens des Affaires étrangères ou de la Défense sont régulièrement invités à s'exprimer lors des ministérielles de l'Alliance, la dernière réunion formelle de la commission OTAN-Ukraine a eu lieu en février.

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