Défense nationaleEurope Turquie

[Entretien] Le commandement Terre Europe. Une prise de conscience et une petite révolution pour l’armée de terre (Toujouse)

Général Toujouse en interview (Photo : NGV / B2)

(B2) Le nouveau commandement mis en place au sein de l'armée française pour gérer les opérations aéroterrestres en Europe n'est pas un simple gadget. Au-delà du contexte, il se traduit par une réorganisation de haut en bas. Avec un objectif : être présent plus rapidement et plus fortement face à la Russie. Tous les détails... avec son commandant.

  • Le général de corps d'armée Bertrand Toujouse (cf. encadré) est bien connu dans les milieux européens et otaniens pour avoir été un des responsables de la division euro-atlantique au sein de l'état-major français. Mais il n'est pas que cela (cf. encadré).
  • Décidé par le chef d’état-major des Armées (CEMA), le commandement Terre Europe, situé à Lille, au sein de l'état-major des forces terrestres a atteint rapidement sa capacité opérationnelle initiale (IOC) le 16 octobre dernier. Il devrait atteindre sa pleine capacité opérationnelle au printemps 2024.

La raison d'un nouveau commandement

Pourquoi créer un tel commandement, le système actuel ne suffisait pas ?

— C'est le résultat de deux constats. Tout d'abord, la guerre est présente en Europe. Non pas qu'elle n'a jamais été présente. C'était le cas dans les années 1990 en ex-Yougoslavie, mais chacun avait compris que c'était un enjeu ex-yougoslave, localisé. Nous étions dans la gestion de crises. Aujourd'hui avec l'Ukraine, le conflit est aux portes de l'Europe, mais nous n'en maitrisons pas l'ensemble des suites. L'article 5 (la clause de solidarité de l'OTAN), jusqu'ici plutôt conceptuel, ne l'est plus. Cela change la donne. C'est le « retour de la solidarité stratégique », comme le dit le CEMA (NDLR : le chef d'état-major des armées Thierry Burkhard).

Deuxièmement, au-delà de l'Europe même, la généralisation de la dialectique compétition/contestation/affrontement impose un changement de méthode. Face à des puissances majeures (Russie, Chine, etc.), l'échelon stratégique doit être renforcé. Le CPCO (centre de planification et de conduite des opérations) situé à l'état-major des armées (à Paris), doit se concentrer sur un pilotage « haut transverse » le plus large possible. Il ne s'agit plus de simple gestion de crises. Les engagements se sont complexifiés : ils sont devenus multi-milieux et multi-champs. La Russie et la Chine interviennent dans toutes les parties du monde, dans tous les domaines (mer, espace, cyber, etc.), aux niveaux militaire mais aussi politique ou économique. Cela signifie qu'on a besoin de s'appuyer sur des commandements opératifs, chargés, eux, d'assurer dans un cadre espace temps limité, la manœuvre au quotidien, dans une zone et dans un contexte donnés.

Pourtant ce type de commandement existe déjà...

—  En effet, la Marine a deux commandements opératifs, l'un pour la Méditerranée (CECMED), l'autre pour l'Atlantique (CECLANT). L'armée de l'air s'est organisée autour d'un CDAO (à Lyon-Verdun) qui assure le commandement de l'ensemble des aéronefs. Et au niveau terrestre,  quand on était loin de nos bases, on créait un commandement (tel Barkhane) ad hoc.

Mais pas en Europe ? 

— En effet, pour les manœuvres en Europe, nous estimions que le suivi quotidien au niveau des unités engagées suffisait. Aujourd'hui, clairement cela ne suffit plus.

Est-ce vraiment un changement de nature par rapport aux premiers déploiements sur le flanc Est après 2014 ?

— Ces déploiements au titre de l'EFP (Enhanced Forward Presence) avaient surtout une portée dissuasive, symbolique, avec des déploiements plutôt limités, et la multiplication des grands exercices. L'objectif était de montrer la mobilisation de l'ensemble des acteurs et la capacité de l'OTAN à réagir s'il y avait une montée de pression. Aujourd'hui, depuis le 24 février 2022, et le déclenchement de [la guerre contre] l'Ukraine, il y a une différence d'échelon. Nous sommes dans une « logique terrain » beaucoup plus concrète, immédiate, de mise en œuvre des plans de défense de l'OTAN.

Ce n'était pas le cas auparavant ?

— C'était moins le cas. Un énorme effort de mise à jour des planifications a eu lieu au sein de l'Alliance. La vision stratégique a été complètement consolidée (restructurée) avec le DDA (Deterrence and Defence of the Euro-Atlantic Area). Les sommets de Madrid et de Vilnius ont validé l'actualisation de l'ensemble des plans régionaux, qui se sont déclient ensuite dans des plans militaires beaucoup plus détaillés, menés à tous les niveaux. L'ensemble des plans nationaux s'est aligné, chaque plan national s'imbriquant dans les autres, tout comme l'ensemble des nations cadres susceptibles d'agir. Aujourd'hui il y a, entre Alliés, un partage complet des finalités. Une vraie œuvre commune.

Peut-on dire que l'Alliance en a terminé avec ses errements précédents ? Qu'elle est plus efficace ?

— On peut reprocher à l'OTAN beaucoup de choses. Mais c'est vraiment une organisation qui sait planifier et sait se mettre en ordre de marche. Au final, l'OTAN est beaucoup plus prête aujourd'hui qu'il y a quatre ou cinq ans. Et l'ensemble est plus cohérent.

Être prêt et cohérent, cela veut dire quoi ?

— Tous les pays frontaliers de la Russie ou de l'Est de l'Europe ont fait des efforts très importants à la fois d'équipements militaires et de structuration de leurs unités : regardez la création d'un corps d'armée en Pologne ou du QG multinational en Roumanie. Ils sont beaucoup plus à même d'agir. De façon parallèle, les nations cadres susceptibles de les renforcer se sont mis en logique d'être plus présentes sur le terrain. Les volumes de forces déployés sont plus importants. Les logiques de stocks aussi. Au final, nous sommes en mesure de venir les renforcer de façon plus rapide.

Cela signifie qu'il y aura des groupes de pays plus fixes que jusqu'à présent ?

— À terme, vous avez besoin d'affilier durablement des contingents qui viennent se regrouper derrière ces nations-cadres, en cas de besoin de renforcement. Jusqu'à présent cela se faisait sur des logiques très politiques, avec une présence annuelle ou biannuelle dans un pays, puis dans un autre. Nous avons bien vu qu'il y a nécessité de fidéliser davantage chacun, avec des unités précises, dans des espaces donnés. Pour être réellement prêts. Maintenant nous attendons la validation de ces affiliations plus permanentes d'unités.

Concrètement, combien d'hommes sont déployés et relèvent de votre commandement ?

— 1700 hommes sont aujourd'hui déployés en permanence en Europe de l'Est [Roumanie et Estonie essentiellement]. Mais si vous prenez en compte tous les flux annuels de relèves, de grands exercices et de la logistique, nous sommes plutôt autour de 10.000 hommes qui sont engagés en Europe et gérés par le CTE. De plus, nous devons gérer les renforts en cas de besoin. C'est précisément ce rôle où le commandement sera attendu.

Cela signifie des bases permanentes ?

— Je ne suis pas sûr que ce soit écrit noir sur blanc à Vilnius. Mais de facto, c'est comme cela qu'on s'organise. Deux réalités plaident, en effet, pour des emprises plus lourdes. Premièrement, nous sommes dans une logique de présence permanente à l'avant. La contrepartie c'est de pouvoir renforcer cela de façon très rapide, si besoin. Deuxièmement, si vous voulez être capables de monter en puissance rapidement, vous avez besoin de logistique prépositionnée sur place, donc des bases logistiques plus importantes, plus permanentes.

Un renforcement, cela signifie combien d'hommes ?

— Pour avoir un ordre de valeur, la présence avancée en Roumanie, c'est actuellement pour la France celle d'un gros GTIA : le détachement français comprend la gamme complète des besoins sur place (véhicules, chars, artillerie, génie). Soit environ 1200-1300 hommes. Et nous avons la capacité de monter au niveau brigade avec d'autres pays de l'OTAN. Soit environ 5000-6000 hommes et femmes, dans un délai rapide : en quelques jours [NDLR : le délai officiel est fixé à 10 jours maximum].

Bouger en Europe avec de gros volumes de véhicules en Europe, c'est toujours compliqué ?

— Certains des déploiements passés n'ont pas été aussi rapides qu'on le souhaitait. C'est vrai. Chacun a redécouvert à l'occasion de la guerre en Ukraine que l'Europe n'est pas organisée pour les transits militaires comme elle l'était à l'époque de la Guerre froide. Par exemple, chacun, la France en premier, a retrouvé la logique de trains de véhicules blindés traversant l'Europe. Ce que nous ne pratiquions plus depuis une trentaine d'années. Mais progressivement, tout se remet en place.

Tous les problèmes, notamment administratifs, d'autorisation, sont donc réglés ?

— C'est une question de pratique surtout. Durant la Guerre froide, il y avait une garantie de passage des convois militaires. Mais, cela avait été oublié. Quand on n'applique pas les procédures, on oublie. Depuis deux ans, cela s'est beaucoup fluidifié. Aujourd'hui, je pense qu'il n'y aurait plus de soucis si on devait se projeter dans un délai rapide.

Cela implique une transformation logistique ?

— Oui, au niveau terrestre, il est important d'avoir une flotte logistique suffisante, militaire, pour être capable, en cas de déclenchement de conflit ou d'alerte, d'assurer, très rapidement, un premier volume significatif de projection vers l'avant, en autonome. C'est nécessaire aussi pour faire la liaison entre le point logistique et l'avant. Mais sur le transit logistique en Europe, vous ne trouverez pas la solution qu'avec des camions militaires. Il y a une part significative de flux civil, affrété. Là aussi nous redécouvrons la nécessité d'avoir un certain nombre de contrats cadres, qu'on avait en Afrique, mais pas en Europe. Nous avons besoin de flux maritime aussi. Car cela permet d'acheminer beaucoup plus de volume de manière relativement simple. Il faut toute la gamme.

Le commandement Terre Europe

Comment définiriez-vous le rôle de ce CTE ?

— La première tâche, c'est assurer le commandement quotidien permanent H24, de l'ensemble des troupes terrestres engagées en Europe — y compris ceux qui assurent la formation des Ukrainiens par exemple —, de l'ensemble des relèves, de tous les éléments restant sous commandement national et d'assurer la coordination ad hoc avec les homologues de l'OTAN et de l'UE. Le second niveau est d'assurer la logique arrière de montée en puissance à tous les niveaux (résilience, logistique, préparation de la force, renforts). Et le troisième niveau, c'est de servir d'interface unique vis-à-vis des Alliés.

Ce n'était pas le cas auparavant ?

— Pas tout à fait. Ce sujet était traité par de multiples directions ; beaucoup de canaux parlaient avec beaucoup de monde. Aujourd'hui, il y a aura un seul point de contact pour les enjeux terrestres en Europe pour l'ensemble des acteurs européens, que ce soit pour la planification, les opérations ou les exercices.

Comment cette réorganisation se traduit dans les unités ?

— Cela suit. Une division et son état-major (1) sont dédiés aux enjeux européens. L'état-major de la 1ère division basé à Besançon depuis cet été ne s'occupe ainsi que d'Europe. Sous l'égide du CTE, il mène tous les travaux de planification, assure toutes les interfaces avec les alliés déployés à l'avant (Britanniques et Estoniens en Estonie, Roumains, Belges, Luxembourgeois et Américains en Roumanie), génère les relèves comme la montée en puissance en cas de nécessité. Ce sont eux qui génèrent aussi les détachements de formation des militaires ukrainiens. Tandis qu'une autre division [NDLR : la 3e division basée à Marseille] s'occupe du reste du monde. Cela permet d'avoir une meilleure connaissance de fond du terrain, des partenaires, des alliés. Essentiel pour être prêt à partir au plus vite.

Finie la rotation alors ?

— Pas tout à fait. On tournera, tous les trois ou quatre ans, au gré des grands exercices et de la situation du moment. C'est important pour maintenir la résilience et la connaissance globale de l'armée française. Sinon, vous avez des gens qui connaissent parfaitement un terrain, et les autres non. Plutôt risqué. Si à un moment ou un autre, vous avez besoin de renfort, ou que vous êtes dans un conflit plus dur, vous n'êtes pas aptes à le faire.

Sur le terrain, cela fonctionne comment ?

— C'est un peu le troisième étage de la fusée. En Roumanie, où nous assurons le rôle de nation-cadre, nous avons une brigade, avec un état-major de brigade, dédié à ce déploiement. C'était la 7e brigade blindée [NDLR : dont l'état-major est à Besançon] depuis l'automne dernier. Elle est en cours de relève par la 2e brigade blindée [NDRL : dont l'état-major est à Strasbourg] qui va assurer l'intégralité de la présence sur place, des relèves ou des renforts si nécessaire. Ce pour un an.

Les alliés consentent-ils le même effort de stabilité ?

— Chaque nation-cadre cherche à affilier des unités de façon durable. Cela permet de mieux connaître ses partenaires, d'être pleinement interopérables. Et surtout de monter en puissance ensemble. Si nous devons monter au niveau brigade, eux devront monter également, jusqu'au niveau bataillon. En Roumanie, les Belges et Luxembourgeois seront là durablement avec des effectifs conséquents, ainsi qu'un autre partenaire européen qui va arriver. C'est toute la force du partenariat CAMO noué avec les Belges. Cela facilite beaucoup de choses : mêmes équipements, même logistique. Il y a là une interopérabilité native très intéressante.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Entretien réalisé en face à face, à Lille, le 6 novembre


Un homme des forces spéciales

Né le 24 septembre 1966 à Saumur, Bertrand Toujouse, intègre, après Saint-Cyr, l’arme blindée et cavalerie, affecté au 13e régiment de dragons parachutistes (13e RDP) de Dieuze, une unité spécialisée dans le « renseignement en profondeur ». Son régiment de cœur, qu'il retrouvera entre 2002 et 2004 comme chef du bureau « opérations - instruction », puis comme commandant entre 2007 et 2009. Il sera aussi au 501e régiment de chars de combat (501e RCC) de Mourmelon comme chef d'un escadron de chars AMX 30 (1994) puis Leclerc (1995 à 1997). Il a été engagé en opérations en ex-Yougoslavie, en Afghanistan et en Irak.

Chef du bureau « OTAN » au sein de la division « organisations internationales » de l’état-major des armées, il rejoint le commandement des opérations spéciales (COS) en qualité de chef des opérations avant de prendre, en août 2017, la tête de la division « Euratlantique » de l’état-major. Il devient le numéro 2 de la direction du renseignement militaire (DRM) en septembre 2019, mais revient aux opérations spéciales, deux ans plus tard (septembre 2021), comme commandant du GCOS. Depuis le 1er septembre 2022, il est le commandement des forces terrestres à Lille.

Breveté de l’école de guerre de Madrid en 2002, de l’Institut des hautes études de défense nationale (62e session IHEDN) et du Centre des hautes études militaires (CHEM 59e session) de septembre 2009 à juin 2010, le général détient aussi un master de sciences politiques (Paris 1 – Sorbonne) et un Master of Business Administration (HEC Business School).

Biographie officielle


  1. L'armée française avait jusqu'ici rechigné à spécialiser ses unités sur des terrains particuliers (contrairement à certains pays européens). L'armée de terre dispose ainsi de deux divisions de déploiement de « même pied » qui ont tourné, par rotation, pour assurer le commandement de Barkhane au cours des sept-huit dernières années, par exemple.

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.