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[Entretien] Pour aider l’Ukraine, la France doit être un allié exemplaire. Il faut du concret et donc des livraisons (Cédric Perrin)

(B2 à Paris) Le nucléaire ne doit pas devenir notre nouvelle Ligne Maginot. Nous devons être un allié exemplaire. Et un allié exemplaire devrait pouvoir aider l’Ukraine à la hauteur de l’enjeu, affirme Cédric Perrin.

Cédric Perrin et plusieurs autres sénateurs en visite en Ukraine fin décembre. (©Sénat)

Cédric Perrin est sénateur Les Républicains du Territoire de Belfort (Est). Il a été élu président de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, le 5 octobre dernier. De retour d’un déplacement en Ukraine, il explique à B2 pourquoi les efforts budgétaires de la France sont bien en dessous de ses ambitions et de l’urgence.

Lors des auditions préparant le vote du budget défense en 2023, notamment celles du ministre des Armées, Sébastien Lecornu, vous avez parfois surpris par votre posture. Alors que le gouvernement se félicitait de la hausse, vous répétiez que ce n’était pas assez. L’effort budgétaire de la France vous parait-il insuffisant ?

— Un effort a été fait. Il y a une prise de conscience des bouleversements géopolitiques dans le monde. Le budget a été quasiment doublé depuis 2017. La trajectoire budgétaire est respectée. Mais il y a une sorte de communication qui est faite dans ce domaine et pas assez d’action. Cela ne reflète pas l’urgence de la situation et la nécessité de se réarmer. En comparaison de ce qui se fait dans d’autres pays, la Pologne par exemple, ce n’est pas à la hauteur. Nous avons avec le ministre une discussion sur la masse. Le nucléaire ne doit pas devenir notre nouvelle Ligne Maginot. Nous devons être un allié exemplaire. Et un allié exemplaire devrait pouvoir aider l’Ukraine à la hauteur de l’enjeu.

Le juste effort, à quel niveau se situe-t-il ?

− Ce que l’on a vu avec la loi de programmation militaire (LPM), c’est que nous repoussions les efforts à plus tard. Le volume et la masse que nous souhaitions obtenir arriveront en 2035 au lieu de 2030. (Lire : La LPM mise sur la cohérence plutôt que sur la masse) Pour nous, c’est tardif. Plus largement, c’est l’effort de réindustrialisation qui n’est pas à la hauteur. Quand nous voyons que nous ne pouvons fabriquer que 20 000 obus de 155mm par an, cela fait peur. Je ne fais pas peser toute la responsabilité sur le gouvernement. C’est le résultat de 30 ans de désindustrialisation. Pour certaines matières premières, nous sommes même dans la main de certains de nos adversaires potentiels, comme les Russes avec la potasse. Nous avons eu cette problématique pendant le Covid, avec les masques et les médicaments. Nous n’avons pas modifié nos comportements.

Quelles sont les capacités pour lesquelles l’effort n’est pas à la hauteur de l’urgence ?

− Les munitions en premier lieu. Quand on promet au niveau européen d’arriver à un million d’obus et qu’on est difficilement à 300 000, il y a quand même des questions à se poser. Nous sommes un grand pays qui sait faire des sous-marins et des porte-avions à propulsion nucléaire, mais nous ne savons pas faire plus d’obus de 155mm ! Les industriels nous disent qu’ils n’ont pas de commandes et qu’ils attendent pour fabriquer. L’Etat me dit que si, il y a des commandes. J’avais interpellé le ministre sur Twitter, il y a quelques mois, alors qu’il se félicitait d’une commande de missiles de moyenne portée (MMP), en relevant que c’était juste la commande annuelle habituelle. Ce que nous voulons, c’est une visibilité sur des commandes supplémentaires. Ce qui nous amène à questionner ce que l’on qualifie d’ « économie de guerre ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis y consacraient plus de 30% de leur PIB.

Comment corriger cette situation ?

− En réindustrialisant. Il faut reprendre le contrôle de certaines branches industrielles pour lesquelles certains, comme la Direction générale de l’armement (DGA), ont considéré qu’il n’y avait pas besoin d’être souverain. En 2015-2016, le ministre de l’époque, Jean-Yves Le Drian, me répondait : « Ne vous inquiétez pas, nous avons des alliés, si nous avons besoin, ils nous fourniront des munitions ». C’était hallucinant d’entendre cela. Outre que les alliés d’un jour ne seront pas forcément les alliés du lendemain, il faut prendre en compte que s’il y a des besoins, ils se serviront en priorité. Nous le voyons bien aujourd’hui avec l’Allemagne qui se fournit en poudres propulsives.

Il n’y a par ailleurs pas grand monde qui soit candidat pour travailler dans ce secteur. Comment faire face à la pénurie de vocations ?

− Je suis élu dans la région la plus industrialisée de France. Je peux vous en parler : nous avons un vrai problème. Quand je vais visiter une entreprise comme Métalhom, qui fait de la chaudronnerie, dont les châssis des Jaguar et des Griffon, le patron me dit : « On peut me demander d’augmenter la production, mais moi je ne peux pas. Je ne trouve pas de personnel ». Au moment où nous voudrions mettre en place une économie de guerre, il va falloir que ce soit une vraie économie de guerre, avec des moyens suffisants consacrés à la production de matériels de guerre. Les Russes aujourd’hui consacrent la moitié de leur PIB, quasiment, à la défense. Nous ne devons pas tendre vers un tel objectif, mais il est important que les Français prennent conscience de cette situation.

Il faut aussi financer cette industrie, confrontée à des refus des banques qui appliquent des normes de conformité (compliance). Vous avez poussé à ce que le livret A, l’épargne des Français, puisse servir à financer la défense. Mais n’est-ce pas une mesurette ?

− C’est une idée d’appel, permettant au parlement de dire que financer la défense, ce n’est pas sale. Une proposition de loi a été déposée par Pascal Allizard. Il s’agit de changer les états d’esprit. Une multitude de PME ne trouvent pas de financements parce que les banques refusent de les financer. Sur mon territoire, j’ai une entreprise qui a emporté le marché des munitions de petits calibres. Elle a besoin de changer de locaux. Elle a essuyé cinq refus sur six demandes, jamais motivés, mais qui sont évidemment liés à son activité. Les dirigeants des banques ne veulent pas déplaire à leurs conseils d’administration. Nous avions pensé qu’avec l’invasion de l’Ukraine, certains allaient se rendre compte de l’importance de financer la défense.

La France, loin d’être un allié exemplaire

Vous vous êtes rendu en Ukraine en décembre. Quels besoins expriment les Ukrainiens ?

− Un allié exemplaire, c’est un allié qui est capable de fournir du matériel. Les Ukrainiens sont très satisfaits de ce que nous leur fournissons. Mais les quantités sont insuffisantes. Notre principale recommandation, c’est de fournir plus de munitions. Il nous parait également important de sensibiliser l’opinion publique à la question ukrainienne. Nous répétons que ce sont les Ukrainiens qui sont au front et qu’ils se battent pour nous aussi. Compte tenu de ce que l’on sait de Poutine aujourd’hui, rien ne dit que demain il s’arrêtera. Les pays Baltes ou la Moldavie pourraient être les prochaines victimes. Il n’y a aucune raison qu’il s’arrête en chemin : son objectif est de reconstruire l’empire. Il est nécessaire d’aider l’Ukraine. Encore faut-il être capable de le faire. Quand notre nouveau ministre des Affaires étrangères dit que l’Ukraine est une priorité, je suis ravi de l’entendre. Mais quand on promet des choses comme cela à un peuple, on ne peut pas se contenter de communication. Il faut du concret et du précis. Et donc des livraisons de matériel.

Et concrètement, que peut proposer la France ?

− Les Ukrainiens nous disent que le canon Caesar est extrêmement qualitatif. Ils sont aussi très satisfaits des systèmes sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T – Mamba). Mais c’est de l’échantillonnage. Je ne suis pas sûr que l’on puisse faire plus. Là où il y a des partenariats à faire, c’est du côté des start-ups. J’ai visité l’un de leurs incubateurs à Kiev. Nous ne sommes pas si mauvais que cela en France. L’expertise des Ukrainiens couplée à notre capacité en termes d’innovation pourrait être intéressante. Il faut faire travailler les entreprises ensemble. Nous avons des sociétés qui ont déployé des drones pour lesquels nous avons des retours positifs sur la capacité à voler malgré le brouillage russe.

Ces efforts ne devraient-ils pas être coordonnés au niveau européen, plutôt qu’en bilatéral ?

− Les initiatives de Thierry Breton pour récupérer les informations au niveau de chaque Etat et coordonner tout cela n’ont pas fonctionné. D’un point de vue légal c’est compliqué. Nous ne sommes pas un Etat fédéré et la concurrence est rude. Comment arriver à coordonner tout le monde alors que certaines entreprises, comme Rheinmetall, sont très offensives à l'international ?

Relation tumultueuse entre France et Allemagne

Les responsables français, politiques comme militaires, sont-ils naïfs vis-à-vis de l’Allemagne ?

− Je pense qu’ils l’ont été et qu’ils ne le sont plus. Sébastien Lecornu a déclaré qu’il y a certaines coopérations qu’il faudra savoir abandonner si elles continuent d’être infructueuses. Jusqu’à quand allons nous discuter du sexe des anges sans avancer sur l’Eurodrone, le SCAF et le MGCS ? Nous sommes en discussion depuis cinq ans et nous observons que les dossiers n'avancent pas assez vite. Le démonstrateur du SCAF était prévu à l’origine en 2025.

Qu’est-ce qui a changé ?

− Il y a eu une part de naïveté chez Florence Parly qu’il n’y a pas chez Sébastien Lecornu. A l’époque, nous avions beaucoup milité pour que la ministre s’allie le Parlement sur ces sujets. Quand elle allait négocier à Berlin, elle expliquait qu’il était compliqué de discuter parce que le Bundestag avait un pouvoir très important. Et que pour le convaincre, il fallait que les industriels fassent des concessions avec des transferts de technologie ou de production. Elle a toujours oublié qu’elle aussi, avait un Parlement derrière elle. Il a fallu que l’ancien président de la commission, Christian Cambon, organise une réunion avec Dirk Hoke (Airbus), Eric Trappier (Dassault) et quelques autres pour que l’on avance sur le SCAF. Eric Trappier a été très clair sur le refus de cession des éléments concernant les commandes de vol et je pense qu’il a bien fait de ne pas céder à Florence Parly sur cette question.

Quel rôle peut jouer le Parlement français ?

− C’est une volonté du président du Sénat, d’augmenter nos relations avec les parlements étrangers, notamment à travers les groupes d’amitié. Je reviens de Pologne, j’y ai rencontré la commission défense du Sénat. Nous avons fait la même chose à la Rada ukrainienne. Cela permet de nouer des contacts. En Colombie, il y a quelques mois, on m’a expliqué qu’il y avait une volonté d’acter une candidature Rafale pour l’acquisition de nouveaux avions de chasse. Nous recueillons des informations que nous n'avons pas forcément d’Etat à Etat. D’abord parce que les ministres ne peuvent pas se déplacer dans 194 pays à la fois. Et puis aussi parce que parfois il y a des crispations entre les Etats, qui n'existent pas entre parlementaires.

Les ambitions internationales de la France

La France revendique un rôle en Asie-Pacifique. A-t-elle les moyens de défendre ses intérêts dans une région aussi éloignée ?

− Nous sommes le dernier pays européen à y détenir une partie de nos territoires. Nous avons des zones économiques exclusives à défendre, notamment face à la prédation des ressources halieutiques par les Chinois. Il est d’ailleurs étonnant de voir que dans la stratégie Indo-Pacifique du président, jamais la Chine n’est citée. L’opération Pégase, déployée chaque année, est extrêmement importante. Y déplacer en 72 heures dix Rafale, deux A400M et trois MRTT, c’est une performance remarquable et quasiment unique. Il faut avoir dans cette région des matériels qui soient à la hauteur. Aujourd’hui, ce sont deux vieux CASA qui font le travail. Nous réclamons de baser un ou plus A400M en Nouvelle Calédonie. Il faut aussi que nous ayons une diplomatie plus importante, que nous soyons présents. Nous avions par exemple suggéré qu’il y ait un secrétaire d’Etat à l’Indo-Pacifique, qui soit présent sur place. Il y a dans cette région, comme en Afrique, un besoin de France.

En mer Rouge, la France doit-elle déployer plus d’une à deux frégates ?

− Oui. L’Indo-Pacifique, c’est la moitié de la planète. Quand on voit la surface que cela couvre et les forces que cela demande, nous pouvons comprendre que les Américains désertent l’Afrique et le détroit de Bab-el-Mandeb. Ce qui demande aux Européens d’y être plus présents et plus actifs. C’est là, et pas en Asie-Pacifique, que les Américains nous attendent. Pour préserver le commerce international.

Le Sahel a été présenté pendant des années comme un enjeu sécuritaire et stratégique. Rares sont ceux à évoquer aujourd’hui cette zone. Quels enjeux y voyez-vous ?

− C’est contraint et forcé que nous avons du quitter ce secteur. Sans refaire l’histoire, la question se pose de savoir si, quand Wagner a débarqué, nous n’aurions pas dû réagir plus fermement. Soit il n’aurait rien dit, soit cela l’aurait poussé à révéler ses pions plus tôt. J’ai la conviction que nous devons être plus pédagogues vis-à-vis de l’opinion publique française. Poutine a des outils en Afrique qui lui permettent d’exercer une pression migratoire considérable. Il vise à changer nos régimes politiques par l’élection et maîtrise mieux la guerre informationnelle. Espérons que les Français ne soient pas dupes. La progression du Rassemblement national n'est pas de nature à me rassurer. Si nous sommes aujourd’hui capables de détecter les agressions informationnelles, nous devons réfléchir à des contre-offensives.

Autre problématique dont on ne parle plus beaucoup : la menace terroriste. Est-ce un sujet ?

− C’est une question qui nous préoccupe fortement. C’est pour cela que nous sommes allés au Mali : lutter contre un certain nombre de mouvements terroristes. L’arrivée de Wagner dans ces pays a fait exploser la présence des groupuscules terroristes et les attaques djihadistes ont considérablement augmenté. Il est évident que ce nouveau contexte a des répercussions en matière migratoire et en matière de flux de populations, avec des déplacements de populations potentiellement déstabilisants.

(Propos recueillis par Romain Mielcarek)

Entretien réalisé dans l'enceinte du Sénat, le 15 janvier 2024

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