(B2) Déployée en mer Méditerranée centrale, face à la Libye, l'opération Irini a un mandat principal à tenir : faire respecter l'embargo sur les armes. Comment fonctionne-t-elle ? De quels moyens dispose-t-elle ? Quelle évolution attendre dans le futur ? Rencontre avec son commandant, le contre-amiral Stefano Turchetto, dans son quartier-général à Rome.
Niché au cœur de la base aérienne de Rome, dans le même bâtiment et le même lieu que l'opération Sophia dont elle a pris la relève, le quartier général d'opération de l'opération Irini n'est assurément pas un chef d'œuvre d'architecture. Dans les couloirs quelque peu aseptisés, se trouvent les différents bureaux où œuvrent les différents responsables de l'opération. Derrière une porte anodine se situe la salle d'opération. Au mur, des écrans permettant de surveiller en temps réel, à la fois la position des navires mais surtout de possibles navires suspects. C'est dans ces murs que B2 a pu avoir un aperçu détaillé du fonctionnement de l'opération aujourd'hui.
L'opération, son objectif, ses méthodes, ses résultats
En quelques mots, quelle est votre tâche principale ?
— La mise en œuvre de l’embargo sur les armes imposé à la Libye par les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies (1). Une contribution concrète et tangible de l'Union européenne à l'instauration de la paix et de la stabilité en Libye. Nous avons aussi trois tâches annexes (cf. encadré).
Concernant le contrôle de l'embargo en mer, comment arrivez-vous à détecter des navires suspects dans la masse des navires en mer ?
— C'est un réel défi en effet d'avoir une vue précise de la zone maritime. Chaque jour, en Méditerranée, il y a plusieurs centaines de navires transportant personnes et/ou marchandises. Nous utilisons toutes les sources ouvertes (NB : avec notamment l'AIS, le système d'identification automatique que tout navire doit garder ouvert). Nous collectons aussi des informations par tous les moyens disponibles, maritimes et aériens, qui effectuent des patrouilles régulières. Nous bénéficions aussi du renseignement (NB : des États membres ou alliés), notamment satellitaires, et de ressources provenant des agences européennes. Il existe ainsi une plateforme dédiée de renseignement et de partage qui fonctionne avec l'agence Frontex, Europol et le SatCen (NB : le centre d'analyse satellitaire de l'UE). Ce qui nous permet de réduire le scope, le nombre de navires qui sont sous notre loupe devient plus limité...
Qu'est-ce qui fait qu'un navire devient suspect ? Comment se déclenche une inspection ?
— Par exemple, quand on voit qu'un navire n'a pas donné sa réelle position et qu'il prend une autre direction, il devient suspect. Cela ne signifie pas qu'il y a une inspection tout de suite. Les inspections des navires se font lorsqu'il existe des motifs raisonnables de croire que ces navires transportent des armes ou du matériel connexe à destination ou en provenance de la Libye, directement ou indirectement, en violation de l'embargo sur les armes international. Cette inspection se produit toujours avec l'accord du pays concerné (lire : [Fiche-Mémo] Quelles règles d'interception en haute mer ?).
Mais certains pays, tels que la Turquie, refusent les visites...
— En effet, la Turquie refuse systématiquement de coopérer avec l'opération. En totale violation des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Depuis son lancement, l'opération a tenté à onze reprises d'inspecter des navires marchands battant pavillon turc. À chaque fois, la Turquie a refusé le consentement de l’État du pavillon. Chaque refus d'inspection donne lieu à un rapport spécial au comité sanctions des Nations unies (NB : voire à des sanctions de l'UE (2)).
... Ce qui est inquiétant ?
— Il est clair que la pleine mise en œuvre de l’embargo sur les armes n’est possible que si tous les pays le soutiennent. De notre côté, l'opération Irini se conforme avec diligence à son mandat : nous continuons à demander le consentement pour arraisonner des navires suspects de toute nationalité lorsqu'il existe des motifs raisonnables et en signalant à l'ONU si l'État du pavillon consent ou non à l'inspection.
Comment pouvez-vous mesurer votre impact sur l’arrivée d’armes en Libye ?
— Il est difficile de mesurer précisément l'effet dissuasif. Mais l'opération reste le seul acteur international présent dans les eaux au large des côtes libyennes chargé de la mise en œuvre de l'embargo. Au cours du second semestre 2022, EUNAVFOR Med Irini a ainsi découvert en trois mois (entre juillet et octobre) deux violations substantielles de l'embargo sur les armes (cf. encadré). Au total, environ 150 véhicules blindés modifiés pour usage militaire ont été saisis. Cette saisie a au moins empêché un nombre important de véhicules d'atteindre le sol libyen dans une période délicate. D'importants affrontements avaient éclaté entre factions en Libye (NB : le Premier ministre du gouvernement de stabilité nationale, de l'Est du pays, Fathi Bashagha, ayant tenté de forcer l'entrée à Tripoli). « Irini n'est sans doute pas LA solution mais c'est une partie de la solution » comme l'indiquait le Haut représentant, Josep Borrell.
Certains des véhicules saisis ont-ils été réaffectés à d'autres opérations ?
— C'est un processus interne à l'Union européenne. Ce sont les États membres qui le décident, le comité politique et de sécurité (COPS), en particulier. Pour les véhicules saisis sur le MV Victory Roro, ils ont été réaffectés au Ghana en octobre dernier. Pour les autres véhicules saisis sur le MV Meerdijk, le processus est en cours. C'est dans les mains des politiques.
Quelle est votre action sur le pétrole libyen ?
— On est dans un cadre légèrement différent au niveau international. Irini n'a pas pour mandat d'inspecter les navires. Mais nous dénonçons régulièrement les comportements suspects de certains tankers dans nos rapports spéciaux au comité des sanctions de l'ONU. Ce qui exerce indirectement une pression sur les trafiquants et la contrebande de pétrole. C'est le comité des sanctions qui, ensuite, correspond avec les autorités légitimes libyennes et avec les États concernés pour leur rappeler que toute exportation de pétrole ou de produits pétroliers en dehors de la Libye et de la National Oil Corporation (NOC) est illégale et doit être restituée en Libye.
Les moyens de l'opération, son évolution possible
De quelles ressources européennes disposez-vous aujourd'hui ?
— Presque tous les États membres (23 au total) contribuent d'une manière ou d'une autre à l'opération (3). C'est une marque importante de soutien politique. En moyenne, nous disposons quasiment en permanence de trois navires de surface et six moyens aériens — avions de surveillance, drones— sous contrôle, direct ou indirect, de l'opération (4). À cela, il faut ajouter le renseignement et l'analyse qui nous parviennent.
Sont-ils suffisants ? Les autres besoins en mer Rouge par exemple n'ont-ils pas des répercussions ?
— Bien sûr, un commandant d'opération pourra toujours vouloir davantage de moyens. Davantage on a de moyens, mieux on peut cerner la zone, surveiller des navires, voire dédier certains navires à l'entrainement. Ce qui est satisfaisant, c'est que malgré les nouvelles menaces, ni la guerre en Ukraine ni la situation en mer Rouge (avec la nouvelle opération EUNAVFOR Aspides), n'ont coupé les moyens affectés à Irini. Nous ne voyons pas de baisse d'attention.
Vous parlez d'entrainement, c'est un des effets induits de l'opération ?
— Oui car s'intégrer au sein d'une même force, s'entrainer ensemble à des opérations d'interdiction maritime (ou d'abordage), mener des exercices en commun, ou coopérer avec le NMTIOC, le centre d'entrainement opérationnel sur l'interdiction maritime de l'OTAN, basé en Grèce (à la Souda), cela renforce les liens entre les marins et navires européens. Cela permet d'acquérir davantage d'interopérabilité.
Comment coopérez-vous avec les autorités libyennes ?
— Il n'y a pas de coopération directe avec les autorités libyennes. Tout simplement, car nous agissons en vertu d'un mandat international, en haute mer (NB : ce qui ne nécessite pas l'autorisation du pays riverain). Néanmoins, nous serions tout à fait prêts à coopérer avec les autorités libyennes, notamment pour accomplir nos tâches liées à la formation des garde-côtes et à la lutte contre le trafic pétrolier. Jusqu’à présent, les autorités libyennes légitimes n’ont pas encore répondu favorablement.
Comment évolue la Libye ?
— Si je compare avec la situation que j'ai connue dans le passé, il y a une légère amélioration. Rappelez-vous en 2019, la situation était très grave, le général Haftar (NB : commandant de l'armée nationale libyenne à l'Est du pays) voulait prendre Tripoli, la capitale. C'était le pic de l'instabilité. Aujourd'hui, on voit peu à peu une certaine tendance à l'amélioration. C'est très lent.
La formation des gardes-côtes reste cependant bloquée ?
— Nous n'avons pas pu commencer cette tâche en raison de l'impasse politique en Libye. Nous espérions une évolution avec les élections (NB : prévues pour décembre 2021 et reportées depuis). Nous avions préparé un plan, accompagné d'un financement. De notre côté, nous sommes toujours prêts, nous avons la volonté de faire quelque chose. Mais pour cela il faut l'accord des Libyens. Ce n'est pas une question vraiment opérationnelle, c'est du domaine politique. C'est d'ailleurs une des caractéristiques de cette opération, très vite la discussion opérationnelle devient et se porte au niveau politique.
Les conflits actuels en Ukraine ou au Moyen-Orient ont-ils un impact ?
— Nous observons attentivement la situation pour veiller et alerter sur tout changement. Après le début de la guerre en Ukraine, nous avions réfléchi à de possibles répercussions, en terme de crise d'alimentation par exemple (NB : dans les pays du Sud). Mais il n'en a rien été. De même, dans les corridors de transit des migrants, il n'y a pas de changement. Du moins pour l'instant. Tout peut avoir un impact, s'il y a une guerre quelque part, il peut y avoir davantage de risque, notamment de trafic d'armes.
Les critiques étaient très vives au début de l'opération. Elles semblent s'être tues aujourd'hui ?
— En effet, les critiques étaient fortes au début de l'opération, des deux côtés d'ailleurs. Ce qui d'une certaine façon était un bon signe. Le signe que nous sommes impartiaux. Durant ces trois années, l'opération a gagné en crédibilité. Nous avons réussi à rendre plus effectif l'embargo, en maintenant notre impartialité, notre neutralité.
L'opération a un mandat exécutif, défini dans une résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Son renouvellement en juin prochain est-il menacé ?
— L'opération a reçu un soutien diplomatique de tous côtés. Le dernier renouvellement (NB : le 2 juin 2023 par la résolution 2684) s'est déroulé de façon plus sereine. La résolution a été votée avec 14 voix Pour et 1 abstention, de la Russie. Je ne vois pas de raison pourquoi quelqu'un mettrait demain un veto. Nous respectons strictement le mandat de la résolution donnée par le Conseil de sécurité. Nous remplissons notre tâche comme un acteur international impartial.
Quelle évolution peut-on attendre pour l’opération ?
— Les ajustements du mandat de l'opération sont de la compétence des États membres de l'UE. Le réexamen du mandat aura lieu dans le cadre de la prolongation du mandat au printemps 2025. Et nous aurons une révision à mi-terme cette année. Le cadre juridique et politique de cette opération dépasse cependant le cadre strict de l’UE. Les conditions et l'efficacité du mandat dépendent du régime de sanctions de l'ONU contre la Libye comme du niveau de coopération avec les autorités libyennes légitimes. Tout changement affectant soit le régime des sanctions, soit les relations entre l’UE et la Libye aurait ainsi probablement un effet significatif sur l’opération.
Cela peut conduire aussi à des sanctions tels le gel des avoirs prononcé par l'Union européenne le 21 septembre 2020 contre une société turque Avrasya Shipping, une société jordanienne Med Wave Shipping et la compagnie Kazakh Sigma Airlines (cf. décision)
125 personnels à l'état-major d'opération (OHQ) à Rome provenant de 20 États membres et environ 500 personnel sur mer venant de 12 États membres, six Etats membres fournissant des moyens opérationnels.
Une frégate grecque le HS Helli et une frégate italienne l'ITS Spica relayant le Foscari — la frégate française Le Courbet était présente jusqu'à fin février. Côté aérien des avions de surveillance fournis par l'Allemagne (P3C Orion), la Grèce (Embraer 145), la France (Falcon 50), le Luxembourg (King Air 50) et la Pologne (Antonov Bryza 28B1) et un drone (de type Predator) fourni par l'Italie.
Irini en quelques mots
L'opération Eunavfor Med Irini a pris le relais le 31 mars 2020 de l'opération Sophia, avec une tâche principale : assurer le respect de l’embargo sur les armes imposé par le Conseil de sécurité des Nations Unies. La capacité initiale d'opération (IOC) est déclarée en mai 2020, la pleine capacité opérationnelle (FOC) en septembre 2020.
Une mission qui s'inscrit en filigrane de la conférence de Berlin de janvier 2020 sur la Libye, où les participants s'engagent à respecter et à mettre pleinement en œuvre le cessez-le-feu et l'embargo sur les armes (lire : les huit points-clés de la conférence de Berlin). Le mandat a été renouvelé une première fois en mars 2021, une seconde fois en mars 2023. Le mandat actuel va jusqu'au 31 mars 2025.
L'opération est commandée par l'Italien Stefano Turchetto, secondé par le contre-amiral (LH) français Guillaume Fontarensky
Trois tâches annexes
Au-delà de la tâche principale, IRINI a trois tâches secondaires :
1° la surveillance et le recueil des informations sur les exportations illicites de pétrole de la Libye, notamment du pétrole brut et des produits pétroliers raffinés, considérés comme contraires à la résolution 2146 du Conseil de sécurité de l'ONU. Les informations recueillies peuvent être stockées et communiquées aux autorités libyennes légitimes comme aux autorités des États membres ;
2° la détection et la surveillance des réseaux de trafic et de trafic d'êtres humain, grâce à la collecte d'informations et aux patrouilles effectuées par des moyens aériens en haute mer ;
3° le développement des capacités et la formation des structures libyennes de surveillance et application des lois en mer et de la recherche et du sauvetage (SAR), en particulier, pour prévenir le trafic d'êtres humains.
Bilan chiffré
Depuis sa mise en place, l'opération a effectué 600 approches amicales, 27 inspections dont 3 arraisonnements et déroutements vers un port européen. Elle a identifié 1378 vols suspects et reçu 2772 sets d'analyses satellitaires du SatceN. Elle a adressé 49 rapports spéciaux au panel des experts de l'ONU, 84 recommandations d'inspections de navires suspects aux États membres de l'UE (dont 67 ont été menées). Bilan effectué au 1er mars 2024.
Trois diversions
Trois navires ont été arraisonnés et déroutés vers un port européen.
— le 18 juillet 2022, avec la découverte de 105 véhicules militaires à bord du MV Victory Roro, battant pavillon de la Guinée équatoriale, dérouté sur Marseille (*). Les véhicules saisis ont été livrés au Ghana en octobre 2023 sur décision du COPS ;
* Marseille est le port de diversion défini au sein du plan d'opération. Le navire reste à quai dans un espace international, hors de la juridiction française en soi. Cela ne signifie pas que la France est compétente en termes de poursuites.
Entretien réalisé en vis-à-vis le 21 février 2024 en anglais à Rome
Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)