[Entretien] Le drone, arme clef de l’arsenal ukrainien. Et enjeu industriel

(B2) Pour lutter contre les Russes, quoi de mieux qu'un petit engin volant sans pilote, armé au besoin. Le drone, la mobylette de l'armée ukrainienne, aux atouts tactiques indéniables, revêt aussi un enjeu industriel majeur. Notable dans un pays en quête d'autonomie industrielle.

B2 a pu s’entretenir avec Andriy Chulyk, président directeur général et co-fondateur de Sine.Engineering, sous-traitant spécialisé dans les systèmes de navigation résilients de drones.

Pouvez-vous présenter votre entreprise et expliquer ce que vous faites exactement dans le domaine des drones ?

— Sine.engineering développe et fabrique des solutions high-techs pour garantir une communication et une navigation stables des drones dans des conditions difficiles et lors de missions militaires. Nous avons débuté en 2022 en tant qu'équipe de lutte contre les systèmes aériens sans pilote embarqué (UAV/UAS). Après avoir réalisé qu’une connectivité résiliente est à la fois l'élément le plus critique et le plus vulnérable des opérations des UAS, et que les environnements où le signal GPS est bloqué sont devenus la nouvelle norme, nous avons décidé de créer nos propres solutions.

Plus de 50 fabricants de drones utilisent et valident la qualité de nos produits. Actuellement, nous proposons une plateforme complète de produits et d'outils logiciels permettant aux fabricants d'UAV de concevoir des drones et systèmes UAS fiables.

Pouvez-vous décrire le secteur actuel des drones en Ukraine ?

— L'industrie des technologies de défense en Ukraine est relativement nouvelle et possède un seuil d'entrée assez bas. C'est pourquoi le marché compte des centaines d'acteurs et est fragmenté. Cependant, le manque de solutions prêtes à l'emploi, abordables et réellement efficaces a poussé de nombreuses équipes à développer leurs propres technologies. Comme dans le cas de notre équipe, les développeurs se concentrent sur les besoins actuels et les technologies de défense nécessaires pour l'armée. En conséquence, on observe environ 100 variantes de drones utilisées par l'armée.

Le secteur des drones est actuellement représenté par des fabricants d'UAV (drones aériens), UGV (véhicules terrestres sans pilote) et USV/UMV (drones maritimes), des fabricants de composants, ainsi que des équipes logicielles développant des fonctionnalités supplémentaires pour les drones.

Avec la popularité croissante des drones FPV [First Person View ou vue à la première personne, ce qui signifie que l'utilisateur pilote l'engin comme s'il était dans le cockpit : NDLR] et kamikazes, le nombre de fabricants a également augmenté. La tendance des drones à usage unique et à faible coût modifie les tactiques, stratégies et doctrines, et nécessite des livraisons massives de drones sur le champ de bataille. En parallèle, on observe une localisation accrue des composants, en particulier dans le contexte des interdictions de livraison d'appareils en provenance de Chine. Il est donc prévu que les drones FPV soient bientôt composés de composants exempts de tout matériel chinois.

Le logiciel constitue également un élément majeur du secteur. De nombreuses équipes de l'industrie développent des fonctionnalités telles que le guidage automatique, la navigation optique, la planification de mission et la perception de la situation.

Le secteur des drones comprend à la fois des projets commerciaux et des initiatives bénévoles. Cela montre que de nombreuses équipes de production rencontrent des difficultés avec la commercialisation, ce qui réduit en conséquence leurs opportunités de développement.

Comment le marché est-il divisé entre les fabricants de drones et les sous-traitants ?

— Le marché montre que 80 à 90 % des entreprises du secteur des technologies de défense fabriquent des drones.

Y a-t-il des entreprises qui choisissent de tout développer de manière autonome ?

— Bien sûr, il existe des entreprises qui essaient de tout faire elles-mêmes, mais les exigences des produits ne cessent de croître. Tous ne parviennent pas, même les plus grands fabricants, à suivre ce rythme.

Cependant, nous observons que le processus de R&D (recherche et développement) se distingue de plus en plus de la production. Notre exemple montre que se concentrer sur une technologie critique donne les meilleurs résultats par rapport à l'effort fourni. Cela conduit à la nécessité d'une coopération approfondie entre les fournisseurs de composants et de technologies et les fabricants.

Par ailleurs, les fabricants de drones rencontrent des difficultés à assembler et à coordonner toutes les solutions matérielles et logicielles. Cela peut être résolu par la création de plateformes ou en les intégrant dans des écosystèmes. Nous considérons cela comme l'avenir et travaillons dur pour offrir aux fabricants des solutions complètes de communication, de navigation et de logiciels, avec un minimum d'actions supplémentaires de leur part.

Comment ce secteur a-t-il évolué au fil du temps, notamment après 2014 et après 2022 ?

— Le secteur a considérablement évolué. Au cours des deux dernières années, de nombreux nouveaux acteurs sont apparus. Par exemple, selon Forbes Ukraine, en 2023, le secteur ukrainien des technologies de défense comptait plus de 300 entreprises. Ce nombre continue d'augmenter.

Cette croissance rapide a été facilitée par :

• Une guerre à grande échelle avec un besoin de millions de munitions et des périodes de pénurie. La recherche d’un moyen de frapper l'ennemi étant une question de vie ou de mort. Les petits drones FPV sont devenus des armes efficaces grâce à leur construction simple et à leur disponibilité ;
• Le rôle des drones sur le champ de bataille est en train de changer. Ils ne sont plus uniquement utilisés pour la reconnaissance ou les opérations spéciales ;
• Le passage d'une focalisation sur de grands drones coûteux à des drones plus petits et moins chers. Le Bayraktar a perdu sa pertinence pour les besoins actuels de l'armée ;
• L'initiation de contrats d'approvisionnement et le soutien de l'État ;
• Le soutien aux nouvelles entreprises et fabricants par le cluster de technologies de défense de l'État, « Brave1 » ;
• Le gouvernement ukrainien a fait beaucoup pour déréguler et faciliter l'accessibilité pour les fabricants ;
• La principale différence entre ces deux périodes est qu'après 2022, les drones sont devenus un facteur clé sur le champ de bataille, et l'armée a accepté ce fait. Une fois accepté, le processus d'adoption des UAV a accéléré et continue d'évoluer.

Le domaine dans lequel vous travaillez, les systèmes de guidage, est un domaine hautement sensible, soumis à des adaptations constantes face aux capacités de brouillage adverses. Comment gérez vous ce cycle d'innovation et d'adaptation ?

— Chez Sine.engineering, nous avons débuté en tant qu’équipe CUAS [anti-drones], ce qui nous a permis d'acquérir et de développer une solide expertise en guerre électronique. Développer de nouvelles solutions à partir de zéro nous rend très flexibles et nous permet de nous adapter rapidement aux nouvelles réalités. La période de rotation des composants matériels varie de 3 à 8 mois, tandis que les logiciels doivent être adaptés encore plus rapidement. Nous proposons des mises à jour rapides, en direct.

Une autre partie du processus d'adaptation consiste à travailler simultanément sur notre technologie de liaison de données et sur des solutions de brouillage modernes. Nous connaissons le processus des deux côtés, ce qui nous permet de rester en avance d'au moins quelques mois.

Pour rester à jour, nous sommes en contact constant avec les unités militaires qui utilisent notre technologie. Nous recevons des retours du champ de bataille selon un cycle d'environ 24 heures.

L'industrie ukrainienne des drones reçoit-elle un soutien d'acteurs industriels de pays amis, comme des entreprises européennes ou américaines ?

— Les entreprises occidentales sont ouvertes à la coopération avec les entreprises ukrainiennes. Cela nous permet de créer de meilleures technologies en utilisant des composants plus sophistiqués et des années d'expérience internationale.

Nous constatons également un grand intérêt pour l'établissement de collaborations entre des équipes ukrainiennes et des entreprises occidentales. Ces entreprises créent aussi leurs centres de R&D en Ukraine et investissent dans l'industrie des drones, en pleine croissance.

Nous évoluons également dans une réalité où le champ de bataille moderne devient une plateforme de test pour les technologies. L'étiquette « fonctionne en Ukraine » ou « testé en Ukraine » est devenue un gage de qualité car les dispositifs, équipements et logiciels sont utilisés en temps réel avec des retours immédiats.

Pratiquez vous une rétro-ingénierie sur les drones ennemis ?

— C’est un sujet sensible pour lequel nous ne pouvons pas partager tous les détails. Cependant, ayant commencé comme une équipe CUAS, nous en savons beaucoup à leur sujet. Parfois, ils peuvent corriger quelque chose en un mois, voire en quelques semaines. Encore une fois, les composants matériels changent en 3 à 8 mois, et les logiciels évoluent encore plus rapidement.

Comment parvenez vous à recruter des ressources humaines qualifiées, compte tenu de la concurrence des besoins du front et des autres fabricants ?

— Beaucoup d'ingénieurs ont l'idée de faire une différence sur le front en fournissant des solutions fiables et pertinentes pour les opérateurs de drones militaires. Notre entreprise, quant à elle, propose une vision, des objectifs, des défis et des projets qui répondent à ces besoins. Ensemble, avec une équipe d’ingénieurs, nous cherchons à repenser le rôle des UAV sur le champ de bataille et à fournir des solutions high-techs pour les améliorer.

Sine.Engineering est une entreprise rentable, ce qui nous permet de recruter les meilleurs talents en offrant des salaires compétitifs sur le marché.

Êtes-vous en mesure de trouver les composants et les matières premières dont vous avez besoin ?

— Oui, nos pays partenaires ont inventé et produit la totalité de la base de composants high-tech que nous utilisons pour développer nos propres solutions. Avec l'évolution de la technologie, de nombreux composants abordables sont apparus sur le marché, alors qu'ils étaient uniquement disponibles pour les militaires il y a dix ans.

Cependant, un certain nombre d'entreprises high-tech occidentales, pour diverses raisons, ne souhaitent pas travailler avec des entreprises ukrainiennes de technologies militaires et de défense et ignorent les demandes de coopération.

(Romain Mielcarek)

Rntretien réalisé par échange écrit, la semaine du 23 septembre 2024.