[Verbatim] « Je suis un idéaliste. J’espère que Macron pourra dialoguer avec Trump » (Lembit Uibo)
(B2) L’ambassadeur d’Estonie à Paris, en bon diplomate, loue les qualités de son hôte français. Même si derrière les politesses, il défend des choix stratégiques estoniens qui ne sont pas toujours ceux de la France. Sur cela comme sur Trump, il revendique son optimisme.
Avant d’arriver à Paris en 2021, Lembit Uibo a eu une carrière très tournée vers l’Europe. Il est ambassadeur du COPS de 2014 à 2018, d’abord dans la mission estonienne auprès de l’UE puis en tant qu’ambassadeur en Belgique. De 2018 à 2021, il est directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères.
Pour l’amour de la France et de Macron
Fraternité stratégique
Lembit Uibo ne tarit pas d’éloges lorsqu’il s’agit de vanter la relation « stratégique » entre l'Estonie et la France. « Elle est basée sur une compréhension commune des menaces, explique-t-il. Nous avons été le premier pays à venir soutenir la France en RCA et au Mali. Cela a créé un lien particulier. » Le diplomate confirme la pertinence de l’effort de Tallinn de déployer de petits détachements dans les différentes opérations extérieures françaises ces dernières années pour se faire entendre. Il met surtout de côté le nombre abyssal d’officiers et de décideurs français qui prenaient les Européens de l’Est pour des paranoïaques lorsqu’ils évoquaient, au moins depuis 2014, le danger que représentait Moscou. Une compréhension qui a donc été, en réalité, longtemps unilatérale.
Sur l’Ukraine, une ligne Macron
Uibo salue d’ailleurs la fameuse « ambiguïté stratégique » invoquée par Emmanuel Macron en mai dernier lorsqu’il avait évoqué, sans aucune concertation avec ses alliés, l’hypothèse d’un déploiement militaire en Ukraine. « C’est une option que nous devons garder sur la table, estime le diplomate. Cette ambigüité stratégique est importante pour faire face à la Russie. » Les déclarations du président français avaient pourtant réduit justement cette ambigüité… en obligeant plusieurs pays à le dédire et affirmer publiquement qu’ils n’envisageaient pas un tel scenario.
Parapluie nucléaire français
Même optimisme de l’ambassadeur estonien à propos d’une autre sortie clivante du président français lorsqu’il avait évoqué en mai dernier une défense européenne s’appuyant sur l’arme nucléaire française. En France, le sujet avait fait débat, de nombreux observateurs estimant qu’il ne fallait pas être trop bavard sur la question et que personne d’autre que le sommet de l’Etat français n’avait voix au chapitre. Lembit Uibo, lui, trouve la démarche salutaire : « Cela fait longtemps que la France présente l’Europe comme un intérêt vital. Macron le clarifie un peu plus. C’est un signal utile qui crée des lignes rouges pour la Russie. »
Il faudra faire avec l’Amérique de Trump
Macron et Kallas, voix de l’Europe
« Je suis un idéaliste », sourit Uibo lorsqu’on l’interroge sur le retour de Donald Trump au pouvoir. « J’espère que Macron portera la voix de l’Europe dans un dialogue avec Trump. Il a milité pour renforcer la cohésion européenne face à la compétition globale. » Pour l'ambassadeur, la situation actuelle montre qu’Emmanuel Macron avait raison en réclamant plus d’efforts de la part des Européens en matière de défense. Tout en vantant le potentiel du Français à tenir tête à Washington, le diplomate rappelle également que ce sera le rôle de l’actuelle Haute représentante de l'UE, l’ancienne Première ministre estonienne Kaja Kallas, dont il cite le nom… en seconde position.
Déjà-vu
« C’est du déjà vu, observe-t-il à propos des frasques et des déclarations à l’emporte-pièce du nouveau président américain. Ce n’est pas un phénomène nouveau. » Il suggère de reproduire la même stratégie que lors du précédent mandat de Donald Trump, lorsque lui-même était directeur politique du ministère des affaires étrangères estonien : « Nous chercherons toujours un dialogue constructif, quel que soit l’occupant de la Maison blanche. Il ne faut pas paniquer. »
Un Allié menaçant
Lorsque B2 relève que les menaces d’intervention par la force de Trump pour se saisir du Groenland font que désormais, le président des Etats-Unis menace directement un allié européen, Lembit Uibo se veut positif : « Il faut y aller étape par étape. Il faut se montrer optimiste et peut-être faire preuve d’humour : cela montre au moins que les Etats-Unis ne veulent pas s’éloigner de l’Europe mais s’en rapprocher. »
Coopération industrielle et commerciale
Acheter français…
Si pour avoir de bonnes relations avec Paris, il a longtemps fallu envoyer des hommes dans les opérations françaises en Afrique, il faut désormais pour cela acheter à ses fabricants d’armes. C’est LE cheval de bataille d’Emmanuel Macron et de son ministre des Armées, Sébastien Lecornu : réorienter vers les industries françaises les acquisitions de défense des Européens dont bénéficient les industriels outre-Atlantique. Lembit Uibo l’a bien compris et affiche les efforts de l’Estonie en énonçant les acquisitions estoniennes : des missiles sol-air Mistral (~200 millions d’euros), des roquettes et une douzaine de canons automoteurs Caesar (~250 millions d’euros). « Nous avons décidé de les acheter parce qu’ils pouvaient être livrés rapidement », précise-t-il à propos de ces derniers.
… si tant est que ce soit possible
L’ambassadeur rappelle tout de même un aspect crucial souvent mis de côté par Paris : pour signer avec des fournisseurs français, encore faut-il qu’il y ait de la place pour de nouveaux clients dans les carnets de commandes. L’achat de Caesar français n’a d’ailleurs pas empêché Talinn d’acquérir le triple de pièces auprès du coréen Hanwha, avec 36 canons K9 Thunder. « Nous sommes sur la ligne française, explique-t-il. Il ne faut pas que l’argent des contribuables européens finance de l’équipement hors d’Europe. Mais la réalité, c’est qu’il y a des besoins urgents qui font que nous devons aussi pouvoir acheter auprès de pays amis, comme les Etats-Unis, la Turquie ou la Corée du Sud. Qu’il s’agisse de nos propres besoins ou de ceux de l’Ukraine. »
Des fabricants estoniens à la conquête de la France
En plus des efforts pour rencontrer les intérêts français, Lembit Uibo cherche également à faire entrer les industriels estoniens sur le marché français. Une dizaine d’entreprises ont récemment visité Paris pour rencontrer des interlocuteurs dans les grands groupes de l’hexagone. Même si le fleuron estonien, Milrem Robotics, bien connu des gros acteurs français, est passé sous contrôle émirien en 2023. « Nous sommes un petit pays avec de petites entreprises, précise son attaché de défense. Plutôt que de chercher à proposer des systèmes complets, des équipements lourds, nous cherchons des solutions intelligentes pour contribuer à des projets à plusieurs. » Cela tombe bien, c’est justement l'une des conditions posées pour accéder aux financements européens.
Les éléments d’interview de cet article ont été obtenus lors d’un petit déjeuner entre l’ambassadeur estonien et des journalistes de l’Association des journalistes de défense (AJD), en présence de l’attaché de défense estonien, le 21 janvier 2025.
(Romain Mielcarek)