Ce plan REARM Europe aurait pu être présenté après le sommet de Versailles au printemps 2022 ! (photo : table ronde du sommet de mars 2022, dans le Chateau de Versailles)
Billet EditorialDéfense UE Stratégie

[Analyse] Que faut-il penser du plan de la Commission de 800 milliards pour doper la défense ?

(B2) Rempli d'imprécisions. Un simple coup de com'. Souffrant de gros manques. En retard d'une guerre... Voici les qualificatifs que l'on pourrait trouver au plan présenté par Ursula von der Leyen. Est-ce exact ?  Explications. 

Présenté par Ursula von der Leyen, le 4 mars, face à la presse, et, ce jeudi 6 mars, au Conseil européen, ce plan dénommé REARM Europe contient plusieurs éléments de natures très différentes. Lire : [Décyptrage] Un plan pour réarmer l'Europe ! Les cinq propositions de la Commission européenne (v3)

Un outil de communication

Les montants annoncés ne sont ni de l'argent frais ni un redéploiement d'autres dépenses. Ce sont juste des possibilités de dépenses. Et encore...

Un chiffre mythique

Le montant de 800 milliards d'euros évoqué par la présidente de la Commission n'est pas le résultat d'une analyse budgétaire ou celui d'une analyse précise des besoins liés à une stratégie. C'est un chiffre un peu au doigt mouillé. Il rappelle globalement le montant emprunté pour la relance économique après le Covid-19 (750 milliards d'euros prix 2018, plus de 800 milliards aujourd'hui). Il pourrait presque donner l'illusion d'un effort équivalent au budget US (852 milliards $ pour l'année budgétaire 2025). À condition d'oublier que ce dernier est annuel.

Un engagement qui ne coûte pas cher

La plus grosse partie du plan — les 650 milliards d'euros — correspond à une évaluation de la possibilité qu'auraient les États membres de dépenser davantage, au-delà des marges de déficit ou d'endettement fixées par le pacte budgétaire. Autrement dit, ce n'est pas de l'argent, ni même une autorisation budgétaire ou un prêt, c'est l'engagement de la Commission à considérer avec bienveillance un dépassement des normes. Ce n'est pas du financier, c'est du juridique. Dans les faits, si les pays baltes, la Pologne, l'Allemagne, la France et d'autres dépassaient ces marges budgétaires pour leur défense, on voit mal la Commission les poursuivre et, surtout, obtenir au Conseil une condamnation par les autres pays. La crise du Covid l'a montré. Quand la nécessité intérieure fait loi, les principes volent en éclat.

Une réorientation de prêts ou fonds existants

La seconde partie du plan — les 150 milliards d'euros — n'est pas un instrument budgétaire communautaire au sens classique (subvention). C'est un dispositif de levée de fonds (prêts), qu'il faudra rembourser un jour, sur le modèle de ce qui a été après le Covid (plan de relance). Il est basé sur une garantie du budget communautaire sur le même modèle que l'assistance macro-financière pour les pays tiers. Le montant avancé est un maximum. Il n'est pas sûr que chaque pays veuille y recourir, notamment les pays les plus endettés, par exemple la France.

...En contournant la démocratie

Le fait qu'il se fonde sur l'article 122 du Traité qui permet de prendre des mesures en cas de circonstances exceptionnelles, sans consultation du Parlement européen, pose un sacré problème démocratique. Surtout quand il s'agit d'emprunts, qui vont peser sur les finances publiques et les citoyens des pays concernés. L'analogie avec le Covid ne peut être invoquée. L'évènement avait été soudain. Or, dans le cas d'espèce, l'urgence remonte à... près de trois ans. La Commission, elle-même, avait appelé à un sursaut pour combler les lacunes existantes. Et les eurodéputés ont démontré, à plusieurs reprises qu'ils pouvaient, en cas de nécessité et d'urgence, adopter rapidement un instrument. Cela a, par exemple été le cas pour quasiment tous les paquets d'assistance macro-financière à l'Ukraine (lire : Feu vert pour la méga assistance financière pour l’Ukraine. À une ou deux réserves près) ou pour l'instrument d'urgence pour le réapprovisionnement en munitions ASAP (1).

La schizophrénie des États membres

L'appel à la Banque européenne d'investissement (BEI) de faire des prêts pour la défense est redondant. Cela fait bientôt dix ans que le Conseil européen répète, année après année (2016, 2017, 2021, 2023) la même rengaine, priant la banque d'évoluer et de changer sa position (lire : [Fiche-Mémo] Le financement de la défense par la BEI. Une longue histoire). La BEI a accepté d'entrouvrir la porte pour le dual (essentiellement la sécurité intérieure). Mais pas pour le reste. Or, la BEI a comme actionnaires... les États membres, ceux-là même qui lui demandent d'ouvrir ses prêts, de façon répétitive ! Et la Commission européenne n'a sur ce sujet pas grande marge de manœuvre.

Un rien d'improvisation

Un petit mensonge entre amis

Dire que cela va aider l'Ukraine est un peu exagéré. Ce plan mettra quelques mois avant d'entrer en vigueur et plusieurs autres avant de commencer à produire son effet. Là où les besoins de l'armée ukrainienne se comptent en semaines, voire en jours ! En particulier, si la suspension par Donald Trump de toute l'aide militaire, y compris le renseignement, et les matériels déjà en transit vers la plate-forme de Rzeszów en Pologne perdure. Expliquer que c'est une réaction à la décision de Donald Trump de suspendre l'aide militaire ne résiste pas à un examen chronologique des faits. Ce plan était attendu depuis plusieurs jours déjà... Voire plusieurs années.

Un gros retard à l'allumage

Ce laïus permet surtout de masquer deux éléments. L'absence ou la faiblesse de la condamnation européenne de la suspension de l'aide militaire américaine. Et encore bien davantage la lenteur de la prise de conscience européenne. Ce plan aurait dû être présenté dès 2022, après le sommet de Versailles (mars 2022), ou en mai 2022, quand la Commission a présenté une évaluation des lacunes en matière de défense européenne (lire : Les lacunes capacitaires révélées par la guerre), suivie d'une communication destinée à y remédier (lire : un plan européen pour l’industrie de la défense : 500 millions pour l’acquisition en commun et une centrale d’achats et les principales pistes de son plan Defend-EU). Pourtant ce n'était pas faute des États membres de l'avoir demandé (2). La faiblesse de la réponse se paie aujourd'hui. La Commission européenne et les Européens sont en retard d'une guerre !

Une erreur de jugement

Le problème de la défense européenne n'est pas financier aujourd'hui. C'est la volonté politique qui manque pour organiser, structurer, mettre en synergie tous les moyens, tous les efforts existants. Sans renoncer à la souveraineté. Et c'est possible. Comme le montrent la mise en place d'une surveillance aérienne commune entre les pays du Benelux ou les synergies trouvées entre les principaux moyens européens aviation de transport (cf. EATC).

Un rien d'improvisation

Au final, il reste une désagréable impression d'improvisation totale. Dans dix jours à peine, devait être présenté le Livre blanc de la défense, préparé par le commissaire Andrius Kubilius. Il se voit ainsi dépouillé de la plupart de ces mesures. Quant à l'initiative de la Haute représentante de l'UE, Kaja Kallas, pour renforcer et financer l'effort de soutien immédiat à l'Ukraine, elle est toujours à l'état de projet. Selon nos informations, elle aurait dû être présentée au Conseil européen. Sa mention figurait ainsi bien dans des crochets des conclusions. Avant d'être retiré, in extremis (lire [Avant-Première] À l'agenda du Conseil européen extraordinaire du 6 mars).

Une grosse absence : la préférence européenne

Ce plan n'évoque guère des questions pourtant essentielles. Notamment au niveau politico-industriel : faut-il établir une préférence européenne généralisée, pour éviter de dépendre demain de choix stratégiques et politiques faits par les Américains ? Un point qui fait débat entre États membres. Quid aussi de l'autonomie stratégique européenne (et donc de la relation avec l'Alliance atlantique) ? Autant de questions qui restent taboues.

Une totale absence de stratégie et d'idées nouvelles

Et surtout à quoi vont servir tous ces milliards d'euros ? Car de l'argent sans stratégie ne servira à rien. Comment organiser la défense européenne pour qu'elle soit, demain, plus efficace et dissuasive ? Comment favoriser les synergies entre États membres ? Quid du renforcement des structures politico-militaires européennes. Certes, ces questions ne peuvent pas être solutionnées par la Commission européenne. Mais quelques idées n'auraient pas été de trop. C'est notamment le rôle de la vice-présidente et Haute représentante, qui a totalement disparu de la circulation (3).

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. Présenté en mai 2023 par la Commission, il est en vigueur en juillet. Deux mois en tout et pour tout !
  2. Dans son point 11, les 27 chefs d'État ou de gouvernement invitaient « la Commission, en coordination avec l'agence européenne de défense, à présenter une analyse des déficits d'investissement dans la défense d'ici la mi-mai et à proposer toute initiative supplémentaire nécessaire pour renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne » ! La première partie a été faite (l'analyse, la seconde partie n'a pas été suffisante. L’instrument d’acquisition en commun pour la défense européenne (EDIRPA) n'étant doté que de 500 millions d'euros sur deux ans (soit 250 millions d'euros par an). Avant d'être raboté pour financer l'instrument de soutien à la production de munitions ASAP. Quant au nouveau programme européen industriel (EDIP), doté de 1,5 milliard d'euros sur deux ans, il a mis un an à être mis au point, et encore un an après, il n'est toujours pas adopté !
  3. Elle qui se vantait de ses bons rapports avec l'administration républicaine n'a pas été reçue par le Secrétaire d'État US, Mario Rubio, malgré sa demande. Et son plan qui devait être présenté au Conseil européen a été mis à l'écart... Pour l'instant.

Lire aussi :

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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