[Analyse] Le rapport Bruegel et son mécanisme de défense européen sont-ils intéressants ? Réponse : Non
(B2) Pour résoudre le manque de financement de la défense, les auteurs proposent de mettre en place un mécanisme européen de défense alliant capacités d'achat et discipline étatique. Idée séduisante avec un volet intéressant : créer un marché de la défense associant le Royaume-Uni. Mais de graves lacunes et un biais idéologique pro US parsèment ce document. Troublant...
- Ce rapport publié présente des postulats de départ erronés, en considérant que tout ce qui a été fait est soit un échec soit inexistant, que le marché peut tout résoudre, mais aussi en confondant capacités opérationnelles et industrielles, et surtout en multipliant les erreurs de fait et d'appréciation, peu dignes d'une étude scientifique de ce rang-là.
- Des erreurs telles qu'on peut se demander si l'objectif du rapport est de renforcer les efforts industriels européens... ou de les contrecarrer (1).
- Commandé par la présidence polonaise du Conseil de l'UE, ce rapport doit pourtant être présenté aux ministres de l'Économie et des Finances de l'UE, lors de leur réunion informelle à Varsovie, les 11 et 12 avril, afin d'introduire le débat sur les financements de défense.
Une idée alternative aux dispositifs existants
Un dispositif insuffisant au niveau de l'UE
Pour les auteurs (Armin Steinbach, Guntram Wolff et Jeromin Zettelmeyer), les mesures européennes qu'il s'agisse des fonds (FEDEF, ASAP, etc.), des prêts et modalités financières (Safe, Rearm Europe) ou des réglementations (marchés publics, etc.) sont « insuffisantes ». Ils préconisent pour « aller plus loin » deux options : renforcer l'agence européenne de défense ou mettre en place un mécanisme européen de défense (EDM). Cette seconde option a nettement la préférence des auteurs : elle est « préférable ».
Un mécanisme semblable au mécanisme européen de stabilité
Ce dispositif est calqué sur le mécanisme européen de stabilité — mis en place en 2012 après la crise financière pour consolider l'euro et aider les États membres en difficulté. Basé sur un traité intergouvernemental, il serait ouvert à tous les pays de l'Union européenne volontaires et aux proches alliés (Royaume-Uni, Norvège, Suisse). Il serait financé par des contributions ou des emprunts internationaux.
Acquisitions et discipline en commun
Ce mécanisme permettrait non seulement de faire des acquisitions en commun, en particulier sur des « facilitateurs stratégiques », principaux points de lacune européens, mais aussi de les « posséder », et de les utiliser en commun en facturant les frais « d'utilisation à ses membres ». Les achats seraient faits par préférence aux membres du "club" etc. Au surplus, l'adhésion à l'EDM entraînerait « l'interdiction des aides d'État et de préférences en matière d'approvisionnement qui avantageraient les entreprises nationales de défense au détriment des entreprises des autres membres de l'EDM ».
Une adhésion à la carte
L'objectif étant de créer un marché unique de l'industrie de la défense au niveau européen, Royaume-Uni inclus. Il faut « inclure sur un pied d'égalité les démocraties non membres de l'UE comme le Royaume-Uni », tout en accordant une « option de retrait aux pays de l'UE qui manquent d'appétit politique pour une plus grande intégration de la défense ou qui sont confrontés à des contraintes constitutionnelles nationales », plaident les auteurs.
Un projet mal construit
Sous un jargon savant, avec des chiffres pas vraiment sourcés, ce texte mêle des contre-vérités et des erreurs « de débutants », tant dans les postulats de départ, que dans les appréciations, voire même sur certains faits et chiffres qui sont tronqués. Ce qui est grave pour des chercheurs. Au point qu'on peut se demander non seulement comment a été rédigé ce rapport, mais quel en est le but réel : est-ce trouver des solutions aux problèmes existants ou contre-carrer ce qui existe.
Une vue biaisée
Le constat des insuffisances de la défense européenne posé, les auteurs ne cherchent pas vraiment où sont les points de blocage actuels, ce qui ressort de problèmes structurels ou conjoncturels, et ce qui peut être amélioré ou non, ils passent très vite à "leur" solution, ne présentant en fait qu'une option valable. L'objectif primaire de l'étude ne semble pas être une meilleure efficacité de la défense européenne, mais le moyen d'associer le Royaume-Uni aux projets européens, en considérant comme négligeables toutes les autres initiatives.
De singuliers oublis
L'étude de Bruegel ne prend pas en considération qu'existent déjà un certain nombre d'initiatives qui fonctionnent tant du côté de l'Union européenne que du côté de l'Alliance atlantique. Par exemple, pour l'aviation, il existe déjà l'EATC pour le transport tactique et stratégique (UE) ou la capacité de transport aérien stratégique de l'OTAN (contrat Salis avec des Antonov basés à Leipzig en Allemagne ou initiative SAC avec des C-17 basés à Papa en Hongrie).
En matière d'achats en commun, il y a eu aussi plusieurs tentatives, réussies ou non : achat en commun d'obus par les nordiques, de munitions guidées, de batteries Patriot, d'obus de 155 mm, que ce soit à l'OTAN ou à l'UE (lire : [Confidentiel] Achat de munitions en commun. Urgence, Court terme, Moyen terme. Des solutions s’échafaudent). Le rapport n'examine pas plus les autres outils telle la coopération structurée permanente (PESCO) qui permet une grande souplesse de fonctionnement, mais est aujourd'hui sous-utilisée (lire : [Décryptage] La PESCO continue son bonhomme de chemin. Avec des besoins d’adaptation).
Le rapport ne se livre pas non plus à l'examen de la non-réussite de la certains projets (battlegroups, centrale d'achat). Condition sine qua none à notre sens, avant de proposer de nouvelles initiatives. Sinon c'est le risque de retomber dans les mêmes impasses, avec la certitude d'un quasi-échec au bout.
Des erreurs de postulats
Première erreur : la défense n'est pas l'euro
Le propos des auteurs est de raisonner dans le domaine de la défense comme on le ferait pour l'euro. Logique puisque les auteurs, qui ne sont pas spécialistes de la défense, sont plus familiarisés avec le domaine de l'économie.
Or la défense n'est pas l'économie et encore moins la zone Euro. Il ne s'agit pas d'une monnaie unique partagée, dans une zone d'action bien définie, avec une discipline solide, ancrée dans plusieurs traités (Maastricht, Pacte budgétaire), et des autorités chargées d'y veiller (Commission, Banque centrale européenne, etc.), aboutissant au terme d'un processus lent, et compliqué, à un renoncement de souveraineté, au profit d'une souveraineté commune. La défense reste une politique de souveraineté nationale, issue de l'histoire, de la géographie, liée de façon intime, presque génétique, à la psychologie des États et de leur population.
Deuxième erreur : l'approche par le marché
La solution proposée repose sur une idée principale : réalisons l'unité européenne par le marché. Elle prend comme postulat que la défense est un marché concurrentiel. Un concept qui a été utilisé, avec un certain succès, sur des secteurs civils (transport aérien par exemple). Mais en matière de défense, cette approche est erronée. Elle a déjà été tentée en 2007-2009 par les autorités européennes. Elle n'a pas fonctionné. Car elle manquait d'incitations et était incomplète (cf. ci-dessous).
Troisième erreur : la défense par l'industrie
Le auteurs ne s'intéressent qu'à un point : l'industrie de défense. Or celle-ci n'est ni un objectif ni une fin en soi, mais uniquement un moyen. La défense a un seul objectif, politique et géopolitique : défendre un État face à des menaces réelles ou possibles. C'est une politique conduite au plus haut niveau de chaque État, ancrée dans une Constitution ou une doctrine, avec un outil principal, l'armée et son état-major, chargés de la conduire et de la mettre en œuvre, responsable (ou non) devant une assemblée élue. Or, les auteurs passent sous silence la politique, le droit, la stratégie et la tactique militaire, le contexte de menaces, ainsi que les opérations. Ce qui ne peut conduire qu'à des solutions irréalistes, reposant du sable.
Quatrième erreur : l'achat en commun est une solution
L'équipement d'une armée n'est qu'un élément de cette défense, aux côtés de l'élément principal qui est l'humain. Pour se doter d'équipements, il y a en outre plusieurs options : de l'achat "sur étagère" auprès d'un pays "ami", de matériels neufs ou d'occasion (le plus simple et créateur de liens de dépendances) à la mise en place d'une industrie nationale de défense (cher mais créateur d'emplois et plus rentable à terme).
Et, pour acheter, on peut le faire en solo (simple) ou en commun (compliqué), voire créer une entreprise commune (très compliqué). Bien souvent, les États préfèrent des solutions en solo, voire bilatérales (ou trilatérales) à des solutions multilatérales. L'achat en commun reste minoritaire. Il a même tendance à diminuer ces dernières années (avant 2024), selon l'agence européenne de défense.
Étudier les raisons de ces réticences serait nécessaire avant de proposer des solutions. Il serait aussi intéressant d'apprécier si les outils mis en place par l'Union européenne — EDIRPA et ASAP, puis prochainement EDIP — promouvant l'achat en commun, ont une efficacité ou pourraient être améliorés, plutôt que de les balayer d'un revers de plume.
Des erreurs d'appréciation
Des solutions irréalistes et irréalisables
Les solutions proposées par les auteurs telle l'interdiction des aides d'État au secteur de la défense sont irréalistes. Ces aides sont aujourd'hui autorisées, soit de facto tacitement, soit expressément par des décisions de la Commission européenne.
Le projet consiste tout simplement à réduire le poids de l'autorité européenne de concurrence, et contredit même les traités européens. Elle n'est donc pas praticable d'un point de vue juridique et s'exposerait à une censure des juges nationaux ou européens, et donc une interdiction politique.
Des confusions entre opérationnel et industriel
Les auteurs ont totalement oublié l'aspect opérationnel dans leur étude. Mais ils le mentionnent de temps à autre pour justifier leur raisonnement. Ils considèrent ainsi que les capacités militaires de l'Europe sont « fragmentées 'along national lines' » avec « quelques exceptions tels les battlegroups » !
Tout d'abord, mettre une capacité opérationnelle et politique, tel un battlegroup, au même rang qu'une capacité technologique ou d'équipement est hasardeux. Ensuite, et surtout, il y a une erreur d'appréciation. Le battlegroup repose uniquement sur des contributions nationales. Sa force et son engagement dépendent uniquement de décisions nationales. Cette capacité est donc bien « fragmentée », si on reprend la terminologie des auteurs, et se révèle un échec (malgré ce que sous-tend l'étude).
L'incapacité technologique européenne face aux USA ?
Les éléments cités épousent la thèse américaine que les Européens n'ont aucune technologie et capacité valable. « The US has provided Europe with ‘strategic enablers’ without which national European armies would be far less effective ». C'est exact en partie. Mais certains des exemples cités laissent perplexes. Notamment « les capacités C2 conjoints, les avions de combat de cinquième ou sixième génération, (...) le transport aérien stratégique et logistique maritime, (...) la dissuasion nucléaire ».
Or, il existe bien des capacités nationales de commandement et de contrôle. Leur utilisation conjointe n'est pas une question de capacité mais de volonté politique et de déploiement de personnels. Et si son dimensionnement reste insuffisant, il existe même une telle capacité au niveau de l'UE (avec un commandement civilo-militaire).
Il existe aussi de nombreuses autres briques technologiques. Les avions Rafale et Typhoon peuvent être considérés de cinquième génération, du moins sont aussi performants que le F-35 dit de cinquième génération (un concept très US). Et, sauf erreur de ma part, les avions de sixième génération ne sont pas encore là, les Européens ayant deux programmes engagés sur le sujet (SCAF et Tempest). Pour le transport stratégique, l'A400M est un excellent avion et le seul dans son segment. Et pour le transport plus lourd, les Européens bénéficient des capacités mises en commun au niveau de l'OTAN (avions C-17 et Antonov An124-100, cf. ci-dessus).
Enfin, il existe une assez forte logistique maritime comme une dissuasion nucléaire autonome (la française). La question n'est donc pas tant une défaillance technologique que l'utilisation en commun (qui rejaillit souvent d'interdictions politiques) ou le fait que certains pays préfèrent choisir une solution américaine plutôt qu'européenne. Un point bizarrement passé sous silence par Bruegel.
Un nouveau traité difficile à mettre en place
Les auteurs préconisent un nouveau traité multinational. Un sujet très hasardeux. Chacun le sait au niveau européen, la voie d'un nouveau traité, quel qu'il soit, est risquée. Sa rédaction demande du temps (plusieurs années) et sa ratification également. Avec le risque d'un vote négatif (soit par les parlements nationaux, soit par les populations) très élevé. Surtout sur un sujet sensible comme la défense.
Ensuite, il y a une difficulté institutionnelle et juridique. Ce texte va se superposer aux traités de l'UE et de l'Alliance atlantique. Avec parfois des empiètements de compétence qu'il va falloir éclaircir. Les relations entre UE et Royaume-Uni d'un côté, UE et OTAN de l'autre, sont déjà assez complexes, sans vouloir rajouter une troisième institution. Les auteurs semblent oublier que s'ils veulent associer l'Union européenne à ce mécanisme, il faudra l'accord des 27, même s'ils n'y participent. Ce qui est plus qu'hasardeux. En pratique, des solutions, pragmatiques et plus simples, existent pour associer le Royaume-Uni aux projets européens de défense.
Enfin, en termes géopolitiques, ce n'est peut-être pas le moment d'affaiblir ni l'OTAN ni l'Union européenne, de donner du grain à moudre à un Donald Trump incertain et à un Vladimir Poutine agressif ; tous les deux ayant un singulier mépris pour les Européens.
(Nicolas Gros-Verheyde)
Des erreurs grossières : l'exemple ukrainien
Parmi les arguments des auteurs : la « fragmentation évidente dans le soutien donné à l'Ukraine (...) les USA ont donné 1 type de tank et 2 types d'obusiers » tandis que « les Européens en ont donné respectivement 7 et 9 différents ».
Il y a tout d'abord deux erreurs factuelles. Les USA ont en fait livré (au moins) deux types de tanks : des Abrams et des T-72B). Il suffit de se référer à la liste fournie par le secrétaire à la défense. Et parmi les howitzers livrés par les Européens, il y avait aussi des modèles US : M101, M109 notamment fournis par la Lettonie, l'Italie, etc.
Mais il y a surtout une "légère" erreur d'appréciation. Pour les livraisons à l'Ukraine, les auteurs oublient la réalité de la guerre : c'est l'opérationnel et la nécessité qui ont dicté la politique. En pratique, face à l'urgence des besoins de l'Ukraine, les Européens ont vidé leurs stocks de tout ce qu'ils avaient, même du matériel ancien, et en particulier du matériel d'origine soviétique. Une demande expresse des Ukrainiens car ce matériel était opérationnel tout de suite pour ses militaires qui le maniaient déjà. Or ces équipements étaient en nombre en Europe (notamment de l'Est) et très peu aux USA. Ensuite les Européens ont livré du matériel made in US (par exemple, des Patriots, sans compter les obusiers (cf. ci-dessus).
Les questions qui se posaient alors n'étaient pas vraiment économiques mais opérationnelles : la possibilité pour les Ukrainiens de manier les équipements, leur niveau de protection, de mobilité, leur capacité de tirs... Les notions de maintenance tout au long du cycle de vie ou de sécurité, qui sont des données très importantes sur un équipement standardisé européen, ont une importance plus relative durant la guerre en Ukraine. La plupart des matériels livrés ont d'ailleurs eu une durée de vie limitée sur le champ de bataille.
Tirer de la fragmentation des livraisons à un État extérieur à l'UE des conclusions sur la fragmentation des équipements intérieur à l'UE est déjà hasardeux. Ne pas tenir compte des différences fondamentales existant entre temps de paix et temps de guerre est absurde. Les règles, les modes d'actions, la doctrine diffèrent considérablement.
Documents : le rapport Bruegel
- La photo de couverture est symbolique de cette approche US friendly : un hélicoptère Boeing AH-64 Apache et des militaires américains, appartenant à la 12e brigade d'aviation de combat de l'US Army lors de l'exercice Allied Spirit en Allemagne en mars 2025 (selon nos informations).
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