EspaceOpérations

[Reportage] Au coeur de l’analyse des images satellites. 24 heures dans la salle d’opérations du SatCen

(B2 — exclusif) Disséquer des images satellites de points clés du globe. C'est la mission, délicate, du centre satellitaire de l'UE, basé à Torrejon, en Espagne. Un endroit hautement stratégique, et sécurisé, à la mesure de son importance. Lieu auquel a pu accéder B2. Reportage.

Quand le Haut représentant de l'UE vient devant les ministres des Affaires étrangères, comme cela sera le cas lundi (18 juillet), pour résumer la situation sur le terrain de la guerre russe en Ukraine, son analyse sera en partie issue des images et du renseignement fournies par le SatCen.

Au cœur de l'analyse des images : stratégique pour les Européens

L'Operations room

Pour passer les portes de verre qui nous séparent de la salle des opérations, l'Operations Room, une accréditation de sécurité spéciale est nécessaire. Abandonner tous les appareils électroniques à l’entrée — comme dans n'importe quel lieu sécurisé — n’est pas une précaution suffisante pour pénétrer dans le centre nerveux du SatCen. Dans cette salle à l’aspect clinique, hommes et femmes semblent tous très concentrés. Derrière leurs ordinateurs, un seul objectif : analyser les images provenant des satellites. Elles ne diront rien au néophyte. Pourtant, elles recèlent nombre d'informations. 

Faire parler les images des satellites

Un analyste chevronné arrive ainsi à identifier des déplacements de personnel, le nombre de militaires sur place, la taille d'un avion ou la direction dans laquelle il va voler. Il peut aussi dire si quelqu’un essaie de dissimuler une activité ou, au contraire, la met en évidence, se félicite-t-on à Torrejon. Bref, il arrive à « faire parler » les images. Mais il doit aussi se méfier de l'impression première. Parfois un équipement ou une base militaire, montrée de manière ostentatoire, est une "fausse information". Un moyen de mettre la pression ou de brouiller les pistes de l'adversaire, d'avertir aussi lors de négociations en cours, par exemple sur l'accord sur le nucléaire iranien.

De l'ancien militaire au géologue

70 personnes sont consacrées à ce travail au sein du Centre satellitaire. La moitié du personnel. Ce sont des civils, mais nombre d'entre eux ont un background militaire et bien souvent d'autres compétences : en géographie, en géomatique, ou en géologie par exemple. Un bagage très utile. Un géologue saura notamment identifier les terres exploitables aux productions agricoles au Tigré en Éthiopie menacé par la famine, explique un bon connaisseur des dossiers du SatCen.

La stabilité des sols au barrage de Mossoul

L'utilisation des compétences géologiques de certains analystes a permis aussi de dresser un état des lieux clairs du barrage de Mossoul en Iraq. Construit sur un terrain de matériaux qui se dissout, avec la forte accumulation d’eau, le barrage s’affaisse. Avec de bonnes images, un analyste sera capable de mesurer cet affaissement au millimètre près, et de relier l’effet au sédiment, rapporte un proche du dossier.

Avoir une analyse économique des catastrophes

Toute l'analyse faite derrière ces ordinateurs reste technique, voire tactique pour les missions et opérations de l’UE. Ces activités contribuent à la planification politique (political planning) et la préparation (preparedness). C’est d’un intérêt majeur pour la géopolitique. Pas uniquement dans le cadre militaire, mais aussi pour des raisons humanitaires ou économiques. Ces images peuvent servir à évaluer les conséquences d'une catastrophe. Ce qui a été fait lorsque le port de Beyrouth a été victime d’une explosion en 2020, ou quand le porte-conteneur Ever Given a bloqué le Canal de Suez pendant sept jours en mars 2021.

Planifier des évacuations

Les images servent aussi à la planification tactique de missions ou d'opérations d'évacuations de citoyens ou de personnel de l'UE. Localiser les zones d’intérêts qui risquent d’être prises pour cibles en premier (les centrales d’électricité, les usines…) comme les opportunités de transport ou les voies de déplacement, permettent de bien préparer les plans d'évacuations en contournant les premières et en empruntant les secondes. Cela a été très utile pour préparer l'évacuation du personnel européen d'Ukraine (lire : EUAM Ukraine. L’histoire d’une évacuation d’un pays en guerre).

Exemple d'analyse cartographique pour organiser les plans d'évacuations de Kabul à l'été 2021

Jusqu'aux images les plus sensibles politiquement

Les informations les plus sensibles politiquement seront d'intérêt majeur pour le Haut représentant directement. Par exemple dans le cadre des négociations sur le nucléaire iranien, une bonne image, bien analysée, permettra ainsi de suivre le l'avancée du programme nucléaire iranien et établir des échéances. Très utile dans le cadre des négociations sur le nucléaire iranien (JCPOA) pour vérifier la véracité des dires de Téhéran.

Le Z russe suivi à la trace en Ukraine

Il devrait donc tout à fait être possible de repérer, sur des images, des troupes qui s’accumulent à la frontière avec l’Ukraine, des véhicules marqués du fameux Z (permettant de distinguer les Russes des Ukrainiens) comme la présence d'hôpitaux de campagne avant l'offensive du 24 février, comme après, selon les informations arrivées jusque B2. Là s'arrêterait cependant la limite de l'exercice.

La limite de l'exercice

L'analyste « décrit ce qu’il voit, mais ne fait pas d’interprétation ». Par exemple, ce ne sera pas jamais son rôle de faire remarquer que l’exercice Zapad russe est déjà terminé à telle date ou qu'un tel nombre d'hôpitaux de campagne n'est pas un besoin en cas d’exercice. Ceci sera le rôle d'autres analystes, du renseignement militaire ou sécuritaire, des différents état-majors, voire des politiques, etc, qui suit.

Pas de soutien aux bombardements 

Le travail du Centre satellitaire n'est pas non plus d'apporter un « soutien tactique » (tactical support) aux opérations en cours. Il ne fait pas ainsi de « ciblage » précis d'équipements à atteindre. L'analyste identifiera certes les routes praticables, les aires de dégagement pour poser un hélicoptère. Mais il ne peut pas dire « où bombarder » résume crûment notre guide. Une question de limite de compétences, mais aussi très pratique, car ils ne peuvent pas donner des informations nécessaires à l'instant exact de l'attaque.

Des clients très politiques

Le Centre a été créé par les États membres, pour leurs propres besoins. Mais il fournit aussi des images à des pays tiers ou à d'autres organisations.

Les 27 à la direction

Ici, ce sont les États membres qui dirigent. Ils « run the show », selon l'expression anglaise usitée au SatCen. Le Centre est, en effet, une agence intergouvernementale, présidée par le Haut représentant (Josep Borrell). Ce sont les États membres qui composent le Conseil d'administration qui décident souverainement de son fonctionnement comme des priorités. Ils sont, avec le SEAE, les « clients » principaux du centre (cf. encadré) et les destinataires de tous les rapports (2).

Un soutien à des tiers

Le SatCen peut ainsi travailler pour des organisations internationales extérieures comme l’ONU, le CICR (Comité international de la Croix-Rouge) ou l'OIAC (Organisation pour l'interdiction des armes chimiques) avec qui un accord de coopération a été signé. Voire à un pays tiers, mais à une condition : il faut un accord des 27. Cela passe en général par un accord au sein du comité politique et de sécurité (COPS) entre les ambassadeurs des 27. Une telle décision monte rarement au niveau du Conseil des ministres.

Mais aussi à l'Ukraine

C’est ainsi que le SatCen apporte depuis mars un soutien à l’Ukraine en matière de renseignement, sur l’analyse situationnelle et l’imagerie satellite. Une demande expresse faite par le ministère ukrainien de la Défense. Après l’attaque russe du 24 février, Kiev a demandé un « soutien » en termes de « renseignement géo-spatial » (lire : Les ministres de la défense de l’UE mobilisent les instruments de défense européens). Suite à l'accord des 27 ambassadeurs du COPS, le SatCen fournit ainsi des analyses d'image et de l'information aux Ukrainiens. Ce qui, selon la compréhension de B2, devrait leur permettre d'identifier les troupes russes. Ces images satellites « aident à mieux comprendre la situation sur les fronts de combat et en particulier maintenant en Ukraine », explique Josep Borrell (3). « Nous voyons très clairement la façon dont des villes entières ont été détruites. Non seulement un ordre mondial fondé sur des règles est détruit, mais les infrastructures civiles, y compris les entrepôts de céréales, sont détruites. »

Important pour la justice internationale

Ces éléments permettent aussi de voir « les cadavres le long des rues, de savoir depuis quand ils sont là » détaille le Haut représentant. Des informations importantes « pour savoir qui pourrait être responsable de ces décès. Et c'est pourquoi ces images satellites seront d'une importance énorme dans les enquêtes sur les crimes de guerre et dans les violations des principes du droit international ».

(Aurélie Pugnet, à Torrejón de Ardoz)

  1. D'un point de vue formel, si c'est le Haut représentant qui soumet la demande, bien souvent en pratique, c'est les analystes du renseignement du service diplomatique européen, les opérations et missions, et les États membres qui font appel au Centre. Et toutes les demandes pour l’UE passent politiquement par le Haut représentant.
  2. Chaque rapport sorti du SatCen est envoyé à tous les États membres comme à l’UE. De telle sorte que chacun ait le même niveau d’information. Un État (ou l'UE) peut même demander à être alerté en cas de découverte d’une activité particulière, sous forme d'un « si vous voyez X ou Y, appelez-moi ! ».
  3. Précisions apportées lors de la visite du SatCen par Josep Borrell, le 4 juillet, dix jours après notre reportage.

Qui utilise le SatCen

Les utilisateurs finaux sont le SEAE (29%), Frontex (16%), les États membres (13%), les missions et opérations de l'UE (12%), la Commission européenne ou les organisations internationales partenaires comme l’OPCW (l'organisation pour l'interdiction des armes chimiques), grâce à un accord de coopération.


Lire aussi : Le SatCen sera plus impliqué dans la défense européenne à l’avenir

Documents :

  • la décision fixant le statut et fonctionnement du SatCen (version 2016 consolidée)
  • les remarques de Josep Borrell lors de sa visite le 4 juillet à Torrejon
  • le rapport annuel de 2021

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.