Le lieutenant général Michiel van der Laan
Défense UE StratégieDiplomatie UE

[Entretien] Il serait préférable d’engager la génération de forces avant toute décision de lancement d’une opération (Michiel van der Laan)

(B2) Le directeur général de l'état-major de l'Union européenne (EUMS) plaide en faveur d'un réengagement de l'Union européenne en Afrique. Et une génération de forces engagée en amont de la décision de lancement de toute opération militaire. Afin que les États membres sachent à quoi ils s'engagent dans la durée.

Le lieutenant général Michiel van der Laan est directeur général de l'état-major de l'Union européenne (EUMS) depuis juin 2023. Diplômé de l'académie royale militaire de Breda (Pays-Bas), en 1987, il est déployé entre octobre 2002 et août 2005 au sein de la SFOR en Bosnie-Herzégovine, puis dans le sud de l'Afghanistan dans le cadre de l'opération ISAF de l'OTAN, en 2009. Il commande le quartier général du corps germano-néerlandais de l'OTAN, à Münster (Allemagne), entre 2016 et 2019, avant d'être nommé représentant militaire des Pays-Bas auprès de l'OTAN et de l'UE.

L'Ukraine et la menace russe 

L'Union européenne doit faire face à de nombreux défis. Comment évaluez-vous les menaces auxquelles elle est confrontée ?

— La première chose est la menace venant de l'est, avec la guerre d'agression conduite par la Russie en Ukraine. C'est la menace la plus critique [...] même si elle ne doit pas nous faire oublier les autres risques et menaces qui pèsent sur nos voies de communication maritimes, nos approvisionnements en Afrique, la stabilité dans notre voisinage [...] ou encore la menace potentielle provenant de la Chine.

Face à la guerre d'Ukraine, l'Union s'est dotée de la mission EUMAM...

— EUMAM est la première grande mission sur le sol européen, avec deux structures de commandement, en Pologne et en Allemagne, ainsi que des formations organisés dans ces deux pays et dans différents autres États membres. 24 des 27 États membres de l'Union européenne y contribuent et nous avons déjà entraîné quelques 74.000 militaires ukrainiens [...]. En même temps, nous assurons la fourniture d'équipements et de munitions via la facilité européenne pour la paix. Et bien sûr, nous avons commencé à penser à l'avenir. Parce que, évidemment, dans les prochaines semaines, les prochains mois, les prochaines années — personne ne sait quand — il y aura un cessez-le-feu ou un accord de paix. D'ici-là, nous devons soutenir l'Ukraine le mieux que nous pouvons pour nous assurer qu'elle soit dans la meilleure position pour les négociations.

En novembre dernier, lors de la révision du mandat de la mission, il a été question d'une meilleure adaptation aux besoins ukrainiens. Où en est-on ?

— Beaucoup a été fait. [...] Nous ne conduisons que des formations qui sont demandées par les Ukrainiens. Nous adaptons continuellement le nombre, le contenu et la qualité des modules d'entraînement que nous proposons, en prenant en compte les demandes ukrainiennes. [...] Maintenant, il nous faut aussi tenir compte de ce qui va évoluer avec un cessez-le-feu. Nous observons des demandes moindres parce qu'ils veulent conduire les entraînements sur leur territoire. C'est déjà le cas pour l'entraînement de base des nouvelles recrues.

Une demande de réaliser les entraînements en Ukraine était déjà sur la table l'an dernier, soutenue par le Haut représentant, mais finalement rejetée par les États membres. Cela peut-il changer ?

— En principe, il faut être deux pour danser le tango. Dans l'Union, il faut être 27... pour changer le mandat d'une mission. Une large majorité soutenait cette modification, mais une courte minorité n'en voulait pas. Cela ne nous empêche cependant pas, dans les limites du mandat, d'apporter d'autres améliorations dans le fonctionnement de la mission, notamment en ce qui concerne les consultations quotidiennes avec nos collègues ukrainiens ou encore l'établissement d'un pilier de conseil à Kiev. À l'avenir, la situation pourrait être amenée à changer dans le contexte d'un éventuel cessez-le-feu.

Mais pour l'heure, on observe une diminution du nombre de militaires ukrainiens envoyés dans les formations d'EUMAM...

— Je vois que nous avons moins de demandes, mais il y a des raisons pour cela. Comme je l'ai déjà dit, les Ukrainiens veulent conduire les entraînements sur leur propre sol. Et le temps consacré aux déplacements [vers divers lieux d'entraînement sur le continent] est aussi du temps qui peut être consacré aux entraînements ou au combat sur le front. Il faut aussi tenir compte des combats acharnés qui se déroulent sur le front depuis des mois, ce qui signifie qu'ils ne peuvent pas envoyer hors de la ligne de front autant de personnels qu'ils ont pu le faire [à d'autres moments].

Parfois, on lit dans la presse qu'il y a des difficultés de recrutement, mais l'état-major général ukrainien nous dit qu'ils ont les soldats dont ils ont besoin. [...] Nous n'intervenons pas dans la planification opérationnelle, donc nous ne savons pas quels sont les besoins réels ni comment ils sont rencontrés.

Les opérations maritimes

Vous avez aussi évoqué les voies maritimes...

— Pour l'Europe, la seconde menace est celle qui pèse sur les voies maritimes, dont nous sommes très dépendants [...] bien davantage que les États-Unis. Et c'est pourquoi nous sommes déjà activement impliqués dans la région de la mer Rouge avec notre opération Aspides, en soutien aux navires commerciaux et pour prévenir les attaques des houthis.

Mais avec insuffisamment de moyens, non ?

— Il n'y en a pas suffisamment. Il y a juste de quoi réaliser les tâches les plus exigeantes du mandat, mais nous pourrions faire bien plus avec davantage de moyens. C'est une des questions que nous devons régler pour passer des souhaits politiques à une véritable volonté politique. Ce qu'il faudrait c'est faire précéder toute décision politique de lancement d'une opération d'une analyse concrète des besoins au lieu de démarrer la génération de forces après la décision politique de lancement. Parce qu'il n'y a aucune obligation pour les États membres, à l'exception d'une obligation morale, d'y contribuer. Et du coup, vous pouvez accepter de lancer une opération sans fournir de moyens. [...] Et il ne s'agit pas juste d'avoir des moyens et des personnels pour une courte période, mais dans la durée du mandat.

Est-ce faisable ? Est-ce que cela n'entraînerait pas des retards supplémentaires dans la prise de décision ?

— Je préférerais une décision informée, qui prend un peu plus de temps, mais au terme duquel nous serions capables d'agir, plutôt qu'une décision plus rapide, mais au terme de laquelle nous devons chercher des avions, des navires ou des troupes pendant des années. Dans le système national, aucune décision n'est prise sans identification préalable des besoins et la même chose devrait s'appliquer au niveau de l'Union : ne pas prendre une décision lorsqu'on n'est pas certain de pouvoir la mettre en œuvre.

La perte d'influence en Afrique

Et en Afrique ?

— En Afrique, nous sommes actifs, moins que par le passé. Mais je pense que c'est important de rester impliqués parce que l'Afrique est importante pour nous. En particulier de deux points de vue à mon sens : l'accès aux matières premières [...] et la prévention des migrations de masse. Les migrations ne sont pas une mauvaise chose et nous en avons besoin en termes de main d'œuvre, mais une immigration sans contrôle signifie aussi importer du terrorisme et des activités criminelles et nous ne pouvons pas empêcher cela en construisant des murs, mais en développant des capacités en Afrique.

Plus concrètement, quels sont les besoins et les résultats de ces missions ?

— Je pense qu'en Somalie, nous sommes en bonne voie. Actuellement, nous avons une équipe mobile de formation à Mogadiscio, pour l'encadrement des formateurs, notamment dans la gestion d'un champ de tir ou d'un stock de munitions. Dans notre nouvelle approche, il y a un noyau permanent qui peut être renforcé selon les besoins, ici par le déploiement d'une équipe de formateurs hongrois. Notre coopération sur place avec les autres acteurs est bonne. Cela vaut pour d'autres intervenants internationaux, comme la Turquie, qui est présente sur place, qu'ils soient militaires ou civils, y compris notre propre mission EUCAP.

Au Mozambique, après une période de tensions liées aux élections l'an dernier, durant laquelle il y eu moins de demandes venant des autorités, [...] depuis le mois dernier nous sommes revenus au même tempo, avec la même intensité, pour les aider à mettre en place l'entraînement de leurs forces de réaction rapide et à développer la planification de leurs opérations.

En République centrafricaine, où nous entraînons les sous-officiers, le commandement demande aussi le déploiement d'équipes mobiles pour assurer des formations spécialisées de quelques semaines dans le cadre d'une formation d'une durée globale d'un an.

Et comment voyez vous l'évolution de ces missions à l'avenir ?

— Il y a des discussions sur la manière pour l'UE de faire évoluer les missions PSDC pour devenir un fournisseur de sécurité adulte, capable de réaliser des opérations exécutives. Mais, à ce stade, ce que j'observe en Afrique c'est une phase de réduction. Nous avions cinq missions, il n'en reste que trois. Il y a eu le lancement de l'initiative dans le golfe de Guinée, mais elle reste limitée. Au Sahel, la présence militaire a été réduite à zéro, mais il reste heureusement quelques missions civiles, parce que le Sahel est très important. Lorsque nous aurons la possibilité de nous réengager, sur la base d'une vision politique et d'un accord politique évidemment, je pense qu'il faudra le faire immédiatement.

Il y a une forte implication de la Russie, au travers du groupe Wagner, désormais Africa Corps, mais aussi de la Chine. Comment cela affecte-t-il les missions européennes ?

— Cela a eu un impact. Par exemple au Mali où notre mission EUTM a pris fin en mai 2024. Nous étions limités dans notre capacité d'entraînement parce que les États membres voulaient éviter que des soldats entraînés par l'UE soient employés aux côtés de soldats formés par Wagner.

J'espère que l'on parviendra de plus en plus à comprendre que si nous voulons protéger nos propres intérêts, nous devons accélérer plutôt que ralentir. Je pense que c'est important pour l'Union d'être présente en Afrique, pas seulement avec des militaires mais aussi avec tous les moyens civils. Parce que si nous ne repoussons pas les autres acteurs, nous perdrons notre empreinte et notre capacité d'influencer ce qui est nécessaire pour notre propre sécurité. [...]

En cas de résistance, vous avez deux options : se retirer ou repousser [l'adversaire]. Et d'un point de vue militaire c'est généralement la seconde option qui doit être préférée. La décision appartient aux dirigeants politiques, mais nous devons comprendre que tout n'est pas noir ou blanc, selon nos propres normes. Si nous continuons à fonctionner dans cette logique, nous perdrons toujours davantage de terrain en Afrique. Je ne suis pas en train de dire que nous ne devrions pas appliquer nos propres normes. Mais dans le même temps, on ne peut pas comparer les normes à Bruxelles avec celles applicables à Mogadiscio. Le faire continuellement condamne à perdre du terrain. Et mettre en danger ses propres intérêts. [...] Et c'est aussi le cas parce que d'autres acteurs fournissent ce qu'on leur demande.

Lorsque nous avons fermé la mission au Mali, le 17 mai de l'an dernier, j'ai pu m'entretenir avec le chef de la défense malienne et son message était très clair : merci pour tout ce que vous avez fait, sauf ces deux dernières années où vous n'avez pas fourni ce dont nous avions besoin, parce que nous avons besoin d'armes, de munitions et d'entraînement [...]. Il nous faut comprendre que nous ne pouvons pas nous contenter de fournir de l'entrainement dans une perspective de cinq à dix ans. C'est important de le faire, mais en même temps il est important de répondre aux besoins urgents de ces nations. Et si vous ne le faites pas, d'autres acteurs le feront. Et c'est ce que nous avons vu pas seulement au Mali, mais au Niger et ailleurs en Afrique.

Les Balkans

Il y a aussi la stabilité de notre voisinage...

— Avec les Balkans occidentaux, qui sont notre arrière-cour et où il existe aussi des menaces, essentiellement hybrides.

Et une détérioration de la situation en Bosnie, qui a conduit à renforcer Althea...

— C'est une détérioration politique et non une détérioration de la situation de sécurité, avec un risque que des personnes reprennent les armes. Parce qu'il y a moins d'armes en circulation qu'il y a une dizaine d'années. Sur place, la plupart des gens ne souhaitent pas un nouveau conflit. Mais bien sûr le commandant d'opération fait sa propre évaluation de la situation. [...] Et il a décidé de faire appel à la réserve pour renforcer l'opération [...] avec entre 200 et 500 personnels supplémentaires. C'est aussi un message important aux différents acteurs que nous sommes attentifs à ce qui se passe et capables de réagir.

Au total, cela fait combien de missions et opérations militaires ?

— Nous avons actuellement cinq missions : une en Europe, EUMAM Ukraine, trois missions de formation ou d'encadrement et de conseil en Somalie, au Mozambique et en République centrafricaine et notre initiative de sécurité et défense dans le golfe de Guinée, qui soutient, avec une petite empreinte [très faible présence sur place : NDLR], le développement des capacités au Bénin, au Ghana, en Côte d'Ivoire et au Togo.

Et quatre opérations, avec Althea en Bosnie-Herzégovine et nos trois opérations navales : Atalanta, au large de la Somalie, Aspides, en mer Rouge et Irini, en Méditerranée.

La capacité de déploiement rapide

Au début de l'année, vous avez déclaré la pleine capacité opérationnelle (FOC) de la capacité de déploiement rapide de l'UE (EU-RDC). Mais avec des limitations. Cela signifie quoi ?

— C'est ce que fait l'OTAN depuis 75 ans. C'est une procédure normale qui signifie que dans le temps et l'espace, il peut y avoir des limites. Parce qu'il manque certaines capacités à un moment donné ou qu'il manque une contribution nationale. [...]

Et certaines de ces lacunes ont-elles pu être comblées ou vont-elles l'être prochainement ?

— Oui, certainement. Mais je ne peux pas exclure que dans un an, nous n'aurons pas d'autres limitations. Mais la bonne nouvelle c'est que dans la plupart des cas nous pouvons nous déployer immédiatement, sans problème. Dans certains cas, nous devons prendre des mesures additionnelles. Mais cela ne m'inquiète pas.

Cette nouvelle capacité va-t-elle servir à quelque chose ? Ou va-t-elle rejoindre les groupements tactiques (EUBGs) dans la vitrine ?

— Vous payez une assurance incendie. Avez-vous eu un incendie ? Non, mais vous payez quand même pour le cas où. Nous avons une capacité de déploiement rapide pour le cas où. Si nous ne l'utilisons pas dans les dix prochaines années, cela ne me pose pas de problème. Parce qu'il appartient aux politiciens de décider s'il faut la déployer. Ils ont le choix : la déployer ou ne pas la déployer. Si vous n'avez pas de RDC, vous n'avez rien à déployer. La comparaison avec les groupements tactiques n'est pas juste. L'OTAN n'a jamais déployé la Nato Response Force [la force de réaction rapide de l'OTAN : NDLR]. Les politiques ont souhaité avoir cette capacité parce que nous n'étions pas en mesure, par exemple, d'évacuer des personnes d'Afghanistan ou du Soudan. Il y a eu un large soutien à vingt-sept pour la constitution de cet instrument et pour qu'il soit prêt à l'emploi. Ensuite son utilisation relève d'une décision politique. Et si nous ne l'utilisons jamais, ce sera très bien. Comme pour une assurance incendie.

(Olivier Jehin)

Entretien réalisé en face-à-face, le 8 avril 2025, en anglais.

Lire aussi :

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.