Un arrêt de principe qui sème le trouble : la High Court de Mombasa libère 9 pirates
(BRUXELLES2, analyse) Mauvaise nouvelle pour tous ceux qui luttent contre la piraterie. Et un "beau" cas d'école pour Jack Lang, chargé par le secrétaire général de l'ONU de proposer des solutions juridiques originales pour faire face à la piraterie. Le tribunal(High Court) de Mombasa au Kenya (1) a, ce mardi 9 novembre, rejeté toutes les accusations de piraterie contre 9 présumés pirates arrêtés par la marine allemande en mars 2009.

Le 3 mars 2009, en effet, une frégate allemande, qui fait partie de la mission européenne anti-piraterie (EUNAVFOR Atalanta), le Rheinland-Pfalz, appréhende 9 pirates, en quasi-flagrant délit, avec l'aide de la marine américaine. Ils venaient de tenter de s'emparer d'un cargo, le MV Courier, enregistré à Brême pour le compte d'un armateur allemand mais battant pavillon d'Antigua et Barbuda (1). Les militaires ont découvert à bord des skiffs un petit attirail : 3 fusils AK 47, 1 fusil SAR 80, un pistolet, un lance-roquette RPG-7. Pas spécialement le genre d'outils pour aller pêcher...
Le juge de la Haute Cour de Mombasa (Mohammed Ibrahim) a cependant estimé, dans un arrêt qu'on peut estimer de principe (2), que le Kenya n'a pas de capacité juridictionnelle d'intervenir dans des infractions commises hors de ses eaux territoriales et qu'aucune cour n'a de compétence en la matière. Ce faisant, il a prononcé la libération immédiate des neuf suspects, clôturant ainsi de façon définitive cette affaire, selon la presse kenyane qui donne un large écho à cet arrêt. Le jugement demande également au gouvernement, notamment au ministère de l'Immigration de faciliter leur libération en toute sécurité et le retour dans leurs pays respectifs d'origine...(3) A défaut il demande au Haut Commissariat aux réfugiés (UNHCR) de les prendre sous sa protection, en les considérant comme personnes déplacées qui requièrent sa protection et de les assister pour le retour.
Première analyse : Un arrêt de principe qui oblige à une réaction plus appropriée
On peut immédiatement (à chaud) faire plusieurs séries de remarques
Une affaire symbolique à plus d'un titre
Cette affaire est symbolique à plus d'un titre. Tout d'abord, en Allemagne, elle a constitué un cas de conscience. C'est la première fois en effet que des troupes navales allemandes procédaient à l'arrestation de personnes hors de leur territoire dans l'histoire de la marine depuis la fin de la 2e guerre mondiale. Elle a d'ailleurs failli être jugée en Allemagne. Le parquet de Hambourg avait ouvert dès le début une enquête qu'il a clôturé très vite (le gouvernement réuni au plus haut niveau avait préféré éviter un procès en Allemagne et remettre les suspects au Kenya). Ce qui n'a pas empêché un des Somaliens de porter plainte devant un tribunal allemand pour "mauvais traitements" et les conditions inhumaines des prisons kenyanes, tandis qu'un autre demandait la prise en charge des frais de justice. Enfin, au Kenya, elle a été suivie avec particulièrement d'attention. L'avocat des suspects, Jared Magolo, a plaidé dans plusieurs affaires (4) dont celle du Spessart, et est devenu ainsi un spécialiste de la piraterie, en usant de toutes les possibilités procédurales, plaidant à la fois sur le fond (innocence des suspects, manque de preuves...) que la forme (non compétence des juridictions kenyanes). Il voit ainsi ses "efforts" récompensés.
Un arrêt discutable
Sans vouloir entrer des discussions sur un droit kenyan (il semble y avoir des divergences d'appréciation du droit entre les différents juges (5)), il me semble cependant contraire tant au texte qu'à l'esprit de la convention de Montego Bay sur le droit de la mer qui prévoit une "compétence universelle" pour les faits de piraterie, quels que soient le lieu de l'infraction. Ceci étant dit, ainsi que je le précisais, dès le début de l'opération EUNAVFOR Atalanta, la question de lutte contre la piraterie est avant tout une affaire de police et de justice, et donc un "défi juridique" avant tout (6). En arrêtant les pirates sur mer, on ne fait qu'écoper un bateau qui fuit de tout coté, la vraie bataille se mène à terre, devant les juridictions.

Mais une défaite juridique
Oui tout de même ! C'est une défaite juridique de conséquence. Car cette relaxe n'est pas liée, comme dans certaines affaires, à des manques de preuve, des erreurs de fait ou de droit, ou des vices de procédure. Nous sommes là face à une question de principe : la compétence des juridictions d'un pays face à des faits commis en haute mer, donc en territoire international. Ce type de jugement était attendu, craint, et pourrait faire tâche d'huile.
Un risque d'effet tâche d'huile
Il est, en effet, à craindre que d'autres jugements du même type, puissent se produire en première ou en seconde instance dans les procès actuellement engagés tant en Europe, aux USA (7) que dans plusieurs pays de l'Océan indien. Les pays européens ne sont pas à l'abri d'une telle décision. Et, hormis quelques rares exceptions (Pays-Bas qui appliquent un droit ancien, France, Espagne et Belgique qui viennent ou sont en cours de remettre à jour leur droit pénal pour le mettre en conformité avec la réalité et la convention de Montego Bay), la plupart des 27 ont préféré sous-traiter le problème du traitement judiciaire des pirates aux pays de la région soit pour des raisons politiques internes (Allemagne, Finlande), soit pour des raisons juridiques (ils n'ont pas de droit adapté).
A l'Europe de montrer l'exemple !
Jusqu'à quelques semaines encore, la Commission européenne, comme les ministres de la Justice de l'UE, répugnai(en)t à se saisir de ce sujet pour proposer une harmonisation, au moins a minima, des législations des 27 sur la question de la piraterie (8). Ce qui constitue à mon sens une erreur à la fois juridique et politique. D'une part, cela ressort d'une obligation internationale qui est de la compétence de l'UE (harmonisation des incriminations pénales liées à une politique communautaire des transports). D'autre part, cela a valeur de contre-exemple. Comment demander aux Etats de la région d'inscrire dans leur droit une compétence universelle et de l'appliquer, si on est en soi-même, rendu dans l'incapacité de l'appliquer.
En savoir plus
(1) Lire: 9 pirates appréhendés par une frégate allemande(2) (D'après ce que j'ai compris) La Haute Cour est une des principales juridictions du système judiciaire kenyan. Mais elle n'est pas unique. On compte ainsi une quinzaine de Haute Cour réparties sur tout le territoire kenyan. Mais elle a une compétence multiple : pénale, civile, commerciale et constitutionnelle. Elle est ainsi compétente en matière d'interprétation de la Constitution comme en matière d'affaires d'amirauté pour la haute mer, ou la zone économique exclusive ainsi que la piraterie. Elle intervient ainsi en appel sur des décisions de juges de première instance.
(3) Certains des pirates seraient originaires du Soudan.
(4) Lire notamment
- 7 pirates arrêtés par la marine espagnole condamnés à cinq de prison au Kenya
- 7 pirates arrêtés par Eunavfor condamnés au Kenya
- Le procès des pirates du SPS Spessart continue
- Le procès des 7 pirates arrêtés par le Spessart continue
(5) Un premier jugement en mai 2009 avait dit un peu le contraire, si mes souvenirs sont bons. Lire: Piraterie : un jugement qui pourrait faire jurisprudence au Kenya
(6) Lire : L'opération anti-piraterie en Somalie, défi "juridique" ?
(7) Deux procès ont commencé récemment à Hambourg (Allemagne) et à Norfolk (Etats-Unis), l'un pour l'attaque sur le MV Taipan le 5 avril 2010, l'autre pour l'attaque sur le navire militaire USS Nicholas, le 1er avril 2010.
(8) Lire : Le chaînon manquant contre la piraterie se situe ... en Europe